samedi 24 février 2007

Les Maîtres et les Etapes


Le côté gnan-gnan, moralisateur et un peu fayot d'Abû Bakr Kalâbâdhî, qui veut absolument ramener tous les soufis dans le courant "modéré", en atténuant les écarts des pires malamatî, ne peut pas toujours cacher l'insolente fulgurance des rires ou haussements d'épaules de certains fuqara...
J'aime bien les réponses de Chiblî où le questionneur ne devait plus savoir quelle était sa question une fois qu'Abû Bakr Dhulaf eut répondu :
"On posa à Chiblî la question : "Pourquoi les soufis ont-ils été appelés de ce nom ? - Parce que, répondit-il, on les a désignés par un mot qui existe, pour les définir et pour affirmer leur qualité, bien qu'ils ne soient (en réalité) désignables que par la disparition de tout caractère définissable et qu'en ce qui les concerne il ne reste plus d'eux que le nom, qui les définit et qui affirme qu'ils sont qualifiables."
Sur le repentir et l'oubli, la grande arme de certains fakirs...
"Interrogé sur ce qu'est le repentir, Junayd ibn Muhammad répondit : "C'est l'oubli de ta faute." Sahl, lui, avait dit : "C'est que tu n'oublies pas ta faute." La parole de Junayd signifie : que tu expulses si bien de ton coeur la saveur de cet acte qu'il n'en reste aucune trace au fond de ton être, et que tu te retrouves comme si tu ne l'avais jamais connu."
Selon Ruwaym : "Le sens du repentir, c'est que tu te repentes du repentir."
Sur le renoncement :
"Interrogé sur le renoncement, Chiblî s'écria : "Malheureux ! quelle importance a donc ce qui vaut moins qu'une aile de moustique, pour que vous y renonciez !" De même, ABû Bakr Wâsitî : "Avec quelle fureur abandonnes-tu un lieu de déjection ! Jusqu'à quand emploieras-tu cette fureur à te détourner de ce qui ne pèse pas plus pour Dieu qu'une aile de moustique !"
Interrogé encore sur le même sujet, Chiblî déclara : "Il n'y a aucun renoncement, en réalité. Ou bien en effet l'ascète renonce à ce qui ne lui appartient pas, et alors ce n'est pas du renoncement. Ou bien il renonce à ce qui lui appartient, mais comment y renoncerait-il, puisqu'il l'a avec lui et chez lui ? Il ne s'agit donc que de s'abstenir, de donner généreusement, et de partager équitablement (ses biens)." Ce qui revient à considérer le renoncement comme le fait de négliger ce qui n'est pas à soi, or ce qui n'est pas à soi ne saurait être négligé (matrûk) puisqu'en fait il l'est déjà, et ce qui est à soi, il n'est pas possible de le négliger."
Sur la remise confiante (tawakkul) :
"Cela signifie, d'après un soufi éminent (Hallâj), que : "La réalité profonde du tawakkul, c'est l'abandon du tawakkul", c'est-à-dire : que Dieu soit pour eux comme Il était quand ils n'existaient pas.
Un grand soufi (Hallâj) demanda à Ibrâhîm al-Khawwâs" : "Jusqu'où t'a conduit le soufisme ? - Jusqu'à la remise confiante. - Malheureux ! Tous ces efforts pour, finalement, la prospérité de ton ventre !"

Traité de soufisme

jeudi 22 février 2007

Printemps, été, automne, hiver... et printemps




Il y a un décalage très drôle entre les deux fins de ce film, la fin destinée aux Occidentaux (et donc aux judéo-chrétiens) et celle destinée à la Corée (et donc aux Boudhistes). Dans la première, l'enfant revenu apporte tout le message optimiste qu'une naissance est censée symboliser : la vie toujours renouvelée, l'espoir, le printemps éternel... Dans la seconde, la vision boudhiste, plus drôle et plus cruelle, rappelle que la vie qui recommence c'est la souffrance qui triomphe, et aussi la cruauté, et la mort subie et donnée. Dans la fin occidentale, les yeux d'un enfant sont porteurs d'innocence et de purification. Dans la "vraie fin" coréenne, les yeux d'un enfant sont la promesse d'un assassinat toujours renouvelé.

On s'en fout

Noir Désir est sous le choc.

samedi 17 février 2007

Eloge de la raison


A le revoir, je m'aperçois que ce n'est pas du tout un film humaniste (comme on entend aujourd'hui cela, soit "humanophile"). Ce n'est pas non plus un film abolitionniste, à aucun moment l'iniquité de la peine est évoquée, sinon évidemment dans cette présentation de ce qui s'apprêtait à être une erreur judiciaire à la quasi-unanimité. Ce n'est pas non plus une louange à la démocratie, car cela en montre subtilement l'avers, à savoir que 11 égarés peuvent l'emporter sur un 12ème avisé si celui-ci manque de persuasion.
C'est un film sur le Logos, soit l'erreur ou la vérité inaccessibles aux sens et aux sentiments, démontée ou démontrée par les mots, la logique, la raison, le doute, et la mise en question de tout ce qui est "évident", ce qui ressort du bon sens commun : cette répétition rageuse du juré n°3, que le juré n°8 déforme les faits, ou ce qu'il croit être les faits, tord l'évidence et bâtit une autre histoire, une construction qui selon lui ne peut être que purement imaginaire, puisqu'elle repose uniquement sur des mots, un raisonnement, des suppositions, du vent donc. Ce n'est pas l'éloge de la justice qui est fait là, c'est celui de la science logique, déductive opposée parfois à l'observation directe : les hommes (qui ne sont pas du tout en colère pour juger, ni prêts à lyncher, drôle de titre en passant) sont enfermés dans une pièce. Et par la parole et la démonstration raisonnée, un, puis deux, trois, quatre vont déconstruire toute l'accusation fondée sur l'évidence "aveuglante", le témoignage sensoriel, l'intime conviction (ces trois éléments étant les véritables cibles du film, et malheureusement c'est encore là-dessus qu'on demande à des jurés de trancher). Exactement comme les premiers scientifiques, astronomes, physiciens, mathématiciens, essayaient de comprendre la structure de l'univers, sans aucun moyen d'observation, hormis leurs 5 sens, qu'ils se sont efforcés justement d'écarter comme source de tromperie : le verbe, le nombre et leur emboitement logique devait primer sur la perception.
Rien de moins humaniste que ce film où aucun des protagonistes n'a de nom, et où durant tout le débat, il faut peu à peu écarter toute sa subjectivité pour ne dégager que la raison pure. Ce qui n' empêche pas que les sentiments ne soient pas déterminants au cours du processus, point de départ d'une prise de conscience : ainsi le juré n°9, vieil homme malmené au cours du débat, doutant soudain du premier témoin, en réalisant brusquement, comme devant un miroir, qui il est, ce petit vieux qui n'a jamais eu d'importance, que l'on a jamais écouté, et qui a soudain son heure de gloire, et parle en connaissance de cause : "je connais bien ce genre d'homme." Et le juré n°2, petit homme à la voix faible, qui a enfin l'occasion de prendre sa revanche sur les grandes gueules au raisonnement défaillant, parce qu'au cours de cette table il est soudain plus important de penser que de parler haut ; ou celui qui vient du même monde que l'accusé, et qui soudain se voit lui aussi dans le miroir, et qui ose l'exprimer, fier de faire profiter les autres de sa science du couteau, bref au début une coalition des faibles contre les forts, manipulés par les mêmes émotions plus ou moins conscientes que les "durs" de l'accusation. Mais tout ceci peu à peu se décante et cède devant la fascination que ces hommes découvrent au fur et à mesure qu'ils débattent : que l'on peut atteindre une vérité invisible uniquement en se servant de son cerveau. Et que les vaincus dans cet affrontement, ou les faibles disons, seront ceux qui auront le plus tardés à se défaire de leurs affects.
Louange à la raison sèche et sans état d'âme : dans le film, les jurés les plus sympathiques, ceux qui apparaissent comme les plus estimables, ne sont pas forcément les premiers ralliés au "non-coupable". Ce sont ceux qui s'y opposent longtemps mais pour de bonnes "raisons", sans passion, et peuvent ensuite, aussi dur que cela leur coûte, faire face à leur erreur ; ainsi le juré n°4, modèle de froideur, l'homme qui ne sue jamais, et qui soudain confronté à une démonstration qui ruine son propre raisonnement, malgré ce que cela coûte de se dénier, cillant, machoire tendue, se pliera à la maïeutique du juré n°9 pour finalement reconnaitre qu'il se trompait.
Le dernier grand vaincu est naturellement le juré n°3 qui s'effondre en pleurs de n'avoir su être ce qu'on lui demandait d'être ou d'apprendre à être : pas un père, pas un fils, mais un numéro 3, un cerveau en état de marche. Et là si le film avait été "humaniste" on aurait eu, de la part des autres une parole de compassion, un geste de réconfort, la main tendue du vainqueur, du juré n°8 à l'homme à terre. Mais il ne s'agit pas de ça, car au contraire tout a été fait au cours de la discussion pour peu à peu ôter cette idée d'un "camp contre un autre" (les références au base-ball courent tout le long). Il n'y a pas d'échange de maillot, de congratulations, de tape dans le dos, de pot pris en commun. Douze hommes se sont réunis, ont débattu, ont voté, repartent dans une froideur hâtive, sans presque se parler, chacun de son côté, vers son individualité retrouvée. Même le juré n°8, sans doute le plus empathique, a simplement ce geste de prendre la veste du n°3, de la lui mettre sur les épaules, de l'aider au fond à rhabiller sa dignité, et c'est tout. Il n'y aura pas d'épanchement, personne n'attendait que les blessures affectives trouvent là leur remède, il ne s'agissait que de démontrer qu'une hypothèse était fausse, et une fois que c'est fait, chacun reprend sa peau humaine et s'en va. Même la scène finale entre Davis (n°8) et McCardle (n°9), ce qui aurait pu commencer comme une amitié, tourne court, dans une poignée de main civilisée et un échange de noms. Et il est probable que ces hommes ne se reverront jamais. Fin.

lundi 12 février 2007

Mondialisation



"Il existe en Espagne plus d'une manufacture d'étoffes, dont les produits sont exportés en Egypte : on en envoie même parfois jusqu'aux extrêmes limites du Khorassan et ailleurs. Un article d'exportation bien connu consiste dans les esclaves, garçons et filles, qui ont été enlevés en France et en Galice, ainsi que les eunuques Slaves. Tous les eunuques Slaves qui se trouvent sur la surface de la terre proviennent d'Espagne. On leur fait subir la castration près de ce pays : l'opération est faite par des commerçants juifs. Les Slaves descendent de Japhet : leur pays d'origine, très vaste, s'étend sur une grande longueur. Les guerriers du Khorassan entrent en contact avec eux par la région des Bulgares. Ils sont ramenés prisonniers vers cette province, leur virilité est laissée intacte, et leur intégrité corporelle est conservée. Le territoire des Slaves est immense : le bras de mer issu de l'Océan dans les parages de Gog et Magog traverse ce territoire pour aboutir à l'ouest à Trébizonde, puis à Constantinople, le coupant ainsi en deux moitiés. Une d'elles, sur toute sa longueur est razziée par les gens du Khorassan, qui en sont limitrophes, et la moitié septentrionale est envahie par les Espagnols du côté de la Galice, de la France, de la Lombardie et de la Calabre. Dans ces régions les prises sont encore nombreuses."

Ibn Hauqal, Kitab surat al-Ard, L'Espagne, trad. Kramers & Wiet.

dimanche 11 février 2007

De l'hospitalité berbère


"La plupart des Berbères qui vivent dans la région comprise entre Sidjilmasa et le Sus, Aghmat, Fès, les cantons de Tahert, Ténès, Masila, Biskra, Tobna, Baghay, Akirbal, Azfun, les environs de Bône, Constantine-de-l'Air, le pays des Kotama, Mila et Sétif, sont hospitaliers pour les voyageurs et leur procurent des vivres. Une partie d'entre eux ont des moeurs détestables : ils se livrent eux-mêmes à leurs hôtes en manière d'hommage, sans en avoir aucune honte, les plus hauts placés et les plus beaux d'entre eux se comportent en cela comme les plus humbles dans leur prostitution à leurs visiteurs ; il leur arrive même d'insister. Le missionnaire Abu Abd-Allah infligea à certains des peines sévères, mais malgré les plus dures corrections, ils n'abandonnèrent pas ces pratiques."

"La ville de Sétif est très productive : proche de Mila et de Masila, elle est aussi voisine de Constantine. Les autochtones berbères ressemblent à ceux que nous avons mentionnés pour leur accueil hospitalier et la prostitution de leurs enfants : permission leur fut donnée par le missionnaire Abu Abdallah de prostituer leur progéniture aux hôtes de passage. J'ai appris d'Abu Ali ibn Abi Sa'id que pour témoigner au maximum leur affection envers leurs hôtes ils ordonnaient aux petits garçons de noble famille et d'illustre lignée de partager la couche des invités pour leur permettre de se livrer à des turpitudes et de se plonger dans le péché. Parfois la passion d'un individu quelconque se satisfait avec un chevalier réputé et brave : l'homme de peu ne se prive de rien, voyant à cela un geste honorable et glorieux et jugeant que l'abstention serait une marque de mépris. Nous ne constatons pas cette coutume chez les Kotama de Sétif ni d'ailleurs : ils ne la tolèrent pas et n'estiment pas convenable d'y faire même allusion. Les Kotama de cette région sont chiites, et c'est de leur milieu que surgit le missionnaire Abu Abd-Allah, qui conquit le Maghreb."

Ibn Hauqal, Kitab surat al-Ard, Le Maghreb, trad. Kramers & Wiet.

mercredi 7 février 2007

A Guerinchault

"Fontenay-aux-Roses le 8 avril 1944
Monsieur,
Vous avez eu raison de retenir le cher Maître. C'est une appellation ridicule. On ne la connaissait pas autrefois. Je ne sais au juste de quand elle date. Ce doit être de Flaubert. On pouvait en effet l'appeler Maître, comme un maître ébéniste, un maître cordonnier, un maître potier, ces gens qui fignolent, polissent leur ouvrage, veillent que tout soit bien en place et que rien ne dépasse."
P. Léautaud.




Correspondance de Paul Léautaud

A René Louis Doyon


"Mon cher Doyon,
Ce que vous m'apprenez, par cette citation d'une lettre de Bloy, complète pour moi le personnage. Il manquait cela à l'antipathie que j'ai toujours eue pour ce tartufe, cet ivrogne, ce faiseur de phrases vides, ce parasite qui se faisait un jeu d'injurier les gens qui l'obligeaient, cet homme sans intelligence - les écrivains grandiloquents n'ont jamais beaucoup d'esprit - cet hypocrite, qui m'en a donné plusieurs fois la preuve par l'expression de son visage dans certains de ses entretiens avec Vallette.

Pendant la guerre 1914-1918, j'avais recueilli à Robinson un chien que ses patrons - restaurateurs - voulaient aller abandonner au poste de police. A quelques jours de là, Bloy, pour son pavillon de Bourg-la-Reine, me demande de lui procurer un chien. Je lui amène ce pauvre Castor, lui disant que je peux le remmener s'il ne lui plaît pas, et, comme il m'assurait du contraire et se déclarait enchanté de l'avoir, lui faisant me promettre rigoureusement de me le rendre le jour que, pour une raison ou une autre, il n'en voudrait plus.

Et voilà la conduite qu'il a eue à l'égard de cette bête ! Quand je vous dis que c'était un fourbe, et malfaisant : "Liquidé." Liquidé ? De quelle façon ? Abandonné à la police ? Fait supprimer ? Donné ailleurs ? Manquant ainsi à l'engagement qu'il avait pris avec moi. Il a de la chance d'être mort. Il ne serait pas long à me voir arriver lui tenir le petit discours que mérite cette action.

Quant au pauvre chien, tant d'années ont passé, que quel que soit le sort qu'il a eu, il y a longtemps qu'il est délivré. N'importe. J'en suis atteint comme si c'était hier."

A vous, P. Léautaud.
le 4 mars 1944"





Correspondance de Paul Léautaud

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.