dimanche 30 décembre 2007

La santé comme stock d'informations


"La santé, ce sont les provisions du voyage, la maladie, la route."

" La santé n'est plus l'être, et par conséquent quelque chose de très lointain de la maladie, son contraire. Le lien qui unit la réalité et la représentation est rompu. La santé est un stock d'informations soumis aux fluctuations de l'échange, c'est-à-dire de la rareté et de l'abondance. Râzî installe la maladie dans la santé, de même qu'autrefois, scandalisant Protagoras, Démocrite a placé le vide dans la pensée. Les provisions d'attente existent en nombre infini, pour répondre aux infinités de la vie organique en transformation. Dans la santé, on tient compte de l'épuisement progressif des potentialités de vie, mais aussi des vertus plastiques et réparatrices de la Nature. Si la maladie est la route, la route en l'occurence est le désert, un chemin rude dans la solitude où la souffrance est double : faim et soif, solide et liquide manquant dans les dunes de la mort. La maladie est essentiellement distance. Distance entre l'organe et sa fonction, distance entre la douleur et sa disparition, distance entre le malade et son propre corps. Bref, elle est un exil : le malade est loin de ses organes, il est distancié par eux s'il arrive que la dépense excède la restitution du stock."

El-Arbi Moubachir, Préliminaires au Le guide du médecin nomade, Abû Bakr Muhammad ibn Zakarya al-Râzî.

samedi 22 décembre 2007

Daemon


L'invention la plus réussie d'A la croisée des mondes, tome 2 : La Tour des anges, ce sont les daemons. Parce qu'on en a presque tous eu un, enfants, ou souhaité en avoir un, ne serait-ce qu'en prêtant vie et propos à sa peluche préférée. Les passages les plus poignants de la trilogie qui, par ailleurs, ne déborde pas de bons sentiments, sont ceux qui mettent en scène les séparations terribles, même temporaires des humains et de leurs daemons. Le morceau le plus magnifique du livre est une mort de héros, ou faut-il dire de deux héros, Lee Scoresby et son daemon, Hester le brave aux yeux dorés ?

"Il s'ensuivit un long silence. Lee fouilla dans sa poche et trouva d'autres balles. Tandis qu'il rechargeait son fusil, il éprouva une sensation si rare, si forte, que son coeur faillit s'arrêter de battre ; il sentit Hester appuyer son visage contre le sien ! Il était humide de larmes.

- Lee, c'est ma faute.

- Pourquoi ?

- Le Skraeling. Je t'ai dit de voler sa bague. Sans elle, on ne serait pas dans cette situation.

- Tu crois que j'ai l'habitude d'écouter tes conseils ? J'ai pris cette bague parce que la sorcière...

Il n'eut pas le loisir d'achever sa phrase, car une autre balle venait de l'atteindre. Celle-ci s'enfonça dans sa cuisse gauche, et avant même qu'il puisse grimacer de douleur, une troisième balle frôla de nouveau sa tête, comme un fer chauffé à blanc que l'on aurait appuyé sur son crâne.

- Il n'y en a plus pour longtemps, Hester, murmura-t-il, en s'efforçant néanmoins de tenir bon.

- La sorcière, Lee ! Tu as parlé de la sorcière ! Tu te souviens ?

Pauvre Hester, il s'était couché sur le sol, il n'était plus accroupi aux aguets, toujours prêt à bondir, comme durant toute sa vie d'adulte. Ses magnifiques yeux noisette et or se ternissaient.

- Tu es toujours beau... Oh, Hester, tu as raison, la sorcière ! Elle m'a donné...

- Bien sûr ! La fleur...

- Dans ma poche de poitrine. Prends-la Hester, je ne peux plus bouger.

Ce fut un âpre combat, mais le daemon parvint à sortir la petite fleur violette avec ses dents et à la déposer près de la main droite de Lee. Au prix d'un effort surhumain, il la serra à l'intérieur de son poing, et dit :

- Serafina Pekkala ! Aide-moi, je t'en supplie...

Il perçut un mouvement en contrebas, alors il lâcha la fleur, épaula son fusil et tira. Le mouvement cessa.

Hester défaillait.

- Hester, ne pars pas avant moi, murmurait Lee.

- Allons, Lee, je ne pourrais supporter d'être séparé de toi pendant une seule seconde.

- Tu crois que la sorcière va venir ?

- Evidemment. On auraît dû l'appeler plus tôt.

- Il y a tellement de choses qu'on aurait dû faire.

- Oui, peut-être...

Il y eut une nouvelle détonation et, cette fois, la balle pénétra profondément en lui, à la recherche de son centre vital. "Elle ne le trouvera pas en moi, songea-t-il. Mon coeur, c'est Hester."

Deux balles plus tard :

"- Nous les avons repoussés, dit son daemon. Nous avons tenu bon. Nous avons aidé Lyra.

Hester le daemon-lièvre blottit son petit être fier et meurtri contre le visage de Lee, le plus près possible et, ensemble, ils moururent."

Je me souviens, qu'une fois ou deux, non, plutôt deux, alors que je me préparais au danger, quelque chose m'avait intriguée. Par delà la peur de la mort, et surtout bien pis que la mort, peur normale et qui allait passer au moment d'agir, il y avait un autre sentiment. Mentalement, j'avais tout accepté et, au fond, je m'en fichais un peu, comme toujours. Mais une part en moi, quelque chose en moi, presque quelqu'un, m'interpellait, me suppliait, me demandait ce que je lui avais fait pour l'amener dans une situation pareille. C'était curieux. Dans ces moments-là, le corps, tétanisé, raide, freine des quatre fers et dit non, alors que la tête dit oui. Je croyais que c'était mon corps qui suppliait, sauf que j'avais l'impression de faire du mal à un être plus petit que moi, plus émouvant et plus fragile, et de faire face à ses reproches, non pas vindicatifs, mais doux et tristes, comme un enfant résigné à me suivre. C'est une sensation qui m'a toujours intriguée. Maintenant que j'ai lu ça, je peux me dire que parfois, j'ai fichu la trouille à mon daemon, et pourtant j'ai avancé, en marmonnant, pas trop fière : "Je sais, mais je ne peux pas faire autrement, je dois y aller."

vendredi 21 décembre 2007

Secret des origines, origines du Secret

"Le distique produit ensuite (G.R. 547) semble parler de tout autre chose : "Qu'en fut-il dans la prééternité, ô homme ignorant, pour qu'en ce bas monde celui-ci fut Muhammad et celui-là Abû Jahl ?" Le lien est pourtant décelable, si l'on remonte au thème de la connaissance spirituelle de l'Imâm, indiqué dans les paragraphes précédents. De cette connaissance il a été dit que l'âme entre en sa possession par droit d'héritage sans effort de l'intellect rationnel ni intermédiaire d'un maître humain. Chez chaque être, chaque "héritier" plutôt, elle est fonction d'une capacité innée dont il est impossible de justifier rationnellement la présence chez les uns, l'absence chez les autres. Elle rentre donc dans le secret de la prédestination : l'acte de cette connaissance est antérieur à l'homme qui fut créé pour elle. Le secret qui confère à tel ou tel être humain la capacité d'une perception théophanique de l'Imâm, est donc le secret même de sa prédestination, de son heccéité éternelle. Il le faut d'autant plus que la connaissance de l'Imâm, de l'Âme de l'âme, est la connaissance qui libère et ressuscite ; c'est le secret de Salmân, de l'"adopté de l'Imâm" (la suprématie de l'Imâm symbolisée dans la séquence des lettres 'ayn, sîn, mîm), ce secret dont il est dit que si Abû Dharr le connaissait, il lancerait l'anathème (takfîr) contre Salmân ou même voudrait le tuer."

"Il n'y a pas deux théophanies identiques. La théophanie est en fonction de l'heccéité éternelle, c'est-à-dire de l'aptitude ontologique fixée par une limite intransgressable. C'est pourquoi la théophanie varie en fonction des réceptacles. Toute individualité qui a une capacité plus grande de manifester les perfections de l'acte d'être de l'Être divin, est plus proche du Principe. Et inversement. Il en va comme de l'apparition de la lumière du soleil traversant les vitraux qui diffèrent en couleur et en pureté, en forme et en épaisseur."

Trilogie ismaélienne, trad. et commentaire Henry Corbin : "Le Mont Sinaï et l'olivier", V, § 17-28, 1, La connaissance spirituelle de l'Imâm.

mercredi 19 décembre 2007

Qu'il y a pour l'homme un retour à une rétribution éternelle

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Ou le Saint Matthieu arabo-persan... Les mystiques musulmans s'abreuvèrent beaucoup aux sources évangéliques, via les traductions des Syriens. Les néoplatoniciens aimèrent particulièrement l'évangile de Jean, Ibn Arabî voyait le Christ comme le Sceau de la walayat (sainteté) en pendant à Muhammad Sceau de la nobowat (prophétie), les Isaméliens, comme les chiites, développèrent une christologie très poussée. Mais les textes cités diffèrent parfois curieusement des écrits canoniques chrétiens. Mauvaise traduction ? Les chrétiens qui manipulaient couramment le syriaque et l'arabe n'auraient pas fait de telles erreurs.

"174. Or, le créateur de ce monde est bien au-dessus et parfaitement éloigné du propos de s'attirer des avantages et de repousser des dommages, sinon de la façon et au sens qui sont mentionnés dans l'Evangile, lequel déclare : "Le Seigneur rassemblera les justes et les pervers dans un même endroit. Alors il dira aux justes : comme vous avez bien agi et comme vous vous êtes bien comportés à mon égard ! J'étais affamé et vous m'avez nourri ; j'étais altéré et vous m'avez abreuvé ; j'étais nu et vous m'avez vêtu ; j'étais prisonnier et vous m'avez délivré. Alors ils répondront en disant : Seigneur ! quand donc as-tu été affamé, altéré, nu, prisonnier, que nous t'ayons nourri, abreuvé, vêtu, délivré ?"

Jusqu'ici, rien d'inattendu. Mais voici la réponse :

"Alors Dieu leur dira : vous dites vrai, mais tout ce que vous avez fait pour vous-mêmes [pour vos propres âmes], c'est pour moi que vous l'avez fait. Ensuite il dira aux pervers : comme vous avez mal agi envers moi ! J'étais affamé, vous ne m'avez pas nourri, etc. Ils diront : Seigneur ! quand donc étais-tu comme cela ? Il leur dira : vous dites vrai, mais tout ce que vous avez omis de faire pour vous-mêmes [pour vos propres âmes], c'est comme si vous aviez omis de le faire pour moi-même."

Sejestanî explique ensuite : "Il semble bien que cet entretien soit un entretien de l'Âme du monde", le Second créé donc, "avec les âmes individuelles en ce monde." Ainsi, après le fameux "Qui se connaît, connaît son Seigneur", on a "Qui se nourrit (nourrit son âme), nourrit son Seigneur (l'Âme du monde)." Faut-il y voir une trace de variantes gnostiques qui circulaient couramment ? En tout cas, cette version arabe de Saint Matthieu traduite en persan donne, dans cet Evangile une autre gueule à la version officielle du "vêtir ceux qui sont nus, nourrir ceux qui ont faim". Dommage que le Sermon sur la montagne ne soit pas cité, j'aurais été curieuse de lire ce que ça pouvait donner...


Trilogie ismaélienne

lundi 17 décembre 2007

Qu'aucun nombre ne peut recenser les Anges


Décidément, les Ismaéliens aimaient beaucoup les pluies d'anges. Quelques trois cents ans avant Nasir od-Dîn Tusî, Sejestanî glose déjà sur les gouttes de pluie angéliques, pour démontrer qu'il est inutile de se fatiguer à compter les anges dans le ciel, même en cas d'insomnies, non parce qu'ils sont innombrables, mais indénombrables, car "en ce qui concerne les réalités spirituelles, on peut mettre l'une à la place de plusieurs, ou inversement en mettre plusieurs à la place d'une seule, sans qu'il soit question qu'elles augmentent ou diminuent du fait de nombres qui y pénétreraient.

117. On trouve énoncé en certain de nos Akhbâr que "Dieu envoie un Ange avec chaque goutte de pluie qu'il fait descendre quand il le veut." Si le sage médite sur ce propos et en atteint la signification cachée, il comprendra que chez les êtres spirituels il arrive qu'un seul devienne multiple [sans subir d'accroissement numérique]. C'est qu'en effet, dans l'acte de faire descendre la pluie il y a, du côté du spirituel, un acte unique et un propos unique, lequel est la germination des végétaux, et cette chose se multiplie dans chaque goutte d'eau, si bien qu'il devient possible d'imaginer les merveilles qui, dans les règnes naturels, sont engendrées d'une seul goutte de pluie, et ces merveilles se multiplient au point qu'il soit possible d'imaginer que l'univers entier soit rempli de cette seule goutte. Si un homme passait toute sa vie à imaginer ce qui peut venir à naître d'une seule goutte d'eau, il n'aurait même pas le temps d'arriver au bout. Alors quel Ange plus noble que ce qui est amené à descendre avec chaque goutte de pluie ?"

Plus loin, nous apprenons que les Anges sont aussi les gardiens des nombres, c'est-à-dire qu'ils les empêchent de s'emmêler les uns dans les autres et par là même, préservent le Cosmos.

119. En outre, on dit souvent que pour chaque chose Dieu a un Ange à qui il a confié cette chose. C'est donc qu'il faut aussi se représenter un nombre comme une chose déficiente qui est confiée à la garde d'un Ange, car il n'y a rien dans le monde qui, davantage que les nombres, ait besoin d'être confié à un Ange.* Cela, afin que l'Ange maintienne chaque nombre séparément et distinctement, de sorte qu'il ne se mélange pas avec un autre nombre et ne transgresse pas la limite qui lui a été fixée pour qu'il soit un nombre juste ; sinon, "prospérité et postérité" périraient, car l'univers physique doit l'équilibre de sa structure aux nombres et aux choses nombrées, ainsi que Dieu lui-même le dit : "Il est celui qui a fait du soleil une splendeur et de la lune une lumière, afin que vous connaissiez le nombre des années et le comput."

* Glose: "S'il n'y avait pour chaque nombre un Ange qui le garde, le monde n'irait plus droit et tout périrait."

Abû Ya'qub Sejestanî, Trilogie ismaélienne, trad. Henry Corbin in Trilogie ismaélienne. 19° source.

vendredi 14 décembre 2007

On s'en fout

La Corse est en colère.

Que demander "pourquoi Dieu a créé le monde ?" est une question absurde et impossible

Intéressant développement, qui met en avant la nécessité de répondre au comment avant le pourquoi. Façon, bien sûr, d'éluder les questions embarrassantes... Mais l'on retombe aussi sur l'éternel problème soit l'impossibilité d'être l'enquêteur et l'objet de l'enquête, l'observé et l'observateur, la vérité et l'énigme à la fois. Bien sûr, concernant le dernier cas, un exemple s'impose tout de suite, et c'était aussi une fois où la vérité était si aveuglante, qu'elle lui creva les yeux.



"74. Il doit être entendu qu'interroger sur le pourquoi d'une chose, alors qu'on en ignore même le mode d'être, est absurde et impossible. En revanche, lorsque l'on a compris le mode d'être d'une chose et que l'on en recherche le pourquoi, la démarche qu'accomplit l'intelligence est parfaitement correcte et légitime. Des exemples : si quelqu'un s'enquiert de la manière dont les végétaux viennent à l'être à partir des Natures [les quatre Eléments] avec l'aide des mouvements des corps célestes, il est légitime qu'il recherche le pourquoi du processus et il lui est possible d'arriver à le comprendre. Ou bien encore, si quelqu'un s'enquiert de la manière dont les animaux viennent à l'être à partir des Eléments et avec l'apport des végétaux, il lui appartient légitimement de rechercher le pourquoi du processus. En revanche, tous les philosophes sont d'accord sur ce point, que personne ne connaît la manière dont l'univers vient à être à partir du Créateur. Certains d'entre eux, il est vrai, désignent en termes généraux le processus par lequel le Créateur fait exister l'univers comme consistant en sa mise à l'impératif.
Cependant, ils ne connaissent pas pour autant la modalité de cet impératif. Lors donc que leurs doctrines s'accordent sur ce point, qu'il est impossible de connaître la manière dont l'univers est venu à l'existence, à plus forte raison s'interroger sur le pourquoi de son existence est encore plus absurde et échappe encore davantage à tout raisonnement possible. Peut-être bien que son pourquoi rentre dans la modalité de son être [fait partie du processus même] ; mais alors il faut désespérer d'en connaître le pourquoi, puisque la modalité de son être nous reste elle-même cachée. Comprends.
75. De plus, la faculté qui dans l'homme enquête sur la création du monde, est elle-même une parcelle de ce monde. Mais alors, comment serait-il possible d'arriver à connaître le pourquoi de la création d'une chose, tandis que la faculté enquêtante est elle-même une partie de la chose dont l'homme prétend arriver à connaître le pourquoi ? Pour qu'il lui soit possible d'arriver à connaître le pourquoi de la création du monde par la faculté enquêtante qui est en lui, il faudrait que cette forme [cette faculté] se mette en dehors, sorte, de la chose que l'homme cerne en sa compréhension. Mais aucune partie ne peut se mettre en dehors, sortir, du Tout auquel elle appartient. Comprends."


Abû Ya'qub Sejestanî, Trilogie ismaélienne, trad. Henry Corbin in Trilogie ismaélienne. 15° source.

jeudi 13 décembre 2007

Du monde de l'Intelligence et du monde de l'Âme avec leur modalité respective

Ou 2 siècles avant que soit trouvéle nom de Nâ-Kodjâ-Âbâd, le Pays du Non-Où, belles pages lumineuses de Sejestanî pour expliquer la non-localisation de la sphère des sphères, ainsi que du Premier et du Second Créés (l'Intelligence et l'Âme universelle). ça et leur théologie négative, je vais finir par croire que la théologie des Ismaéliens est la plus belle...

"32. Comme nous constatons que l'univers physique à toutes les réalités physiques qu'il comporte présentent tout la même homogénéité avec cet univers physique, il faut alors que l'univers de l'Intelligence et l'Âme soient, eux aussi, respectivement homogènes à l'une et à l'autre, et que l'une et l'autre, je veux dire l'Intelligence et l'Âme, soient homogènes à leur univers respectif. En outre, nous constatons que l'on ne peut dire ni d'aucune intelligence individuelle ni d'âme individuelle, qu'elle est à l'intérieur du monde physique, au sens où on le dit d'une chose qui y est localisée. On ne peut dire non plus qu'elle en est à l'extérieur, au sens où on le dirait d'une substance qui entourerait l'univers physique comme une masse en englobe une autre. De même, ni de l'Intelligence totale, ni de l'Âme totale, on ne peut dire qu'elles soient intérieures au monde, ni qu'elles lui soient extérieures, ni au sens où une chose localisée est entourée par un lieu, ni au sens où un lieu entoure une chose matérielle. Non, toutes deux, l'Intelligence et l'Âme sont intérieures au monde dans le même sens qu'elles lui sont extérieures, et toutes deux lui sont extérieures dans le même sens qu'elles lui sont intérieures. C'est ce que nous allons t'expliquer en partant du plus proche que tu puisses connaître.

33. Car pour le comprendre, il faut observer ce qui se passe dans l'âme. Tu observes qu'elle est, pour ainsi dire, intérieure à l'objet de sa connaissance tant qu'elle se le représente, et qu'ensuite elle lui devient extérieure, lorsqu'elle a cessé de se le représenter. De la même manière tu considéreras que l'Intelligence et l'Âme universelle sont, pour ainsi dire, intérieures [immanentes] à l'univers physique, en ce sens qu'elles en produsient la forme et la figure, et tu considéreras cet univers physique comme étant devenu extérieur à l'Intelligence et à l'Âme, en ce sens qu'elles ont achevé d'en produire la complétude. Or, il est impossible de concevoir à l'extérieur de la sphère des sphères quelque chose qui représente une distance, parce que toutes les distances sont comprises à l'intérieur de la sphère. Lors donc que tu te représentes à l'extérieur de la sphère quelque distance matérielle entre les Âmes ou entre les Intelligences, ta représentation est une représentation fausse, vicieuse, sans valeur. En revanche, il arrive souvent que soient effacée la distance spirituelle entre l'âme individuelle, purifiée et l'Âme universelle. Alors l'âme ne trouve plus aucune longueur à son itinéraire, à cause de la joie et de l'allégresse, de la force et de la douceur qu'elle éprouve en elle-même de manière continue. Cela se produit qu'elle oublie l'univers matériel et s'engage sur la voie qui la conduit à son monde à elle, l'univers spirituel."

Abû Ya'qub Sejestanî, Le Livre des sources, trad. Henry Corbin in Trilogie ismaélienne. 4° source.

mercredi 12 décembre 2007

Le Dieu caché et l'imâm d'Alamût


"Pour les Qarmates, héritiers en cela de Abû'l-Khattâb, l'imâm attendu était, à la fois, la présence divine en la personne d'un descendant de Muhammad, l'homme de l'achèvement des temps, celui qui rétablirait le règne adamique et paradisiaque de Dieu sur sa terre. Le maître direct de Sejestanî, Abû Abdallâh al-Nasafî (m. 331/942 ou 332/943) n'avait-il pas professé que Adam, le premier prohète, était venu porter une religion spirituelle et non une loi positive ? L'antinoméisme des Qarmates transparaît dans cette théorie de la prophétie, où l'origine comme la fin de l'histoire sont placées sous le signe de l'effacement de la Loi."


Après la destruction d'Alamût :

"Le shî'isme radical des Qarmates et des Nizarîs ne pouvait se satisfaire de l'absence, même provisoire, de l'imâm. Mais, aussi bien, sa manifestation extérieur était-elle devenue impossible, ou pire, se révélait, en son essence, impossible. La thèse de henry Corbin est que l'intériorisation de l'imâm au coeur du fidèle "nous reconduit en même temps au problème des origines du soufisme et de sa théosophie."

"Indiscutablement, son effort théorique a pour visée l'Un suressentiel, la "nature" de sa "transcendance" et les modes de la manifestation de son unité. Dans l'ordre théologique, ce "super-être", comme le nomme Henry Corbin, cet Un qui se délivre de toute participation à l'être, à l'essence ou à l'existence, s'homologue au Dieu caché. Henry Corbin montre comment la révélation du Dieu caché des Ismaéliens prend la forme de la Première Intelligence dans la théologie fatimide et, lors de la réforme d'Alamût, se réfléchit dans l'imamat éternel.

Quelle différence entre ces deux types de manifestation ? Dans la théologie fatimide, la Première Intelligence est, à son tour, référée à la dignité prophétique. Le prophète correspond à l'Intelligence. L'imâm s'homologue à l'Âme universelle, qui procède de l'Intelligence. Ainsi, existe-t-il une procession humaine qui correspond à l'ordre des manifestations de l'unité divine, Intelligence, Âme.
La réforme d'Alamût consiste pour l'essentiel en ce que, désormais l'imâm exprime directement l'impératif divin, au-dessus de l'Intelligence et de l'Âme, en compénétration avec ces deux régimes de l'existant. L'imâm de la Résurrection prend dès lors le pas sur le prophète. La révélation visible de l'essence divine, dans la personne du Résurrecteur, excède le sens obvie, clair, apparent de la parole divine, tout comme son sens caché, ésotérique, lequel fut transmis, cycle après cycle, par la filiation de l'imamat."

Trilogie ismaélienne, trad. Henry Corbin, présentation Christian jambet.

lundi 3 décembre 2007

Chroniques italiennes


Ou pourquoi les femmes italiennes avaient meilleur goût que les Françaises concernant leurs mâles... Tout ça, c'est grâce aux brigands et aux tyrans.

"Le mélodrame nous a montré si souvent les brigands italiens du XVI° siècle, et tant de gens en ont parlé sans les connaître, que nous en avons maintenant les idées les plus fausses. On peut dire en général que ces brigands furent l'opposition contre les gouvernements atroces qui, en Italie, succédèrent aux républiques du Moyen-Âge. Le nouveau tyran fut d'ordinaire le citoyen le plus riche de la défunte république, et, pour séduire le bas peuple, il ornait la ville d'églises magnifiques et de beaux tableaux. Tels furent les Polentini de Ravennes, les Manfredi de Faenza, les Riario d'Imola, les Cane de Vérone, les Bentivoglio de Bologne, les Visconti de Milan, et enfin, les moins belliqueux et parmi les plus hypocrites de tous, les Médicis de Florence. Parmi les historiens de ces petits Etats, aucun n'a osé raconter les empoisonnements et les assassinats sans nombre ordonnés par la peur qui tourmentaient ces petits tyrans ; ces graves historiens étaient à leur solde. Considérez que chacun de ces tyrans connaissaient personnellement chacun des républicains dont il savait être exécré (le grand-duc de Toscane, Côme, par exemple, connaissait Strozzi), que plusieurs de ces tyrans périrent par l'assassinat, et vous comprendrez les haines profondes, les méfiances éternelles qui donnèrent tant d'esprit et de courage aux Italiens du XVI° siècle, et tant de génie à leurs artistes. Vous verrez ces passions profondes empêcher la naissance de ce préjugé ridicule qu'on appelait l'honneur, du temps de Mme de Sévigné, et qui consiste surtout à sacrifier sa vie pour servir le maître dont on est né le sujet et pour plaire aux dames. Au XVI° siècle, l'activité d'un homme et son mérite réel ne pouvaient se montrer en France et conquérir l'admiration que par la bravoure sur le champs de bataille et dans les duels ; et, comme les femmes aiment la bravoure et surtout l'audace, elles devinrent les juges suprêmes du mérite d'un homme. Alors naquit l'esprit de galanterie, qui prépara l'anéantissement successif de toutes les passions et même de l'amour, au profit de ce tyran cruel auquel nous obéissons tous : la vanité. Les rois protégèrent la vanité et avec grande raison : de là l'empire des rubans.

En Italie, un homme se distinguait par tous les genres de mérite, par les grands coups d'épée comme par les découvertes dans les anciens manuscrits : voyez Pétrarque, l'idole de son temps ; et une femme du XVI° siècle aimait un homme savant en grec autant et plus qu'elle n'eût aimé un homme célèbre par la bravoure militaire. Alors on vit des passions, et non pas l'habitude de la galanterie. Voilà la grande différence entre l'Italie et la France, voilà pourquoi l'Italie a vu naître les Raphaël, les Giorgione, les Corrège, tandis que la France produisait tous ces braves capitaines du XVI° siècle, si inconnus aujourd'hui et dont chacun avait tué un si grand nombre d'ennemis."

"L'abbesse de Castro", Chroniques italiennes, Stendhal.

mercredi 28 novembre 2007

Partita BWV 1004



La Partita II en ré mineur, jouée par Antoine Tamestit a, si on la compare à l'interprétation de Patrick Bismuth, quelque chose de plus intime, de plus doux, que l'archet découpant et net, sabre enflammé du second. Les morceaux résonnent plus souvent comme un dialogue tendre, plus qu'un monologue solaire, une conversation tantôt plaintive (l'Allemande) tantôt allègre (Corrente), mais toujours émue. Les notes, les phrasés, sont, du coup, plus pesés, réfléchis, pensés et détachés. Méditation songeuse, pensive, libérée de toute virtuosité, même dans la gigue, qui ne fait rien de trop, avec aussi, un son joué moins fort, plus en confidence. Après cela, la Chaconne, là où Bismuth jouait dans un élan époustouflant, presque violent, touche au murmure, mais sans rien d'indécis, sans faiblesse. La douceur d'un pinceau chinois.

lundi 19 novembre 2007

The Draughtman's contract


Il y a vraiment fort longtemps, du temps où j'avais la télévision en fait, j'avais vu Drowning by numbers. C'était le premier Greenaway que je voyais et j'étais immédiatement rentrée dedans, comme quelque chose de fait pour moi (comme disent souvent les gens en vous parlant d'un livre ou d'un fim, "ça c'est tout à fait pour toi" et c'est rarement le cas bien sûr, parce que ça ne marche jamais par analogie les affinités) ; bref il y avait dans Drowning by numbers beaucoup de ce que j'aime : l'Angleterre, le jeu des nombres et d'un système ludique anti-hasard, et ce côté gourme détachée carollienne.


Et puis je n'avais plus jamais vu de films de Greenaway. D'abord parce que je n'ai plus eu de poste, ensuite que j'ai une flemme terrible d'aller au cinéma, et puis parce que je savais que je le retrouverai. Un jour, quand les dés du hasard et des pas croisés en décideraient. Hier, j'ai vu enfin The Draughtman's contract qui est tellement proche de Drowning by numbers, avec le 17ème siècle qui est aussi, en Europe, un de mes siècles préférés. Et puis comme j'achève les Lettres de Mme de Sévigné qui parle en détail, dès 1689, des mésaventures de Jacques II et de l'avènement de Guillaume III, et comme je suis aussi fan de L'Embarras de richesses, qui est un des plus beaux livres (et des plus complets aussi) sur les Pays-Bas que j'ai lus, ce clash anglo-hollandais, cette haine de l'Anglais pour la Hollande, m'était familière. J'aime cette outrance de perruques, cette poudre de céruse cadavérique sur les visages masculins, les flambeaux qui rappellent à quel point on vivait encore dans le clair-obscur et ce n'était pas une figure de style.

Et puis il y a aussi Michael Nyman qui réussit à faire du Purcell aussi outré et criard que Greenaway a exagéré les perruques. En fait, la musique résume tout le film : il y a la cruauté, l'ironie, l'allégresse, le rythme, la rigueur, la scie musicale d'une crécelle qui tourne aussi implacablement que les ressorts du complot. Et bon, je me dis maintenant qu'il faut que je renoue avec Greeneway.

vendredi 9 novembre 2007

Où est Dieu ? - Dans ton c.. !



Ou quand Mawlana se fâche, ce qui donne, en gros : "Tu ne sais même pas que ta femme est une pute et tu prétends percer les secrets de l'univers ?" Ils sont d'un délicieux, par moment, ces cheikhs...
"Quelqu'un dit : "cet astronome déclare : "Vous prétendez qu'en dehors de ce firmament et de ce globe terrestre que nous voyons, il y a quelque chose. Pour moi, en dehors du visible il n'y a rien ; sinon, montrez-moi où se trouve."


Le Maître répondit : "Cette question est stupide depuis le début ; car tu dis : "Qu'on me montre où cela se trouve. " Or, pour cette chose, il n'y a pas de lieu. Viens, dis-moi d'où provient ton objection et dans quel lieu elle se trouve. Elle n'est pas dans la langue, ni dans la bouche, ni dans la poitrine : fouille partout, réduis ces organes en parcelles ou en atomes, et tu verras que cette objection et cette pensée, tu ne les saisis nullement dans ces organes. Donc, nous savons que ta pensée n'est pas dans un lieu. Lorsque tu ne connais pas le lieu de ta propre pensée, comment connaîtrais-tu le lieu du Créateur de la pensée ?


Des milliers de pensées et d'états d'esprit passent en toi sans que tu interviennes ; ils ne sont ni dans ta possibilité ni dans en toi, et tu n'es conscient ni de leur origine, ni de leur destinée, ni de leur projet. Alors que tu n'es pas capable de connaître tes propres états, de quelle façon peux-tu t'attendre à connaître le Créateur Lui-même ?


Cet homme ignoble dit que dans le ciel Dieu n'est pas. O chien ! Comment sais-tu qu'il n'y est pas ? En vérité, as-tu traversé les étendues du ciel, empan par empan, et tout parcouru, pour rapporter que là Il n'est pas ? Tu as dans ta propre maison une prostituée et tu ne las connais pas comme telle. Comment veux-tu connaître le ciel ?"


Djalâl-ud-Dîn Rûmî, Le Livre du dedans : fihi-mâ-fihi, trad. Vitray-Meyerovitch.

mercredi 7 novembre 2007

Où que tu sois


"Où que tu sois, et dans quelque situation que tu te trouves, essaie toujours d'être un amoureux et un amoureux passionné. Une fois que tu posséderas l'amour, tu seras toujours un amoureux, dans le tombeau, lors de la résurrection, dans le Paradis, à jamais."

"Majnûn désirait écrire une lettre à Laylâ. Il prit une plume et écrivit ses vers :



Ton nom est sur mes lèvres,
ton image est dans mes yeux,
ton souvenir est dans mon coeur :
à qui donc écrirais-je ?



Ton image réside en mes yeux, ton nom n'est pas hors de mes lèvres, ton souvenir est dans les profondeurs de mon âme, à qui donc écrirais-je, puisque tu te promènes en tous ces lieux ? La plume s'est brisée et le papier s'est déchiré."
Djalâl-ud-Dîn Rûmî, Le Livre du dedans : fihi-mâ-fihi, trad. Vitray-Meyerovitch.

mardi 6 novembre 2007

Faqr




"Quand les vêtements du faqîr sont usés et déchirés, alors son coeur est ouvert."


"Il y a une tête qui sort d'un bonnet doré ; et une tête dont la beauté des boucles est dissimulée par un bonnet doré et une couronne incrustée de pierreries. Car les boucles des beautés attirent l'amour ; là est le trône des coeurs ; la couronne dorée est objet inanimé ; celui qui la porte est le bien-aimé du coeur."


Djalâl-u-Dîn Rûmî, Le Livre du dedans : fihi-mâ-fihi,

lundi 5 novembre 2007

"La comète me fait trop d'honneur"


"Nous avons ici une comète qui est bien étendue aussi ; c'est la plus belle queue qu'il est possible de voir. Tous les grands personnages sont alarmés, et croient fermement que le ciel, bien occupé de leur perte, en donne des avertissements par cette comète. On dit fadement au cardinal Mazarin qu'il y avait une grande comète qui paraissait ; il était alors désespéré des médecins, et ses courtisans crurent qu'il fallait honorer son agonie d'un prodige dont il eut l'esprit de se moquer, et répondit plaisamment : "La comète me fait trop d'honneur." En vérité, on devrait en dire autant que lui, et l'orgueil humain se fait trop d'honneur de croire qu'il y ait de grandes affaires dans les astres quand on doit mourir."
De Mme de Sévigné à Bussy-Rabutin, 8 janvier 1681.


Mot plaisant de Bussy sur la manie qu'ont les anciennes maîtresses du roi de mourir au couvent :

"Si ce temps dure, un chemin sûr aux belles filles pour se sauver, ce sera de passer par les mains du Roi. Je crois que, comme il dit aux malades qu'il touche : "Le Roi te touche, Dieu te guérisse", il dit aux demoiselles qu'il aime : "Le Roi te baise, Dieu te sauve".

De Bussy-Rabutin à Madame de Sévigné, 12 avril 1681.

vendredi 2 novembre 2007

Du savoir-vivre


"On raconte que Mohammad (sur lui le salut) était revenu de la guerre sainte avec ses compagnons. Il dit : "Qu'on batte du tambour, cette nuit nous allons coucher devant la porte de la ville. Demain nous y entrerons." On lui demanda : "Pourquoi cela ?" Il répondit : "Peut-être que vos femmes se trouvent avec des hommes étrangers, vous serez vexés de le voir, et il y aura un scandale." Un de ses compagnons ne l'écouta pas ; il entra, et trouva sa femme avec un étranger."


Djalâl-u-Dîn Rûmî, Le Livre du dedans : fihi-mâ-fihi.

mardi 30 octobre 2007

Un hasard qui ne doit pas être


"Quelqu'un vint. Le Maître demanda : "Où étais-tu ? Nous avions un ardent désir de te voir, pourquoi es-tu resté loin de nous ?" - Il répondit : "C'était le hasard." Le Maître dit : "Nous faisons aussi des prières pour que ce hasard change et s'annihile. Un hasard qui produit la séparation est un hasard qui ne doit pas être."

Djalâl-ud-Dîn Rûmî, Le Livre du dedans : fihi-mâ-fihi, trad. Vitray-Meyerovitch.

De la muflerie des éloges

Un des motifs puissants de la malâmatiyya est l'horreur des éloges mal venus, la louange des imbéciles, des niais, des aveugles, des paresseux, des ignorants. Le réflexe qui prime chez eux est l'indignation ou la suspicion : "Qui es-tu pour me louer, toi ???" (C'est-à-dire l'opposé de la doxa du jour qui veut que "personne n'a le droit de blâmer personne, et qui es-tu pour me faire la morale, gna gna gna..."). Or si un Malâmatî ne cherche que cela, le blâme, c'est peut-être pour éviter certaines louanges qui sonnent en insultes tellement elles viennent de très bas... un peu comme on se gare prudemment d'éclats de boue. La question est : pourquoi se sentaient-ils à ce point offensés? Et qu'est-ce qui les offensait ?
La superficialité. Et comme la superficialité est à la fois hâtive et paresseuse, elle a quelque chose de la muflerie, et donc elle relève de la grossièreté, de l'offense.

"Le Maître dit que Sayyid Borhân-ud Dîn Mohaqiq (que dieu sanctifie son secret !) parlait quand quelqu'un entra, disant : "J'ai entendu ton éloge dans la bouche d'un tel. " Il répondit : "Voyons, qui est cet un tel ? A-t-il vraiment le rang spirituel nécessaire pour me connaître et faire mon éloge ? S'il me connaît seulement par les discours, il ne me connaît pas ; car ces discours, cette bouche et ces lèvres ne durent pas : tous ces phénomènes ne sont qu'accidents. Mais s'il me connaît par mes actions, s'il connaît mon essence, je sais qu'il peut faire mon éloge, et que son éloge est le mien.""

Djalâl-ud-Dîn Rûmî, Le Livre du dedans : fihi-mâ-fihi, trad. Vitray-Meyerovitch.

Mawlana ne parle pas

Me suis ruinée hier en achetant le tome III de Sévigné. 60 euros pour le dernier, les salauds. Evidemment quand on a les deux premiers, que faire d'autre ? Paradoxalement, l'acquisition qui m'a fait le plus chaud au coeur est le Livre du dedans de Rûmî. Phrases fraîches et brûlantes, fougue légère et juvénile, souriante. Ces mots simples, comme ceux des grands yogî, parce qu'adressés aussi à des gens simples, et pourtant il est possible de rester des heures dessus. Bref, 60 euros, qu'importe au fond, il n'a jamais été écrit dans ma carte de ciel que je doive me ruiner en fringues ou en joyaux...




"Un oiseau s'est posé sur le sommet d'une montagne ; il s'est envolé.
Qu'est-ce que la montagne a perdu et qu'a-t-elle gagné de ce fait ?"

"Quelqu'un dit : "Mawlana ne parle pas." Je dis : "C'est mon imagination qui a attiré cette personne" ; mon imagination ne lui dit pas : "Comment vas-tu ?" ou "Comment te portes-tu ?". Elle l'a attiré sans parole. Si ainsi ma réalité l'attire et l'amène en un autre lieu, quoi d'étonnant ? La parole est l'ombre de la réalité et son accessoire. Si l'ombre attire, à plus forte raison la réalité." Le Livre du dedans : fihi-mâ-fihi, trad. Vitray-Meyerovitch.

jeudi 25 octobre 2007

Les bonnes manières des fityan


Al-Hâritî, soucieux quand il festoyait de ne pas inviter des pourceaux, s'en était remis à Abû-l-Fâtik, "juge de fityân", c''et-à-dire de brigands pour qu'il lui dresse la liste de tous les invités offensant les bonnes manières et la noble conduite qu'un bon truand, d'âme élevée et d'éducation soignée, ne se serait jamais permis d'enfreindre dans ses banquets de confrérie (car le brigand bien élevé a la parole fleurie, le geste noble et le poignard chatouilleux) :

Nashshâl : celui qui se sert directement dans la marmite, avant que le repas soit cuit, que la marmite soit retirée du feu et que tous les convives se soient rassemblés.
Nashshâf : celui qui prend le bord d'un pain, l'ouvre et le trempe dans la marmite pour l'imbiber de graisse, au détriment de ses compagnons.

Mirsâl : il y en a deux sortes ; 1° celui qui, en introduisant dans sa bouche une boulette de harîsa, de panade, de pâte de dattes ou de riz, l'envoie d'un seul coup au fond de sa gorge ; 2° celui qui, marchant dans un fourré de jeunes palmiers ou d'autres arbres, saisit le bout des palmes ou des branches pour se frayer un passage ; immanquablement, ces branches vont frapper le visage du compagnon qui suit, sans que le premier se soucie ni se doute le moins du monde du mal qu'il peut causer.

Lakkâm : celui qui n'attend pas d'avoir mâché et avalé une bouchée pour en mettre une autre dans sa bouche.
Massâs : celui qui suce l'intérieur des os longs après en avoir fait sortir la moelle, sans se soucier de ses compagnons.

Naffâd : celui qui, s'étant lavé les mains dans la cuvette, les retire mouillées et asperge ses amis.
Dallâk : celui qui, au lieu de se laver les mains avec de la saponaire, les essuie à la nappe.

Muqawwir : celui qui découpe les pains en rond, garde pour lui le centre et laisse les bords à ses compagnons. (celle-là je l'adore; surtout que ça marche très bien aussi avec un camembert).

Mugharbil : celui qui tourne la salière comme un tamis, pour prendre toutes les épices sans se soucier de priver ses compagnons et de les laisser sans épices pour ajouter au sel.

Muhalqim : celui qui parle la bouche pleine. Nous lui disons : "C'est laid ! Attends, pour parler de pouvoir le faire."

Musawwidj : celui qui prend de grosses boulettes, manque à chaque instant de s'étouffer et se voit obligé de boire pour les faire passer.
Mulaghghim : celui qui prend le bord du pain ou aplatit les dattes avec son pouce pour pouvoir puiser davantage de beurre frais ou fondu, de colostrum, de lait ou d'oeuf à la coque.

Mukhaddir : celui qui frotte sa main pleine de graisse avec de la saponaire dont il se sert ensuite, lorsqu'elle est verte ou noire de crasse, pour frotter ses lèvres.

En plus des portraits peu ragoûtants dressés par le juge des Truands, al-Khâritî en ajoute d'autres de son cru :

Le lattâ est connu : c'est celui qui lèche son doigt et le trempe ensuite dans le plat commun contenant de la sauce, du lait, du sawîq (soupe de farine), etc.

Le qattâ est celui qui mord dans une boulette, en coupe la moitié et trempe l'autre dans la sauce.

Le nahhâsh est, on le sait, celui qui déchire la viande comme une bête féroce.

Le maddâd est celui qui prend dans ses dents un nerf insuffisamment cuit et le tend entre la bouche et la main ; parfois, lorsqu'il le tire brusquement, le nerf se rompt et va asperger le vêtement du voisin. Le maddâd est encore celui qui, mangeant avec des convives des dattes fraîches ou sèches, de la harîsa ou du riz, termine sa part et tire à lui celle des autres.

Le daffâ est celui qui, s'il y a dans le plat un os tenant à la viande qui l'entoure, l'écarte avec son morceau de pain pour qu'il ne reste que la viande ; pendant toute cette opération, il feint d'imbiber son pain de sauce, sans viser aucunement la viande.

Le mukhawwil est celui qui, s'apercevant du nombre excessif de noyaux qu'il détient, s'arrange pour les mêler à ceux de son voisin.
Le livre des avares, Jâhiz, trad. Charles Pellat.

mercredi 24 octobre 2007

Des différentes sortes de mendiants

Djâhiz, dans son Livre des avares, racontant une anecdote sur Khâlid ibn Yazîd explique à la fin les différentes catégories de mendiants fripons et rusés auxquels Khâlid a fait allusion :

"M.kh.trânî : ce mot désigne l'homme qui se présente dans des vêtements d'ascète et vous fait croire que Bâbek lui a coupé la langue à la base parce qu'il était muezzin dans son pays. Il ouvre la bouche comme pour bâiller et onne lui voit absolument pas de langue, alors qu'en réalité la sienne est aussi grosse que celle d'un boeuf. Je m'y suis moi-même laissé prendre. Le m.kh.t.rânî doit avoir un comparse qui parle pour lui ou bien une planchette ou du papier pour écrire ce qu'il a à dire.


Kâghânî : celui qui fait semblant d'être possédé ou épileptique. Il écume au point qu'on le croit irrémédiablement possédé, tellement la crise simulée est aiguë, et qu'on s'étonne de le voir en vie avec une telle infirmité.


Bânwân : celui qui s'arrête devant la porte, tire le verrou et crie : "Bânwâ", ce qui signifie : "Seigneur".


Qarasî : celui qui entoure sa jambe ou son bras d'un bandeau qu'il serre fortement et garde pendant toute une nuit. Lorsque le membre est enflé et que le sang ne circule plus, il le frotte avec du savon et du sang-de-dragon, y fait couler quelques gouttes de beurre et l'entoure d'un bandeau qui en laisse une partie visible. En voyant cela, on ne peut douter que ce ne soit la gangrène ou quelque maladie infectieuse analogue.


Musha'ib : celui qui traite un enfant, à sa naissance, pour le rendre aveugle, lui dessécher ou lui atrophier un membre, afin que ses parents puissent l'utiliser pour mendier. Et parfois même, ce sont les parents eux-mêmes qui conduisent l'enfant au musha'ib ; il lui donnent, pour cette opération, une somme importante parce qu'alors l'enfant devient un capital productif. Ils l'exploitent eux-mêmes ou le louent pour un prix déterminé ; parfois, ils louent leurs enfants, moyennant une somme élevée, à des gens qui se rendent en Afrique du nord et le font mendier tout le long du chemin. S'ils sont dignes de confiance, on leur accorde crédit ; sinon, ils doivent fournir un garant qui réponde des enfants et du prix de la location.


F.l.w.r : celui qui fait subir un traitement à ses testicules pour donner à croire qu'il a une hernie. Parfois, il simule un cancer, un ulcère ou une tumeur aux mêmes organes ou encore à l'anus, en y introduisant un morceau de larynx avec du poumon. D'autres fois, c'est une femme qui simule ces affections au vagin.


Kâghân : le jeune éphèbe qui mendie quand il se prostitue ; il est doué de quelque beauté et capable de remplir les deux fonctions.


'Awwâ : celui qui mendie entre le coucher du soleil et la Prière du soir. Parfois, il chante, s'il a une voix agréable.


Istîl : celui qui se fait passer pour aveugle. Il peut quand il le veut, montrer qu'il a les yeux crevés ou plein d 'eau ou qu'il ne peut y voir parce que l'ophtalmie ou le rîkh as-sabal lui a fait perdre la vue.


Mazîdî : celui qui circule avec quelque menue pièce de monnaie et dit : "J'ai réuni cet argent pour acheter un vêtement (qatîfa) ; ajoutez votre obole, s'il vous plaît". Parfois, il s'encombre d'un enfant trouvé. D'autres fois encore, il demande un linceul.


Musta'rid : celui qui vous accoste. Il a une belle apparence et des vêtements décents. Il semble mourir de honte et craindre d'être aperçu par une de ses connaissances. Il vous aborde ensuite carrément et vous parle mystérieusement.


Muqaddis : celui qui s'occupe d'un mort et fait une collecte pour l'achat d'un linceul. Sur le chemin de la Mekke, il se tient près du cadavre d'un âne ou d'un chameau et prétend que l'animal lui appartient et qu'il ne peut pas continuer sa route. Il connaît les divers dialectes du Khurâsân, du Yémen et de l'Afrique du nord et s'est informé des villes, des routes et des habitants de ces pays. Il peut ainsi, quand il le désire, se faire passer pour originaire d'Ifrîqiya, de Farghana ou de l'un quelconque des districts du Yémen.


Mukaddî : mendiant importun."


Et Djâhiz conclut : "Nous n'avons expliqué ici que les mots cités par Khalawaih. Il y a infiniment plus d'espèces de mendiants, mais nous ne devons pas nous éloigner davantage de notre sujet."


Le livre des avares, Jâhiz, trad. Charles Pellat.

De la mort

"Le fils de Mme de Valençay, si malhonnête homme, est mort de maladie comme il les allait tous plaider. Sa mort réjouit tout le monde ; il me semble qu'on n'a point accoutumé de mourir quand tant de gens le souhaitent." (5 mars 1680).

Mort obsédante, prise légère, gravement, douloureusement, toujours là, familière, frappant jeunes autant que vieillards, faisant de chaque nourrisson un "ange en sursis" et de chaque accouchée l'équivalent d'un mousquetaire qui va au feu ; au rebours de nos contemporains, les gens du XVII° ne s'étonnent pas de l'âge à laquelle survient la mort, mais de la façon dont elle survient, de sa soudaineté, et plus encore si le défunt a échappé aux sacrements.

"Un M. du Rivaux de Beauveau, grande maison, jeune et joli, qui avait donné dans la vue d'une fille de Mme de Montglas qui est en religion, enfin devant, après plusieurs embarras, trop long à vous dire, l'épouser Jeudi gras, il eut la fièvre le mercredi. Il faut attendre que l'accès soit passé ; la petite vérole paraît. Ah, mon Dieu ! cela est fâcheux ! Cette petite vérole fit si bien qu'il mourut hier. Et voilà cette fille dans les furies d'un désespoir amoureux et romanesque, dont je vous parlerais fort longtemps, si je voulais.

Une petite Melle de Brienne, que nous avions voulu épouser, qui avait épousé un M. de Poigny - votre parent, Mesdemoiselles de Grignan - à force de courir, de veiller, de masquer, de danser, de suer, de boire à la glace, est tombé violemment malade le Mardi gras, et mourut hier. En vérité, vous ne vous en souciez guère, ni moi non plus, mais cela n'empêche pas que cela soit bien prompt !" (8 mars 1680).

Par ailleurs, ce qui surprendrait bien fort nos contemporains d'ici (pas des autres mondes où l'enfant vaut pareillement moins que l'adulte) la mort d'un père, d'un ami, même d'un vieillard, comme La Rochefoucauld, déclenche plus de chagrin que celle d'un enfant en bas-âge. C'est que l'on pleure les morts à l'aune de ce qu'ils nous étaient chers, sans souci de leur âge, sinon en sens inverse. Ainsi la mort d'un de ses petits-fils, né avorton, afflige Madame de Sévigné, surtout pour le chagrin qu'elle cause à sa fille, mais peu de temps, comme on s'afflige aujourd'hui d'un petit chat qui meurt. La maladie de l'aîné, le petit Marquis, l'alarme bien plus, car elle a eu le temps de s'y attacher. De même en perdant La Rochefoucauld, Marsillac, son fils, sait qui il perd, tout comme Madame de La Fayette. En passant, cette agonie est racontée admirablement, avec quelques phrases drôles et expéditives, notamment sur les sacrements "voilà qui est fait" ; et d'autres émouvants et sensibles, avec cette bataille des médecins entre eux, qui rappelle l'agonie de la grand-mère du narrateur, dans la Recherche.

"Je crains bien que nous perdions cette fois M. de La Rochefoucauld. Sa fièvre a continué ; il reçut hier Notre-Seigneur. Mais son état est une chose digne d'admiration. Il est fort bien disposé pour sa conscience ; voilà qui est fait. Du reste, c'est la maladie et la mort de son voisin dont il est question. Il entend plaider devant lui la cause des médecins, du frère Ange et de l'Anglais, d'une tête libre, sans daigner quasi dire son avis. Je reviens à ce vers :

Trop au dessous de lui pour y prêter l'esprit.

Il ne voyait point hier matin Mme de La Fayette parce qu'elle pleurait et qu'il recevait Notre-Seigneur ; il envoya savoir à midi de ses nouvelles. Croyez-moi, ma fille, ce n'est pas inutilement qu'il a fait des réflexions toute sa vie ; il s'est approché de telle sorte ces derniers moments qu'ils n'ont rien de nouveau ni d'étranger pour lui.

M. de Marsillac arriva avant-hier à minuit, si comblé de douleur amère que vous ne seriez pas autrement pour moi. Il fut longtemps à se faire un visage et une contenance ; enfin il entra, et trouva M. de La Rochefoucauld dans cette chaise, peu différent de ce qu'il est toujours. Comme c'est lui qui est son ami, de tous ses enfants, on fut persuadé que le dedans était troublé mais il n'en parut rien et il oublia de lui parler de sa maladie. Ce fils ressortit pour crever. Et après plusieurs agitations, plusieurs cabales, Gourville contre l'Anglais, Langlade pour l'Anglais, chacun suivi de plusieurs de la famille, M. de Marsillac décida pour l'Anglais. Et hier, à cinq heures du soir, M. de La Rochefoucauld prit son remède ; à huit encore. Comme on n'entre plus du tout dans cette maison, on a peine à savoir la vérité ; cependant on m'assure qu'après avoir été cette nuit, à un moment, près de mourir par le combat du remède et de l'humeur de la goutte, il a fait une si considérable évacuation que, quoique la fièvre ne soit pas encore diminuée, il y a sujet de tout espérer. Pour moi, je suis persuadée qu'il en réchappera. M. de Marsillac n'ose encore ouvrir son âme à l'espérance ; il ne peut ressembler dans sa tendresse et dans sa douleur qu'à vous, ma chère enfant, qui ne voulez pas que je meure."
(15 mars 1680).

"Quoique cette lettre ne parte que mercredi, je ne puis m'empêcher de la commencer aujourd'hui pour vous dire, ma bonne, que M. de La Rochefoucauld est mort cette nuit. J'ai la tête si pleine de ce malheur, et de l'extrême affliction de notre pauvre amie, qu'il faut que je vous en parle. Hier samedi, le remède de l'Anglais avait fait des merveilles. Toutes les espérances de vendredi, que je vous écrivais, étaient augmentées ; on chantait victoire. La poitrine était dégagée, la tête libre, la fièvre moindre, des évacuations salutaires ; dans cet état, hier à six heures, il se tourne à la mort tout d'un coup. Les redoublements de fièvre, l'oppression, les rêveries, en un mot la goutte l'étrange traîtreusement. Et quoiqu'il eût beaucoup de force et qu'il ne fût point abattu des saignées, il n'a fallu que quatre ou cinq heures pour l'meporter et, à minuit, il a rendu l'âme entre les mains de Monsieur de Condom. M. de Marsillac ne l'a pas quitté d'un moment ; il est mort entre ses bras, dans cette chaise que vous connaissez. Il lui a parlé de Dieu avec courage. Il est dans une affliction qui ne se peut représneter, mais, ma bonne, il retrouvera le Roi et sa cour ; toute sa famille se retrouvera en sa place. Mais où Mme de La Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle société, une considération pour elle et son fils ? Elle est infirme ; elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues. M. de La Rochefoucauld était sédentaire aussi. Cet état les rendait nécessaires l'un à l'autre. Rien ne pouvaitêtre comparé aux charmes et à la confiance de leur amitié. Ma bonne, songez-y, vous trouverez qu'il est impossible de faire une perte plus sensible et dont le temps puisse moins consoler. Je ne l'ai pas quittée tous ces jours. Elle n'allait point faire la presse parmi cette famille. Mme de Coulanges a très bien fait aussi, et nous continuerons encore quelque temps aux dépens de notre rate, qui est toute pleine de tristesse."
(17 mars 1680).

Sévigné.


lundi 22 octobre 2007

Le Patient anglais

Dans Le Patient anglais, qui est un bon mélo d'aventure, avec toutes les intrigues convenues dans ce genre - amour adultérin, ami d'enfance ayant vocation à devenir mari cocu, beau ténébreux arrogant finissant en amant dévasté, archéologies, découvertes, espionnages, traitrise, etc., mais tout cela bien balancé - il y a une autre intrigue amoureuse qui vient en contrepoint de tout, qui est un pur moment de grâce, tellement elle inverse toutes les conventions du genre, avec l'héroïne blanche s'éprenant de l'indigène qui normalement ne devrait être là qu'en faire-valoir. Et plus que cela, entre Kip et Hana, c'est tout le jeu masculin-féminin que l'on tourne autrement, par jeu : La longue chevelure impossible à démêler et à laver appartient au sikh et c'est sa future dulcinée, aux cheveux courts) qui le tire d'affaire avec un shampoing de fortune (que l'on se souvienne de la scène des Mines du roi Salomon avec Stewart Granger s'époumonant (trois fois) au-dessus du torrent : "Mais qu'avez-vous fait de vos cheveux ?" comme si le spectateur pouvait avoir un doute jusqu'à ce Deborrah Kerr s'époumone (trois fois) à répondre : "Je les ai coupéés !!!) ; c'est le sikh qui fait découvrir à Hana les peintures de l'église florentine dans un ballet enchanté ; c'est Kip qui attend tous les soirs la venue de Hana, voulant être trouvé plus que chercher ; et pour finir, l'inversion est parachevé quand c'est Kip qui cette fois-ci perd l'officier qu'il aimait et non plus Hana qui semble lui avoir transmis sa "malédiction". Par ailleurs, autre inversion du genre, c'est, cette fois-ci le blanc qui meurt, alors que Kip avait tout du native partner qui meurt avant la fin du film...

samedi 20 octobre 2007

Embarras de carrosses

29 novembre 1679, à la comtesse de Grignan :

"J'ai été à cette noce de Melle de Louvois. Que vous dirais-je ? Magnificence, illustration, toute la France, habits rabattus et rebrochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués ; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce que l'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle, les pieds entortillés dans les queues. Du milieu de tout cela, il sortit quelques questions de votre santé, où, ne m'étant pas assez pressée de répondre, ceux qui les faisaient sont demeurés dans l'ignorance et dans l'indifférence de ce qui en est : ô vanité des vanités ! Cette belle petite de Monchy a la petite vérole ; on pourrait encore dire : ô vanité !"

Lettres de
Mme de Sévigné.

"étonnez-vous de me trouver tel que je suis !"

Il y avait longtemps que je n'avais relu Lautréamont. J'en suis au deuxième chant et je me force à relire patiemment, jusqu'au bout, mais que tout ça m'ennuie ! Les Chants de Maldoror, en dépit de la virtuosité de la plume, ont quelque chose des extravagances d'un adolescent boutonneux, qui guette du coin de l'oeil si ses outrances ont fait quelque effet sur la digestion du bourgeois. Il n'y a même pas le rire de Sade, cette bonne santé truculente, joyeuse, dans le crime et son plaisir. A la place, on a ce romantisme noir, cabotin : "je suis grand, méchant et malheureux et je hais le bonheur", soit : "étonnez-vous de me trouver tel que je suis !", qui cache mal une complaisance pleurnicharde sur soi, du genre personne ne m'aime, personne ne me comprend : "Je cherchais une âme qui me ressemblât et je ne pouvais pas la trouver." ; "Il fallait quelqu'un qui eût mon caractère, il fallait quelqu'un qui approuvât mes idées"... Qui approuvât mes idées, tout est dit... Et pourquoi pas fonder un parti, pendant qu'il y est ? Rimbaud, que je mets pourtant bien en-deça de Baudelaire, a eu cent fois plus de maturité.

vendredi 19 octobre 2007

De l'honnête et du galant homme


Corbinelli, le 27 février 1679, à Bussy-Rabutin :

"Je me suis mis dans la tête d'avoir des idées fixes et claires d'un grand nombre de choses dont on parle sans les entendre. Je ne puis plus souffrir qu'on dise qu'un tel est honnête homme, et que l'un conçoive sous ce terme une chose, et l'autre une autre. Je veux qu'on ait une idée particulière de ce qu'on nomme le galant homme, l'homme de bien, l'homme d'honneur, l'honnête homme, qu'on sache ce que c'est que le goût, le bon sens, le jugement, le discernement, l'esprit, la raison, la délicatesse, l'honnêteté, la politesse, la civilité. Or de la façon que vous vous y prenez, Monsieur, vous êtes mon homme, et Mme de Coligny celle qu'il me faut."


Réponse de Bussy-Rabutin, le 6 mars 1679 :

"Honnête homme est un homme poli et qui sait vivre. Homme de bien regarde la religion. Galant homme est une qualité partculière qui regarde la franchise et la générosité. Homme d'honneur est un homme de parole et cela regarde la probité. Brave homme, dont vous ne me parlez pas, ne regarde que le courage. Le goût dans sa signification naturelle est, comme tout le monde sait, un des cinq sens de nature ; dans le figuré, il veut dire l'estime des bonnes choses. Le discernement, c'est le bien juger du mérite des gens et des ouvrages. La délicatesse se définit assez par elle-même. Cependant, si l'on veut faire une paraphrase pour la mieux faire entendre, c'est une finesse dans l'esprit ; Mme de Coligny y ajoute une justesse. Voilà, Monsieur, à mon avis, le bon usage."

Lettres de Mme de Sévigné.

jeudi 18 octobre 2007

"nous sommes gens heureux et demi-dieux"


Dans les Lettres de Sévigné, pour le moment, mon favori est Bussy-Rabutin, drôle, fin, humain, si perspicace...

Vient ensuite Retz qui n'apparaît pourtant que mentionné, de temps à autre, dans la Correspondance, volontiers mouché par le comte, d'ailleurs, alors que la marquise le dit "le plus généreux et le plus noble de tous les hommes"... Comme je n'ai pas lu ses Mémoires, je suppose que cette affection vient de ce qu'il est aussi un de mes préférés dans Louis, enfant-roi de Planchon.

mardi 16 octobre 2007

De la tendresse noyée dans l'orgueil

La finesse moraliste du XVII°, ces gens qui passent leur temps à décortiquer les mouvements de l'âme et les passions, avec une minutie, un soin qui est un souci de subtilité, de trouver la note juste, au lieu des tourments maladifs de la dévotion outrancière. Il est vrai que hormis la guerre et la piété, ils n'avaient que ça à foutre.

15 octobre 1577

"... mais auparavant je vais vous attendre en Carnavalet, où il me semble que je m'en vais vous rendre mille petits services pas plus gros que rien. Me voilà trop heureuse, car il me semble que vous me mandiez l'autre jour que c'était dans les petites choses que l'on témoignait son amitié ; me voilà fort bien. Il est vrai, ma bonne : on ne saurait trop les estimer ; dans les grandes occasions, l'amour-propre y a trop de part. L'intérêt de la tendresse est noyé dans celui de l'orgueil. Voilà une pensée que je ne veux pas vous ôter présentement ; j'y trouve mon compte."


20 octobre 1577

"J'admire comme je vous écris avec vivacité, et comme je hais d'écrire à tout le reste du monde. Je trouve, en écrivant ceci, que rien n'est moins tendre que ce que je dis : comment ? j'aime à vous écrire ! c'est donc signe que j'aime votre absence, ma fille ; voilà qui est épouvantable. Ajustez tout cela, et faites si bien que vous soyez persuadée que je vous aime de tout mon coeur."

Sinon, toujours du 15 octobre, cet éclat très drôle du roi, où les carmélites en prennent pour leur cornette :

"La jeune Mademoiselle a la fièvre quarte. Elle en est très fâchée ; cela trouble les plaisirs de cet hiver. Elle fut l'autre jour aux Carmélites de la rue du Bouloi. Elle leur demanda un remède pour la fièvre quarte ; elle n'avait ni gouvernante, ni sous-gouvernante ; ils lui donnèrent un breuvage ; elle vomit beaucoup. Cela fit grand bruit. La princesse ne voulut point dire qui lui avait donné ce remède. Enfin on le sut. Le Roi se tourne gravement vers Monsieur : "Ah, ce sont les carmélites ! Je savais bien qu'elles étaient des friponnes, des intrigueuses, des ravaudeuses, des brodeuses, des bouquetières, mais je ne croyais pas qu'elles fussent des empoisonneuses." La terre trembla à ce discours. Tous les dévots durent en campagne. La Reine s'en émut peu."


Madame de Sévigné, Correspondance.

vendredi 12 octobre 2007

La forme du monde


Jolie trouvaille de Dieu, qui en plus d'en être la cause est aussi "la forme dernière du monde" :

"Si nous disons de lui qu'il est la forme dernière de tout l'univers, il ne faut pas croire que ce soit là une allusion à cette forme dernière dont Aristote dit, dans la Métaphysique, qu'elle ne naît ni ne périt ; car la forme dont il s'agit là est physique, et non pas une intelligence séparée. En effet, quand nous disons de Dieu qu'il est la forme dernière du monde, ce n'est pas comme la forme ayant matière est une forme pour cette matière, de sorte que Dieu soit une forme pour un corps. Ce n'est aps ainsi qu'il faut l'entendre, mais de la manière que voici : de même que la forme est ce qui constitue le véritable être de tout ce qui a forme, de sorte que, la forme périssant, l'être périt également, de même Dieu se trouve dans un rapport absolument semblable avec tous les principes de l'être les plus éloignés ; car c'est par l'existence du Créateur que tout existe, et c'est lui qui en perpétue la durée par quelque chose qu'on nomme "l'épanchement", comme nous l'exposerons dans l'un des chapitres de ce traité. Si donc la non-existence du Créateur était admissible, l'univers entier n'existerait plus, car ce qui constituent ses causes éloignées disparaîtrait, ainsi que les derniers effets et ce qui est intermédiaire ; et, par conséquent, Dieu est à l'univers ce qu'est la forme à la chose qui a forme et qui par là est ce qu'elle est, la forme constituant son véritable être. Tel est donc le rapport de Dieu au monde, et c'est à ce point de vue qu'on a dit de lui qu'il est la forme dernière et la forme des formes ; ce qui veut dire qu'il est celui sur lequel s'appuie en dernier lieu l'existence et le maintien de toutes les formes dans le monde, et que c'est par lui qu'elles subsistent, de même que les choses douées de formes subsistent par leur forme. Et c'est à cause de cela qu'il a été appelé, dans notre langue, 'hay âolamîm, ce qui signifie qu'il est la "vie du monde", ainsi qu'on l'exposera (plus loin)."


Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, suivi du : Traité des huit chapitres, I, 69, "La cause première", trad. Salomon Munk.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.