lundi 30 avril 2007

L'enfer selon Nasir od-Dîn Tusî

En général, les Ismaéliens ne rigolent pas avec le jugement dernier. Grosse insistance sur le peuple du mensonge, du "semblant" (cad tous ceux qui ne sont pas servants de l'Imam et du Réel) : "Quiconque ne passe pas du monde du semblant au monde de la distinction, et n'aspire pas à quitter les indications de la révélation littérale pour les significations de l'exégèse ésotérique et n'y parvient pas, est un habitant de l'enfer. Quiconque passe du monde du semblant au monde de la distinction et aspire à quitter les indications de la révélation littérale pour les significations de l'exégèse ésotérique et y parvient, est un habitant du paradis. Aussi la liberté à l'état pur, soit que tout ce qu'il faut advienne, est le paradis véritable, tandis que l'opression à l'état pur, soit que tout ce qu'il ne faut pas advienne, est l'enfer véritable."

Une fois que les catégories ont été définies, ceux qui iront en enfer et ceux qui n'iront pas, il nous fait une description assez saisissante de cet enfer, après avoir écarté avec mépris l'image du paradis et de l'enfer dans "ses représentations ordinaires" comme étant des fables, en tout cas des symboles charitablement conçus pour être comprises du vulgaire et des esprits simples : "Allez au rythme des plus faibles d'entre vous".

Non, l'enfer est, comme le mal, la négativité, le manque, l'absence.

"La jouissance de l'âme provient de la perception des intelligibles, lorsqu'elle s'attache à penser le Réel, à parler juste et à agir bien. La jouissance du corps provient de la perception des réalités sensibles, lorsqu'il s'attache à toucher, à goûter, à sentir, à entendre et à voir. Lorsque l'âme se sépare du corps, si l'âme a désiré, de toutes les façons, acquérir les avantages qu'offrent les intelligibles et si l'obscurité des sens n'a pas voilé la lumière de sa liberté, elle demeurera éternellement en une jouissance sans douleur, une joie sans chagrin, une vie immortelle. Elle aura tout ce qu'il lui faut. Mais si elle a désiré ardemment obtenir la jouissance des réalités sensibles de toutes les façons, comme si ses sens étaient les instruments de ses plaisirs sensibles et qu'ils l'ont abandonnée, rien n'empêche qu'elle ne demeure dans la ténèbre de l'iamgination corrompue et de l'imaginaire mensonger. Elle aura tout ce qu'il ne lui faut pas.




Elle ressemble à cet homme à demi tué, les deux yeux arrachés, le nez, la langue, les mains et les pieds coupés, les membres tranchés ; ni vivant ni tout à fait mort, il gît. L'imagination des jouissances qu'il ne pourra plus obtenir par l'entremise des organes corporels le submerge et prend possession de lui. Un désespoir éternel l'envahit, parce que plus jamais il ne possédera cette vie corporelle et ces choses sensibles qu'il imagine. Il ne lui reste qu'un immense chagrin et un regret sans borne qui lui viennent de son état."

Le mal est un accident



S'opposant aux dualistes (Guèbres) de toute sorte, Mazdéens, Zoroastriens, Manichéens, Nasir od-Dîn pose le mal comme accident, ce qui rappelle un autre aphorisme : "Le Bien est ta coutume, ô mon Dieu ! le Mal est ton décret." Mais s'il démarre par des métaphores "écume", "particules de boue" pour illustrer le côté transitoire, inconsistant qu'il accorde au mal, la fin de sa démonstration, évoque fortement le cycle solaire diurne ou annuel, par la régularité infaillible du déclin de la ténèbre sur la lumière, et ainsi laisse en suspens une question qui brûle les lèvres. Quand le Mal a entièrement "fondu" devant la Lumière, que se passe-t-il ? Les Guèbres, eux, disent que tout recommence, comme le cycle solaire passe invariablement par une course, de l'apogée jusqu'à la déréliction, puis la renaissance solsticiale. Pour le moment, Nasir od-Dîn ne nous dit rien de la fin des fins. Attendons de voir où il nous mène...


"Voici encore : le bien effuse du Donateur du bien par essence et le mal a lieu par accident. Par exemple, le bien est comme un grain de blé qu'on sème dans la terre et qu'on arrose. Tandis que le mal est comme l'écume qui, dans le flux de l'eau, consiste en particules de terre. On sait que cette écume apparaît dans le flux de l'eau et non à la source ou dans la substance même de l'eau. Tout se passe parfois comme si la présence dominante de l'écume était si forte que l'on ne voie plus l'eau, qu'on imagine qu'il n'y a plus d'eau du tout et que tout n'est qu'écume. Eh bien, parfois le mal domine et triomphe, il est si puissant que le bien en vient à ne plus être perçu et l'on imagine qu'il n'existe pas de bien du tout et que tout est mal. On est tout près de penser que la lumière du bien s'éteint et que la corruption s'est répandue sur le monde.


Voici l'une des preuves de ces assertions : au commencement, le bien est faible mais il est fort à la fin, tandis que le mal est fort au commencement, faible à la fin. C'est pourquoi, lorsque le bien commence à exister, lui qui est faible alors, le mal se manifeste à lui dans toute la force qu'il possède au commencement. Comme le bien est plus faible, le mal se montre plus puissant, jusqu'à ce qu'au terme il s'avère que la puissance du bien qui est venue graduellement à l'existence atteigne sa fin, et que le mal ne soit plus rien et ne devienne plus rien."


Nasir od-Dîn Tusî, La convocation d'Alamût: Somme de philosophie ismaélienne = Rawdat al-taslim (Le jardin de la vraie foi), chap. XIV, IV, Du bien et du mal, trad. Christian Jambet.

"avec chaque goutte de pluie vient un ange"


Nasir od-Dîn Tusî a parfois quelque chose d'un peu agaçant dans son partisanisme obstiné qui le fait tordre toute théorie des âmes et de l'Être dans le sens de l'ismaélisme, sans que sa démonstration ou sa réfutation des autres systèmes soient impeccablement convaincantes. Mais il a de jolies formules parfois, ainsi sur l'angélologie :


"Or la Nature universelle est l'une d'entre les puissances de l'Âme universelle, dont l'ensemble des êtres spirituels en ce monde sont les particularisations. On appelle aussi ces êtres spirituels les anges et l'on dit qu'aucune d'entre les réalités sensibles ne peut exister sans qu'un ange ne l'accompagne. Il conserve et organise l'existence, au point que l'on dise qu'avec chaque goutte de pluie vient un ange. Cela veut dire que la goutte de pluie tombe du nuage dans le même temps où elle prend une forme dans la mesure qui lui convient, de sorte qu'une fois sortie du nuage, ses composantes ne se dispersent pas dans l'air et qu'elle atteigne son but. Ces êtres spirituels qui conservent sa quiddité s'appellent des anges.


Tout comme une pierre qui est jetée en l'air, lorsque la force de ce qui l'a projetée en l'air s'est évanouie, revient naturellement à son lieu propre, cette force qui la ramène à son lieu naturelle s'appelle un ange."


Nasir od-Dîn Tusî, La convocation d'Alamût: Somme de philosophie ismaélienne = Rawdat al-taslim (Le jardin de la vraie foi), chapitre VII, La Nature universelle et le corps universel, trad. Christian Jambet.


Désormais ne plus ronchonner sous la pluie mais me dire que chaque averse est une pluie d'anges.

vendredi 27 avril 2007

L'Ordre graduel d'Alamut



"Savoir effusant depuis le Hojjat, enseignement qui va des maîtres aux élèves, tissant entre eux la réciprocité du don et de l'obédience, omnicommunication de la gnose : plus il y a de savoir, plus grande est l'obédience, plus stricte est la discipline. L'Ordre graduel est un couvent de lumière, une clôture dont les murailles ont la transparence de la vérité, où le règlement intérieur interdit d'interdire, forclôt la loi, systématise l'usage de la liberté en vertu d'une éthique sévère du dépassement de soi-même."


La mystique chez les pigeons



Lorenz s'oppose à l'idée que le comportement animal est purement réactif, et montre que le système nerveux central, s'il en est privé, peut produire lui-même ses stimuli, d'où l'apparition de "comportement spontané" chez les espèces.


"Craig s'est livré à une série d'expériences avec des couples de colombes rieuses. Il sépara le mâle de la femelle pendant des périodes de plus en plus longues et vérifia expérimentalement quels étaient, après chaque période de privation, les objets qui suffisaient à déclencher la danse d'amour du mâle. Quelques jours après la disparition de la femelle de sa propre espèce, le mâle était prêt à courtiser une colombe blanche qu'il avait ignorée auparavant. Quelques jours de plus et il s'inclina et roucoula devant un pigeon empaillé, puis, devant un morceau de tissu enroulé et finalement, après plusieurs semaines de solitude, il prit comme objet de son jeu d'amour le coin vide de sa cage où la convergence des lignes droites offrait au moins un point de fixation optique. Physiologiquement parlant, ces observations montrent que lorsqu'un comportement instinctif - en l'occurence la danse d'amour - est arrêté pendant un temps prolongé, le seuil des stimuli qui le déclenche, s'abaisse. C'est un fait si général et qui se produit avec une telle régularité que la sagesse populaire s'en est emparée depuis longtemps et l'exprime dans le proverbe : "Faute de grives on mange des merles." Goethe fait dire à Méphisto : "Avec ce filtre dans les veines, tu verras bientôt Hélène dans chaque femme;" or, si tu es un pigeon mâle, tu peux voir Hélène même dans un torchon ou dans le coin vide de ta prison."


Konrad Lorenz, L'agression : une histoire naturelle du mal, chap. IV, La spontanéité de l'agression.


Or c'est peut-être là le fondement de toute extase mystique provoquée par l'ascèse. Privé d'amour, l'ascète finit par se livrer à sa danse érotique dans le coin vide de sa cellule. On enlève la femme, on enlève la pin-up du calendrier, on enlève le torchon et voilà qu'apparaît Dieu. Naturellement tout cela ne poserait aucun problème à un gnostique, par exemple néoplatonicien, ou un soufi qui n'y verrait que cheminement vers le vrai monde, en se dépouillant d'illusions ici-bas, étape par étape, maqam par maqam. Il leur faudrait seulement admettre qu'un animal est plus doué qu'un humain pour l'extase.

mardi 24 avril 2007

L'Agression



J'ai toujours aimé Konrad Lorenz, et les pépites d'humour ou de sagesse subtiles qu'il sait distiller au cours de ses observations.


"... les coraux ayant l'habitude de se développer tout comme les cultures sur les cadavres de leurs ancêtres."


"J'avais toujours eu un certain flair pour les problèmes biologiques intéressants."


"Et voilà que s'offrit à nous la merveilleuse occasion de pouvoir compter quelque chose. Dès que l'homme des sciences "exactes" trouve quelque chose à compter, il en éprouve une grande joie, parfois difficilement compréhensible aux non-initiés."


"L'homme normal civilisé ne fait en général connaissance avec l'agression que lorsque deux de ses concitoyens en viennet aux mains, ou que des aniamux domestiques se battent ; il n'e voit donc que les effets néfastes, et ils lui paraissent d'autant plus néfastes qu'il peut constater l'escalade effrayante qui va de deux coqs se disputant sur un tas de fumier, à deux chiens rivaux, de deux garçons bagarreurs à deux adolescents qui se cassent des pots de bière sur la tête, puis aux rixes de bistrot teintées déjà de politique, pour aboutir finalement à la guerre et aux bombes atomiques."


"Il va sans dire que cela présuppose une autre fonction de l'agression intraspécifique : la défense des petits. Si quelqu'un avait là-dessus un doute quelconque, il lui suffirait de se rappeler que dans beaucoup d'espèces où un seul sexe s'occupe de la progéniture, c'est seulement ce sexe-là qui se montre vraiment agressif envers les congénères, ou qui en tout cas l'est beaucoup plus que chez l'autre. Chez les épinoches, c'est le mâle ; chez certains cichlides nains, c'est la femelle. De même, chez les gallinacés et les canards, où seules les femelles soignent les oeufs et les petits, les femelles sont beaucoup plus intraitables que les mâles, exception faite des combats entre rivaux. A ce qu'on dit, c'est à peu près pareil chez les humains."


On s'en fout

Diam's n'aime pas Sarkozy.

vendredi 20 avril 2007

Tchô sham




"Ma fidélité en amour pour Toi est connu des beaux êtres, comme la chandelle. Je passe mes nuits rue des risque-tout et des libertins, comme la chandelle.


Aux mains du chagrin pour Toi, le monde de ma patience a molli comme cire, si bien qu'à l'eau et au feu d'amour pour Toi je fonds, comme la chandelle.


Le fil de ma patience fut coupé aux ciseaux du chagrin pour Toi, pourtant au feu de mon affection pour Toi je ris, comme la chandelle.


La monture de mes larmes rougies n'avait pas galopé, comment mon secret aurait paru clair au monde, comme la chandelle.


Au milieu de l'eau et du feu, tout occupé de Toi est mon coeur pitoyable et ruisselant de larmes, comme la chandelle.


Sans Ta beauté, parure du monde, mes jours ressemblent à la nuit. Ma perfection d'amour pour Toi est ma pure déficience, comme la chandelle.


Une nuit honore-moi en T'unissant à moi, Libérateur ! Voir Ta face rendra mon palais lumineux, comme la chandelle.


Comme l'aube, il me reste un instant avant de Te voir. Montre Ta face, Bien-Aimé, et je répandrai ma vie, comme la chandelle.


En cette Nuit de Séparation, envoie-moi le billet permettant l'Union, sinon, de mon noir soupir je brûlerai tout un monde, comme la chandelle.


Chose étonnante, Hâfez a caché en sa tête son feu d'amour pour Toi. Comment éteindrais-je le feu du coeur à l'eau des yeux, comme la chandelle ?"


Le Divân : Oeuvre lyrique d'un spirituel en Perse au XIVe siècle, Hâfez, ghazal 289, trad. C.H. de Fouchécour.

mercredi 18 avril 2007

Sur le Destin


Où l'on apprend que l'âme des grands philosophes déjoue le vaudou... J'aime cette idée qu'une belle âme renvoie les sorts comme un boomerang magique dans la tronche de l'envieux.

"L'un de ceux qui voulait passer pour philosophe, Olympius d'Alexandrie, qui fut un temps l'élève d'Ammonius, eut à l'égard de Plotin une attitude méprisante parce qu'il briguait la première place ; il en vint même à l'attaquer, si vivement qu'il ambitionnait de précipiter sur lui, par des pratiques magiques, l'influence des astres (astrobolêsai). Mais, sentant que l'entreprise se retournait contre lui-même, il dit à ses familiers que si grande était la puissance de l'âme de Plotin qu'il pouvait détourner les attaques dirigées contre lui sur ceux qui entreprenaient de lui faire du mal. Plotin cependant ressentait l'agression d'Olympius, disant qu'à ce moment-là son corps était contracté "comme la bourse que l'on resserre", ses membres pressés les uns contre les autres. Mais Olympius, après avoir risqué plusieurs fois de subir lui-même quelque dommage plutôt que de le faire subir à Plotin renonça."

Vie de Plotin, Porphyre, 10, 1-13.

Dans son traité Sur le Destin, une précision drôle, qui sonne comme un trait d'humour, mais qui ne fait pas oublier que Plotin vivait dans un monde de dieux et de demi-dieux pas toujours enfantés de façon "naturelle" :

"La cause de l'enfant est le père, et tout ce qui peut contribuer de l'extérieur à sa génération par l'enchaînement des causes : une nourriture de telle ou telle qualité, par exemple, ou - cause un peu plus éloignée - une semence assez fluide pour l'engendrement de l'enfant, ou une femme à même d'enfanter.Et en règle générale cet engendrement relève de la nature."

Il poursuit sur le cas de ce que Lucien Jerphagnon appelle les "imbéciles" voués à la doxa, et que lui qualifie de "paresseux" ou "désinvolte" (rhaitumos), mais je crois que c'est paresseux qui convient le mieux : le mou du bulbe qui avale ce qui passe à portée sans se fatiguer à nager à contre-courant pour retrouver la source : "Pourtant, s'arrêter lorsqu'on est parvenu à ces causes, sans consentir à aller plus haut, c'est sans doute le fait d'un paresseux qui ne prêtent pas l'oreille aux propos de ceux qui remontent aux causes premières, qui se trouvent au-delà."

J'aime bien aussi son " et, par Zeus", "juron qui exprime l'exaspération rhétorique devant l'évidence non reconnue."

Plotin, Troisième ennéade, Sur le Destin.

mardi 17 avril 2007

Sur l'immortalité de l'âme


Porphyre parle de la douceur de Plotin, de sa bonté, par exemple quand il hérite du tutorat d'enfants de la noblesse romaine, confiés à lui par leurs parents avant de mourir : "Porphyre décrit Plotin en véritable intendant, vérifiant les comptes des enfants dont il était le tuteur, allant jusqu'à faire réciter leurs leçons à certains d'entre eux, intervenant lors d'incidents domestiques ou répondant encore à des demandes d'arbitrage. Le disciple évoque le souvenir d'un homme attentionné : Il était doux, à la disposition de tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, se sont trouvés en relation avec lui." (9. 18-20).

Il y a, à la fin du traité démonstratif de Plotin sur l'immortalité de l'âme, un ajout qui détonne, un mot de la fin à l'usage de ceux qui ne philosophent pas, qui est comme une conclusion bénigne, rassurante, et qui, je ne sais trop en quoi, éclaire la gentillesse simple de Plotin :

"15. Eh bien, nous avons dit ce qu'il fallait à ceux qui avaient besoin d'une démonstration. Mais à ceux qui auraient encore besoin d'une preuve fondée sur l'autorité de la sensation, il faut répondre qu'on la trouve dans cette masse d'informations relatives à des choses de ce genre et notamment celles-ci : les dieux qui ordonnent par des oracles d'apaiser la colère des âmes à qui on a porté tort et de rendre des honneurs aux défunts comme s'il s'agissait d'êtres doués de sensation : ce sont là des pratiques auxquelles se livrent tous les hommes à l'égard des trépassés. Et bien des âmes qui se trouvaient auparavant en des hommes n'ont pas cessé, même après avoir quitté les corps où elles se trouvaient, de faire du bien aux hommes ; oui, ces âmes nous rendent service, en proférant des oracles et par d'autres bienfaits. Et par leur exemple, elles montrent que les autres âmes ne sont pas détruites."


Plotin, Traités, 1-6, II, "Sur l'Immortalité de l'âme", 15, trad. Luc Brisson & Jean-François Pradeau.

lundi 16 avril 2007

Vin et Rose




"Soufi, cueille une rose et jette ton froc rapiécé aux épines ! Et cette ascèse amère, donne-la en échange du vin délectable !

Mets en musique sur la harpe débordements et cris insensés, abandonne chapelet et pèlerine pour le vin et le buveur !

La pesante ascèse dont ne veulent ni le Témoin de Beauté, disperse-la dans la brise du printemps au cercle réuni sur les parterres !

Emir des amants, le Breuvage rubis a coupé ma route ! Jette mon sang au puits du menton du Compagnon !
Seigneur, au temps de la rose, pardonne la faute de Ton serviteur, et ce qui arriva, attribue-le au Cyprès du bord de la rivière !

Toi qui parcourus le chemin jusqu'au point d'eau que tu désirais, à moi, pareil à la terre, accorde une goutte de cet océan !

En reconnaissance de ce que ton oeil ne regarda le visage des idoles, livre-nous au pardon et à la bonté du Seigneur Dieu !

Echanson, lorsque le roi boit le vin de l'aube, dis-lui de donner la coupe d'or à Hafez qui veilla toute la nuit !"


Ghazal 270, Khwadjeh Shams al-Din Muhammad Hafez-e Shirazî, Le Divân : Oeuvre lyrique d'un spirituel en Perse au XIVe siècle, trad. C.H de Fouchécour.

vendredi 13 avril 2007

Sukutûn, thumma samtun... ramsu


C'est le recueillement, puis le silence ; puis l'aphasie et la connaissance ; puis la découverte ; puis la mise à nu.

Et c'est l'argile, puis le feu ; puis la clarté et le froid ; puis l'ombre ; puis le soleil.

Et c'est la rocaille, puis la plaine ; puis le désert, et le fleuve ; puis la crue ; puis le dessèchement.

Et puis c'est l'ivresse, puis le dégrisement ; puis le désir et l'approche ; puis la jonction ; puis la joie.

Et c'est l'étreinte, puis la détente ; puis la disparition et la séparation ; puis l'union puis la calcination.

Et c'est la transe, puis le rappel ; puis l'attraction et la conformation ; puis l'apparition ; puis l'investiture.

Phrases, accessibles à ceux-là seuls pour qui tout ce bas-monde ne vaut pas plus qu'un sou.

Et voix de derrière la porte, mais l'on sait que les conversations des hommes, dès que l'on se rapproche, s'assourdissent en un murmure.

Et la dernière idée qui se présente au fidèle, en arrivant à la barrière, c'est "mon lot" et "mon moi".

Car les créatures sont serves de leurs inclinations, et la vérité, sur Dieu, quand on Le constate, c'est saint.


Abû-l-Mughîth al-Husayn ibn Mansûr ibn Mahammâ al-Baydawî al-Hallaj , trad. Massignon. Qasidâ IV, Sur les étapes dans la voie de l'ascèse.


Phrases lapidaires parfois, sur l'attestation divine que serait la Création, ironie coupante, que permet la langue arabe, concise, fine comme un trait bien ajusté, là où la langue persane serait plus allusive, voile poétique sur le sens :


"Qu'on ne déduise plus le Créateur de son oeuvre créée, vous tous, être contingents, vous n'attestez que les temps." (Qasîda VIII)

mercredi 11 avril 2007

Mo'asheran



"Ami buveurs, des cheveux du Compagnon défaites le noeud, c'est une belle nuit, prolongez-la de ces guiches !


Voici la Présence dans la solitude de l'intimité, les amis sont recueillis. Dites la formule contre le mauvais oeil et fermez la porte.


Le rebab et la harpe proclament à haute voix : "Ecoutez avec attention le message des familiers du mystère !"


Par la vie de l'Aimé, le chagrin ne vous déshonorera pas, si vous faites confiance aux faveurs de Qui résout toute difficulté !


Immense est la différence entre l'amant et l'Aimé : quand le Compagnon montre sa fière indifférence, dites votre besoin !


La première exhortation du Maître des relations tient en ces mots : "Gardez-vous de fréquenter l'indigne !"


Tout homme qui, en ce cercle, n'est pas un vivant d'amour, selon ma sentence, dites sur lui avant sa mort la prière des morts.


Et si Hafez réclame de vous quelque bienfait, renvoyez-le aux lèvres du Compagnon affable !"
Le Divân : Oeuvre lyrique d'un spirituel en Perse au XIVe siècle, Hafez, ghazal 239, trad. C. H. de Fouchécourt.

mardi 10 avril 2007

Hikâyat


Parmi les nombreux lieux communs (doxa maxima cretissima) sur l'islam, on lit souvent que la Révélation coranique, divine, inchangeable, empêche tout mouvement hors du dogme. C'est oublier que ce n'est pas l'islam qui a tordu le cou à sa gnose, et a instauré la première "clôture", des siècles avant la fermeture de l'ijtihad, comme le rappelle Corbin : "De ce point de vue, on ne croit pas qu'exagèrent ceux qui estiment que la répression du mouvmeent montaniste marqua pour le chritianisme, dès le II° siècle, un tournant décisif. Lorsque Montan (Montanus) et ses disciples invoquent une nouvelle révélation dispensée par les Anges, on les repousse comme hérétiques commettant un attentat contre la tradition apostolique. Depuis lors, tout renouvellement, toute récurrence de la libre expression de l'Esprit sous forme de message prophétique et de vision, ou comme herméneutique prophétique des textes antérieurement révélés, ne sont plus licites. A la libre inspiration prophétique se substituent l'institution et le magistère dogmatique de l'Eglise. Dira-t-on que c'est la première qui "continue" sous une autre forme ? Ne vaut-il pas mieux convenir franchement qu'en fait il était impossible à l'Eglise de s'accommoder d'une "prophétie en liberté", des révélations spontanées de l'Esprit. Mais dès lors il faudra que la tradition se fixe dans la lettre du dogme. Clôture de l'inspiration prophétique, élimination de la gnose, exclusion ou destruction de tous les écrits qualifiés comme apocryphes et éclos en milieu gnostique (certains n'ont été retrouvés que récemment), ce sont là autant de symptômes, manifestant avec une logique et une cohérence parfaites, les exigences de la conscience religieuse historique à l'encontre de la conscience gnostique."


Belle explication de la méta-histoire, ou hikâyat, ou zamân anfosî, opposé au temps mesurable, à la res historica, au temps qui coule : "Ici même, il y a en langue arabe un terme clef (usité aussi en persan) d'une ambiguité particulièrement féconde ; c'est le mot hikâyat, lequel signifie une "histoire", un "récit", et comme tel une "imitation", une "répétition", comme si l'art de l'historien s'apparentait à l'art du mime. C'est qu'en fait toute histoire qui se passe dans ce monde visible est l'imitation d'événements d'abord accomplis dans l'âme, "dans le Ciel", et c'est pourquoi le lieu de la hiérohistoire, c'est-à-dire des gestes de l'histoire sacrale, n'est pas perceptible par les sens, parce que leur signification réfère à un autre monde."


Tout ça pour expliquer le joli mot d'un shaykh shiite sur son indifférence à l'historicité d'une révélation :


"J'ai parlé de phénoménologie, mais j'ai dans la mémoire le propos d'un éminent shaykh shiite iranien qui lui, n'avait jamais entendu parler de phénoménologie, mais qui d'emblée frappait la note juste. C'était à propos des critiques mettant en doute l'authenticité d'une partie du corpus des prônes, entretiens et lettres du Ier Imâm, connus sous le nom de Nahj al-balâgha. Le shaykh s'exprima ainsi : "Oui, je sais les critiques que l'on fait au sujet de ce livre ; mais ce que je sais aussi, c'est que, quel que soit l'homme qui ait tenu la plume pour écrire le texte que nous lisons aujourd'hui, à ce moment-là, c'est l'Imâm qui parlait."


Henry Corbin, En Islam iranien, I, Le shiisme duodécimain, IV, Le phénomène du Livre saint.

samedi 7 avril 2007

Aurore




« Notre cause est difficile. Pour la soutenir, il faut des consciences où se lèvent les aurores, des cœurs embrasés de lumière, des âmes saines, de belles natures. »

Entretien du VI° Imâm, Djafar al-Sâdik avec Mu’zafal ibn ‘Umar al-Djufî’, II° siècle de l’Hégire, VIII° siècle du calendrier Julien.

vendredi 6 avril 2007

a-gnostique



Henry Corbin critique sévèrement "l'agnosticisme", auquel il redonne son sens étymologique, en la reliant en tous cas au tahtil arabe, qui est le refus de la gnose, plus que le "attends-toi à tout".

"En Occident, nous avons pris conscience que nos idéologies sociales et politiques ne représentent le plus souvent, en fait, que les aspects d'une théologie laïcisée. Elles résultent de la laïcisation ou la sécularisation de systèmes théologiques antérieurs. Cela veut dire que ces idéologies postulent une représentation du monde et de l'homme, d'où a été éliminé tout message d'au-delà de ce monde. Si loin que se projette l'espérance des hommes, elle ne franchit plus les limites de la mort. La laïcisation ou sécularisation de la conscience peut être constatée, par excellence, dans la réduction du messianisme théologique à un messianisme social pur et simple. L'eschatologie laïcisée ne dispose plus que d'une mythologie du "sens de l'histoire".

Il ne s'agit pas d'un phénomène soudain, mais d'un long processus. "Laïcisation" ne veut pas dire substitution du pouvoir séculier à un "pouvoir spirituel", car l'idée même d'un "pouvoir spirituel", matérialisé en institutions et s'exprimant en termes de pouvoir, c'est d'ores et déjà la laïcisation et la socialisation du spirituel. Le processus est en marche, dès lors que l'on s'attaque, comme on l'a fait pendant des siècles, à toutes les formes de gnose, sans que la Grande Eglise, en se retranchant de la Gnose, pressentît qu'elle préparait du même coup l'âge de l'agnosticisme et du positivisme.

A son magistère dogmatique ne fit que se substituer l'impératif social des normes collectives. Celui qui était "l'hérétique" est devenu le "déviationniste", quand on ne dit pas tout simplement un "inadapté". Car on en arrive à expliquer tout phénomène de religion individuelle, toute expérience mystique, comme une dissociation de l'individu et de son "milieu social". Le "réflexe agnostique" paralyse toute velléité d'accueil à l'égard des témoins d'un "autre monde". Il est poignant de constater la hantise qui agite aujourd'hui de si larges fractions du christianisme : la peur de passer pour ne pas être "dans ce monde", et partant de ne pas être pris au sérieux. Alors on s'essouffle à "être de son temps", à proclamer la "primauté du social", à se mettre d'accord avec les "exigences scientifiques" etc., et cette course dérisoire fait oublier l'essentiel. N. Berdiaev a énoncé le diagnostic exact : la grande tragédie est là, dans le fait que le christianisme a succombé à la tentation que le Christ avait repoussé."

Phrases finies et profondes, en citant Berdiaev, sur l'individualisme contemporain, miroir aux alouettes du conformisme :

"Et cette rupture une fois consommée, il ne peut plus advenir qu'un individualisme dérisoire, totalement désarmé en fait contre les conformismes collectifs, contre la socialité, tandis que l'individualité du mystique est elle-même, à elle seule, un univers, capable de faire équilibre au monde extérieur. Le paradoxe de l'expérience mystique est en effet que l'absorption mystique en soi-même est toujours en même temps une libération de soi-même, un élan hors des frontières, et cela parce que "toute mystique enseigne que la profondeur de l'homme est plus qu'humaine, qu'en elle se cache un lien mystérieux avec Dieu et avec le monde. C'est en soi-même qu'est l'issue hors de soi ; c'est du dedans et non du dehors que l'on brise les entraves par un travail tout intérieur" (Le Sens de la création, N. Berdiaev)."

En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, I, le shiisme duodécimain, chap. 1, Shiisme et Iran.

Sinon, encore de l'eau au moulin de la "connaissance intuitive", si je puis dire, quand il commente les entretiens du Ier Imam avec Komayl ibn Ziyad :

"Il s'agit d'une forme d'enseignement typique trop peu considérée en général chez nous, lorsque nous parlons de l'Islam, si bien que l'on a pu se méprendre au point de parler du shî'isme comme d'une "religion d'autorité", au sens que ce terme a en Occident, tant nous avons perdu le sens de ce en quoi consiste l'initiation spirituelle. L'Imâm, on le voit, n'impose aucune formule dogmatique. La science qu'il enseigne, nos auteurs la caractérisent comme une connaissance héritée par l'âme ('ilm irthî). C'est un héritage auquel l'âme a droit - et en possession duquel elle entre - dans la mesure de sa capacité. L'héritier, c'est celui qui est capable de comprendre ; il n'a pas à conquérir son héritage par les efforts d'une dialectique conceptuelle. C'est son degré de compréhension qui assure son droit à la "succession", et fait de lui quelqu'un à qui le "dépôt confié" peut être remis ; c'est cela même qu'a fait valoir Komayl en priant l'Imâm de lui répondre."

En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, I, le shiisme duodécimain, chap.3, Le combat spirituel du shî'isme.

En Islam iranien

mardi 3 avril 2007

Pride & Prejudice



Film bien plus inspiré que Raison et Sentiments car réglé et conçu comme un ballet. Beauté de l'aveu final devant le père (terrible Donald Sutherland), et cette merveille subtile que permet la langue anglaise et non la française : "Do you like it ?" "..." Oh my God ! You love him !"

Grâce et beauté des jeunes acteurs, le couple Lizzie Darcy prenant d'ailleurs toute la place, les deux blondins aux clairs regards n'étant là que pour faire-valoir. Matthew McFaden, tout à fait comme dans le roman, dans les yeux de Lizzie, au début peu attrayant, longue figure maussade, et puis progressivement, de plus en plus éclairé de l'intérieur, des yeux gris transparents, éclairés, avec une élégance très cavalière, une façon très aristocratique de rendre les armes. Face à lui, le visage rieur, toute en spontanéitée pensive, de Kera Knightley porte à lui seul toute l'intériorité du récit.

Moment de grâce dans cette danse d'amoureux naissants qui tels des poissons-combattants, simulent ce qui est parade et combat, regard chagrin, hostile et déjà pourtant éperdus. Grâce dans cette tension des corps et des inclinaisons de tête, des yeux qui se croisent, il faut imaginer, il faut avoir vécu dans une société où le toucher est quasi inexistant, et où le seul contact parfois rarement permis, est celui d'une main que l'on saisit, à l'occasion d'une montée en voiture, doigts saisis, yeux détournés, et quelle tension l'éloignement des corps fait naître, ce n'est plus que le désir monte, c'est qu'on est soi-même tout désir de la tête aux pieds. La scène finale, sans même un baiser, hormis celui qui est presque une allégeance, juste deux fronts qui se touchent, grésille de sensualité. Et il paraît que le soleil se levant entre les deux têtes des amoureux était fortuit, hasard de cosmos...

lundi 2 avril 2007

Toi, le brigand


"Jouer une mélodie, qu'on puisse lancer un cri qui s'y accorde ! Récite un poème, qu'on puisse avec lui trinquer par de lourdes coupes !


Si l'on peut poser sa tête sur le seuil de l'Aimé, on peut clamer vers le ciel sa grandeur !


Notre taille courbée te paraît ordinaire, mais grâce à cet arc on peut tirer une flèche dans l'oeil des ennemis.


Les mystères du jeu d'amour ne tiennent pas à l'intérieur du couvent. En compagnie des Mages on peut même boire à la coupe du vin de Mage.


Le pauvre ne dispose pas des offrandes servies au palais du prince. Nous n'avons qu'un vieux froc auquel on peut mettre le feu !


Les êtres au regard pénétrant jouent et perdent les deux mondes d'un seul regard. Tel est l'amour, que dès la première mise on peut engager sa vie présente.



Si la bonne fortune de l'union à Lui veut ouvrir une porte, sur son seuil on pourra, à cette pensée, mettre bien des têtes soumises.


Amour, jeunesse et libertinage, voilà ramasser ce qu'on peut désirer. Quand ce qu'on veut dire est assemblé, on peut se lancer à l'exposer.


Ta chevelure est devenue le brigand du chemin de l'aisance et il n'est pas étonnant que si c'est Toi le brigand, on peut intercepter cent caravanes !


Hâfez, au nom du Coran je t'adjure de revenir de l'hypocrisie et de la duplicité ! Peut-être pourrait-on lancer la balle d'une vie heureuse ici-bas."


Le Divân : Oeuvre lyrique d'un spirituel en Perse au XIVe siècle, Hâfez, ghazal 150, trad. Charles-Henri de Fouchécour.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.