jeudi 29 avril 2010

La soupe aux poireaux


Bouguereau, 1865, C.P.

On croit savoir la faire, elle paraît si simple, et trop souvent on la néglige. Il faut qu'elle cuise entre quinze et vingt minutes et non pas deux heures – toutes les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. Et puis il vaut mieux mettre les poireaux lorsque les pommes de terre bouillent : la soupe restera verte et beaucoup plus parfumée. Et puis aussi il faut bien doser les poireaux : deux poireaux moyens suffisent pour un kilo de pommes de terre. Dans les restaurants, cette soupe n'est jamais bonne : elle est toujours trop cuite (recuite), trop "longue", elle est triste, morne, et elle rejoint le fond commun des "soupes de légumes" – il en faut – des restaurants provinciaux française. Non, on doit vouloir la faire et la faire avec soin, éviter de l'"oublier sur le feu" et qu'elle perde ainsi son identité. On la sert soit sans rien, soit avec du beurre frais ou de la crème fraîche. On peut aussi y ajouter des croûtons avant de servir : on l'appellera alors d'un autre nom, on inventera lequel : de cette façon les enfants la mangeront plus volontiers que si on l'affuble du nom de soupe aux poireaux pommes de terre. Il faut du temps, des années, pour retrouver la saveur de cette soupe, imposée aux enfants sous divers prétextes (la soupe fait grandir, rend gentil, etc.). Rien, dans la cuisine française ne rejoint la simplicité, la nécessité de la soupe aux poireaux. Elle a dû être inventée dans une contrée occidentale un soir d'hiver, par une femme encore jeune de la bourgeoisie locale qui, ce soir-là, tenait les sauces grasses en horreur – et plus encore sans doute – mais le savait-elle ? Le corps avale cette soupe avec bonheur. Aucune ambiguïté : ce n'est pas la garbure au lard, la soupe pour nourrir ou réchauffer, non, c'est la soupe maigre pour rafraîchir, le corps l'avale à grandes lampées, s'en nettoie, s'en dépure, verdure première, les muscles s'en abreuvent. Dans les maisons son odeur se répand très vite, très fort, vulgaire comme le manger pauvre, le travail des femmes, le coucher des bêtes, le vomi des nouveaux-nés. On peut ne vouloir rien faire et puis, faire ça, oui, cette soupe-là : entre ces deux vouloirs, une marge très étroite, toujours la même : suicide.
Marguerite Duras, Outside, in Marguerite Duras, Laure Adler.

dimanche 25 avril 2010

La prière de Jésus ou la mystique du pigeon


Petit traité intéressant qui montre que la pratique du dhkir avait lieu aussi dans certains courants chrétiens (peut-être les soufis ont-ils été justement influencés par les pratiques chrétiennes ou bien les deux ascèses ont une dette envers les techniques de méditation et de respiration d'Inde ou d'Extrême-Orient). En même temps, le traité ne se pose pas la question de savoir si c'est le nom lui-même qui procure l'extase (puisque l'auteur est un moine, je suppose que pour lui la question ne se posait pas, justement) ou si c'est tout simplement la pratique assidue de la récitation. Après tout, si l'on tirait un mot au hasard d'un dictionnaire, et que l'on récite de la même façon durant des mois, des années, le mot "camion", "poireau", "montagne", qu'arriverait-il, pour peu que l'adepte s'imagine qu'à force il en sortira quelque chose ?

Cela me rappelle une nouvelle kurde (était-ce de Pîremerd, ou d'un autre ?). Un bûcheron noue un fil à la branche d'un arbre afin de le retrouver plus tard, pour le couper. Des gens passent et voyant le fil (qui est aussi un signe votif autour de certains arbres "bénis") en nouent d'autres, prient et font des vœux. Au bout d'un moment l'arbre est couvert de fils et devient sacré. Sa réputation s'étend avec les premiers miracles. De retour, le bûcheron, qui veut rétablir la vérité, ne peut se faire entendre et se fait traiter d'impie. Pour preuves : Il y a eu miracles, donc c'est la vérité qui ment.

Abdel Halim Hafez

samedi 24 avril 2010

Tempus Paschale, Hebdomada III Paschae

Il n'oublie pas la récompense de ce travail, celle que l'interprète reçoit quand brille enfin la lumière, froidement et même implacablement rationnelle en un sens, et tout le contraire en même temps, irrecevable aux yeux du monde, folle, proprement démente, puisqu'elle parle du Christ, puisque le Christ parle par elle, puisqu'elle valide intensément les espoirs qui paraissent les plus absurdes, et même de nos jours les plus coupables. Ne suggère-t-elle pas que tous nos vrais désirs seront comblés simultanément ?
René Girard, La Route antique des hommes pervers.

C'est la fin de ce passage que j'aime, l'idée que tout est possible, que tous nos désirs, s'ils sont vrais, seront comblés si nous le voulons assez, même ceux dont la conciliation parait impossible. Faire de tous nos désirs en apparence inconciliables un faisceau serré, tenu fermement en un seul Possible.

*



Dès le début, dès les premières minutes, j'ai su que j'allais aimer. Je sais toujours si je vais aimer un film aux premières images, sans encore savoir pourquoi.

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Mache dich, mein Herze, rein,
Ich will Jesum selbst begraben.
Denn er soll nunmehr in mir
Für und für
Seine süße Ruhe haben.
Welt, geh aus, laß Jesum ein !

L'air de saint Matthieu que je préfère, encore plus que le Erbarme dich. Longtemps, j'ai préféré la Passion selon saint Jean, que je trouvais plus expressive, plus colorée, plus flamboyante, dramatique en un mot. À côté celle de saint Matthieu me semblait plus sourde, mat, comme un bois non verni avec des échardes. Maintenant, si une doit me tirer des larmes, c'est celle-là, qui est la plus tendre, la plus humaine, la plus apaisée aussi.

Et puis j'aime beaucoup cette idée, que nos cœurs soient le repos du Christ. Il n'y a qu'un chiite épris de son Imam qui peut comprendre cela.

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Contente du roman d'Oya Baydar, Parole perdue. Une très bonne surprise. J'avais peur d'une de ces histoires relou et grises, morne crise d'intello indécis, un peu comme le film Uzak.

jeudi 22 avril 2010

Le Dieu victime : Jésus





Dans les Evangiles, l'enseignement de Jésus et la Passion constituent donc le développement rigoureux d'une logique paradoxale. Tout ce qui rend un être divin aux yeux des hommes, le pouvoir de séduire ou de contraindre, l'aptitude à s'imposer irrésistiblement, Jésus n'en veut pas.

J'ai toujours préféré ce sens-là donné à la crucifixion à ces histoires si facilement nauséabondes de sang versé pour le rachat, de sacrifice essentiel, nécessaire, comme un message de mort : Il n'était pas venu sur terre pour mourir, mais si cela ne pouvait être évité, alors il irait jusqu'au bout, "pour la Vérité" ; ce qui rend plus cohérente la prière du jardin des Oliviers : "s'il faut en passer par là" mais seulement s'il n'y a pas d'autre moyen.

On dirait qu'il veut tout le contraire. En réalité, il ne désire pas l'échec mais ne s'y dérobera pas si seul ce moyen lui permet de rester fidèle au Logos du Dieu des victimes. Ce n'est pas le goût de l'échec qui secrètement le motive, mais la logique du Dieu des victimes qui le conduit infailliblement à la mort.
*

Dans un monde violent, le divin pur de toute violence se manifeste obligatoirement par l'intermédiaire de l'événement qui fournit déjà au sacré violent son mécanisme générateur. L'épiphanie du Dieu des victimes suit la même "route antique" et passe par les mêmes phases exactement que toutes les épiphanies du sacré persécuteur. En conséquence de quoi, pour le regard violent, le Dieu des victimes ne se distingue absolument pas du Dieu des persécuteurs. Notre pseudo-sciences des religions repose toute entière sur la conviction qu'il n'y a pas de différence essentielle entre les diverses religions.
Cette confusion affecte le christianisme historique, le détermine jusqu'à un certain point. De nos jours, l'antichristianisme s'efforce de la perpétuer. Il s'accroche désespérément à la théologie la plus sacrificielle pour ne pas perdre ce qui le nourrit, pour se croire toujours habilité à dire : le christianisme n'est qu'une religion de la violence parmi d'autres, voire même la pire de toutes.
Le Logos du Dieu des victimes est à peu près invisible aux yeux du monde. Quand les hommes réfléchissent à la façon dont Jésus mène son entreprise, ils ne voient guère que son échec, ils le voient même de mieux en mieux et, forcément, ils le voient comme définitif, sans appel.
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Plus elle s'enfonçait dans le confort intellectuel et matériel, plus la chrétienté oubliait les rapports mimétiques entre les hommes et les processus qui en résultent. D'où la tendance des anciens exégètes chrétiens à fabriquer un Job imaginaire qui passe pour préfigurer le Christ par sa sainteté morale, par ses vertus, notamment par sa patience, alors qu'en réalité Job est l'impatience même.
Il est facile de se moquer de la conception chrétienne du prophétique. Et pourtant, comme toutes les idées authentiquement chrétiennes, la figura Christi recèle une grande vérité, mais une vérité peu à peu discréditée et de nos jours complètement rejetée par les chrétiens eux-mêmes, seuls responsables pourtant de sa stérilité relative. Ils n'ont pas su s'emparer concrètement de cette idée, la rendre vraiment utilisable. Sur ce point comme sur tant d'autres, l'impuissance à maintenir le Logos du Dieu des victimes dans toute sa pureté paralyse la révélation. Elle contamine de violence la non-violence du Logos et fait de celui-ci une lettre morte.
René Girard, La Route antique des hommes pervers.


mercredi 21 avril 2010

Le dieu des victimes : le Paraclet








Et donc voilà qu'arrive en bout d'histoire le champion des victimes, celui qui en même temps répond enfin à Job, sur cette question du juste châtiment, en disant qu'il n'y a pas de réponse appropriée à une question mal posée :

Lorsque Job montre que la justice ne règne pas dans le monde, lorsqu'il dit que la rétribution au sens d'Eliphaz n'existe pas pour la plupart des hommes, il croit s'en prendre à l'idée même de Dieu. Mais Jésus, dans les Evangiles, fait siennes très explicitement toutes les critiques de Job contre la rétribution. Et il n'aboutit visiblement pas à l'athéisme.

À ce moment survinrent des gens qui lui rapportèrent l'affaire des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices. Il leur répondit : "Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tout de même.

"Et ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, et qu'elle a tuées, pensez-vous qu'elles étaient plus coupables que tous les habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière." (Luc, 13, 15).

Pour la Bible de Jérusalem, "l'enseignement … est clair : pas de relation directe et précise entre faute et calamité". Les athées qui reprennent les arguments de Job contre la rétribution sont moins éloignés des Evangiles que les chrétiens tentés de reprendre les arguments d'Eliphaz en faveur de cette même rétribution. Il n'y a pas de correspondance nécessaire entre les malheurs qui frappent les hommes et un quelconque jugement de Dieu.

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Dieu fait briller son soleil et tomber la pluie sur les justes comme sur les injustes. Il n'arbitre pas les querelles entre les frères. Il sait ce qu'il en est de la justice humaine.

Est-ce à dire que le Dieu des victimes est une espèce de Dieu fainéant qui renonce à intervenir dans le monde, le deus otiosus dont certains ethnologues croient trouver des traces au-dessus des dieux violents dans beaucoup de religions primitives, le dieu auquel on ne sacrifie pas car il ne peut rien pour les hommes ?

Absolument pas. Ce Dieu n'épargne rien pour secourir les victimes. Mais s'il ne peut pas contraindre les hommes, que peut-il faire ? Il cherchera d'abord à les persuader. Il leur montrera qu'ils se vouent eux-mêmes au scandale par leurs désirs qui s'entrecroisent et se contrecarrent à force de s'imiter.

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Ce Dieu ne peut pas agir "à main-forte" d'une façon que les hommes tiendraient pour divine. Quand les hommes croient lui rendre hommage, presque toujours ils honorent sans le savoir le dieu des persécuteurs. Ce Dieu ne règne pas sur le monde. Ce n'est pas son vrai nom, ni lui-même que les hommes sanctifient. Ils ne font pas sa volonté.


J'aime beaucoup cette réflexion qui amène la question que l'on devrait toujours se poser : Quand tu pries, même avec les meilleures intentions du monde (et comme dit Jankélévitch, hormis Macbeth et Boris Godounov, tout le monde a bonne conscience), quel Dieu pries-tu ?

Est-ce que j'exagère l'impuissance de ce Dieu ? Je ne fais que reprendre mot pour mot les paroles de Jésus à son Père :

Que votre nom soit sanctifié.
Que votre règne arrive.
Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Cette prière n'aurait pas de sens si la volonté divine, sans cesser d'être divine au sens du Dieu des victimes, sans cesser d'être elle-même, pouvait briser l'obstacle que lui oppose la volonté des hommes.

Ces paroles sont des prières. Dieu ne règne pas mais il régnera. Il règne déjà pour ceux qui l'ont reçu. Par l'intermédiaire de ceux qui l'imitent et imitent le Père, le Royaume est déjà parmi nous. C'est une semence qui vient de Jésus et que le monde ne peut pas expulser, même s'il s'efforce de le faire.

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Autre preuve que Dieu ne prétend pas régner sur le monde : il nous en révèle le roi et ce n'est pas lui, mais toujours son adversaire acharné, Satan, l'accusateur et le persécuteur. Pour peu qu'on y réfléchisse, on comprend que le défenseur des victimes, le Paraclet, doit avoir pour adversaire le prince de ce monde, mais il ne s'oppose pas à lui par la violence.


mardi 20 avril 2010

Job le ciron mécontent



Dans notre univers, face à l'opinion publique, la position la plus avantageuse est presque toujours celle de la victime et tout le monde s'efforce de l'occuper, souvent sans justification réelle. Mais cette possibilité dont nous usons et abusons tous, nous la devons à la Bible. Les textes que nous lisons ont puissamment contribué à l'engendrer.


Le Dieu des victimes apparaît assez tôt, avec le non-sacrifice d'Isaac, par exemple, mais il est souvent noyé dans les imprécations furibardes de Yahwé contre cette putain d'Israël. Dans Job voilà soudain qu'Il apparaît et en même temps revient l'Irrascible, comme si deux divinités se superposaient ou alternaient, dans un chevauchement théologique, celle de deux religions finalement opposées que l'on essaie de concilier dans un seul livre. René Girard rigole bien au passage de ce Dieu montreur d'ours, qui ne répond pas aux questions de Job sur la justice et l'injustice du malheur humain, mais lui déroule le catalogue de la Création. Et voilà le Dieu des victimes qui se fait aussi menaçant, et semonce Job, finalement, un peu comme Jankélévitch s'amuse à le faire :
"De quel droit l'homme décrète-t-il que la création est bâclée ? au nom de quoi crie-t-il à son "insuffisance ? " La partie est mécontente du tout, elle juge qu'il n'y en a pas assez... Pas assez de quoi ? En somme, monsieur le ciron est déçu, le tout lui-même ne lui suffisant pas, et il oublie que sa déception elle-même fait partie du plan général."

Et voilà Job le plaignant réduit au silence par "l'autruche et le Léviathan" :

Pour échapper au redoutable guêpier des rapports humains, ce dieu se réfugie dans la nature. Il fait à Job une longue conférence sur ce que l'on appelait jadis l'histoire naturelle. Un peu d'astronomie, un peu de météorologie, beaucoup de zoologie. Ce dieu adore les animaux. Il disserte intarissablement sur l'ibis, le coq, le lion, l'onagre, le bœuf sauvage, l'autruche, le cheval, le faucon, et finalement sur Béhémoth et Léviathan. Ces deux derniers sont les grandes vedettes de cette ménagerie. Ils ressemblent fort à un crocodile et à un hippopotame, légèrement retouchés par l'inspiration mythologique.

La poésie de ce bestiaire ne doit pas nous dissimuler qu'il constitue l'étalage d'une puissance irrésistible.Ce dieu montre sa force pour ne pas avoir à s'en servir. Ce n'est plus le dieu des amis, certes, qui exerçait sa terreur ouvertement contre les boucs émissaires. Il ne brandit plus les armées célestes contre le rebelle.

Il recourt à la ruse et obtient gain de cause : voici Job enfin docile et silencieux, plein d'admiration terrifiée pour l'autruche et le Léviathan.

Ici, une réponse qui explique l'illogisme apparent de la fin de Job, où l'Éternel en colère veut châtier les trois amis de Job pour avoir mal parlé de Lui : dans la Bible, Dieu devient peu à peu celui des victimes, ce qui finit en apothéose avec le Dieu-victime du Nouveau Testament. L'incohérence apparente d'un Dieu qui menacerait Job s'il continue à se plaindre et veut punir ses amis pour avoir médit de Lui saute aux yeux. René Girard l'explique par un ajout rédactionnel, une volonté de brouiller le message subversif. J'avoue que je n'en sais rien. Je trouve que le texte, au contraire, n'escamote pas l'énigme d'un Dieu-Janus, juste et bon mais qui aussi laisse faire le mal et lève son bâton quand on proteste. Job n'a pas plus le droit de se plaindre qu'un ciron écrasé par l'hippopotame, et ses amis n'ont pas plus le droit de le juger car ce faisant ils contribuent à l'ostracisme du Dieu victime. D'où la faiblesse de la fin, qui semble insuffisante, inachevée, sans réelle conclusion (mais Jonas non plus ne concluait pas).

L'épilogue noie le bouc émissaire dans les revanches puériles d'une success story holywoodienne. Il ne vaut pas plus cher que le prologue et pourtant contient une phrase remarquable. Après avoir parlé aux amis avec sévérité,dieu ajoute qu'eu égard aux mérites de Job il ne leur tiendra pas rigueur ni ne leur infligera sa disgrâce "pour n'avoir pas, comme mon serviteur Job, bien parlé de moi". (42, 8).

Seul Job a bien parlé de Dieu en le couvrant d'insultes en apparence, en dénonçant son injustice et sa cruauté. Les amis, par contre, qui n'ont jamais cessé de parler en sa faveur, ont mal parlé de lui. Il faut lire dans cette phrase un jugement profond sur les Dialogues dans leur ensemble. Cet épilogue a raison, bien entendu, mais il est si timide et mystificateur par ailleurs que l'on s'étonne ici de son audace.

lundi 19 avril 2010

Œdipe innocent



Pour qu'un groupe humain perçoive sa propre violence collective comme sacrée, il faut qu'il l'exerce unanimement contre une victime dont l'innocence n'apparaît plus, du fait même de cette unanimité.

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Nos savants s'imaginent "ne pas croire au mythe" parce qu'ils le tiennent tout entier pour fictif, mais le fait de prendre le parricide et l'inceste pour une donnée imprescriptible est une croyance qui perpétue l'illusion persécutrice, c'est-à-dire l'essentiel de l'illusion mythique.
Les classicistes pieux en reviennent toujours à la fameuse fatalité qui escamote toute enquête sur les accusations mythologiques et fait du héros tragique un criminel à son insu, un criminel dûment authentifié bien que dépourvu de toute conscience dans le crime. Comme les amis de Job, les critiques se penchent sempiternellement sur le cas d'Œdipe et hochent la tête sentencieusement.
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Job est tout autre chose. Job est impensable chez les Grecs et leurs modernes héritiers. Imaginons un Œdipe irréductible et qui se moquerait de la fatalité, et surtout du parricide et de l'inceste ; un Œdipe qui persisterait à traiter les oracles de sinistres pièges à boucs émissaires. Ce qu'ils sont, indubitablement. Il aurait tout le monde contre lui, les hellénistes, Heidegger, Freud et derrière eux toute l'université. Il faudrait le tuer sur place ou l'enfermer dans un hôpital psychiatrique pour refoulement insurmontable.

samedi 17 avril 2010

Tempus Paschale, Hebdomada II Paschæ

Je commence avec plaisir Tanizaki, Quatre sœurs. Plaisir de ces gros romans qui calent bien, quand en plus ils sont fins et bien écrits. De toute façon, et je ne sais pourquoi, la littérature japonaise, c'est comme le cinéma : The Taste of tea, Shara, L'Anguille, De l'eau tiède sous un pont rouge. Je ne sais pourquoi j'aime autant cela, je m'y coule sans effort.

Par contre, pas pu finir de regarder Capote alors que j'avais bien aimé le livre. J'ai une grosse paresse cinématographique, certes, mais pourquoi jamais sur le cinéma d'Extrême-Orient ?

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En ce moment, je ne suis plus Jon, mais Bran au dos brisé, à qui un rêve a dit qu'il volerait un jour, et qui se demande si on ne l'a pas floué pour qu'il accepte de vivre.

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Les Japonais consomment chaque jour diverses variétés de thés. Parfois plus qu'ils n'en sont conscients. Bien que cela ne semble pas jouer un rôle important dans leur vie, cela leur est nécessaire. Lorsque je me remémore mon enfance, je me revois en train de boire des litres de ce breuvage, dans les lieux ou contextes les plus divers, sans prêter la moindre attention à son goût. Les Haruno ont cette même habitude. Sans doute pour mieux affronter les petits problèmes récurrents et passagers qui les affectent tous, et que le temps finira bien par résoudre. Voilà pourquoi ce titre me semble approprié.
Ishii Katsuhito.

The taste of tea est un film sur l'instant et l'éternité, sur l'essence du temps et son rôle dans notre existence, sur ces entre-deux où nous ne sommes ni particulièrement actifs, ni particulièrement alertes, mais qui font l'intérêt d'une vie...
Kazuto Takida.

samedi 10 avril 2010

Tempus Paschale, infra octavam paschæ

Jolis mots du pape, consolants bien sûr (c'est la tendance actuelle du catholicisme) qui conseille de se dire : "Ma vie est voulue par Dieu depuis l'éternité. Je suis aimé, je suis nécessaire. Dieu a un projet pour moi dans la totalité de l'histoire... ma vie est importante et même nécessaire. L'amour éternel m'a crée et m'attend."

C'est un grand sentimental, cet homme. Évidemment, moi qui suis bien plus panzer-mystique que lui, je ne vois pas cette gentillesse céleste comme le réconfort d'une vaste nursery où, à la fin, on est sûr d'avoir sa part du goûter. Cette nécessité personnelle, je la relie à la djavanmardî, au service qui m'attend, à cette livrée unique au monde que personne d'autre ne peut endosser. On a (peut-être) tous, dans le monde, une épée du roi Arthur à saisir.

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Mon passage préféré des Évangiles ? Peut-être le Matthieu 28, 20 : "Quant à moi, je suis avec vous chaque jour, jusqu'à la fin des temps." Mais j'aime aussi le Jean 22 : "Si je veux qu'il reste jusqu'à ma venue, ce n'est pas ton affaire." Et toc.

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Sagesse de l'agent Dale Cooper : Se faire un cadeau par jour, comme prendre le temps d'une bonne tasse de café en plus. Comme Noël tous les jours, dit le Sheriff. Oui, se faire un cadeau, tous les jours, ne pas oublier. Comme dit le saint Matthieu des Ismaéliens, qui choie son âme choie son Seigneur.

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L'indignation des catholiques devant les "persécutions et généralisations" dont ils font l'objet a quelque chose de comique si l'on pense qu'ils ont strictement la même attitude envers l'islam, en brandissant chaque cas de lapidation, bombe qui saute, burqa fantôme, etc., en cas exemplaire. Et que n'ont-ils glosé sur la pédophilie de Muhammad... Ce n'est pas aux juifs qu'ils devraient se comparer. Maintenant ils savent ce que c'est que d'être musulman en Europe.

jeudi 8 avril 2010

Lasthénie, Calixte, Néel et les autres...

Émile Lévy, 1882, musée de Versailles


Je lis quelques Barbey que je n'avais jamais lus : Une Histoire sans nom, Un prêtre marié... J'adore ce climat de catholicisme sublime et complètement névrosé, sensuel et pas du tout chrétien... Catholique, mais pas chrétien. Un côté Atrides à l'autel du Sacré-Cœur, avec ces aristocrates au sang de démon et à figure d'ange.

samedi 3 avril 2010

Tempus passionis





Pour continuer la série "je ne peux rien ressentir comme tout le monde", autant la période de Noël me met dans un trou noir, autant la Pâques, et même la Passion, me remplissent de bonheur lumineux. Comme si les catholiques se trompaient (ou moi, avec mon horloge spirituelle déréglée), comme si c'était la Nativité qui était triste et le Retrait du Christ une grande joie (Il retourne chez LUI, au moins...). Oui, c'est un beau jour que celui de la Résurrection.

*

Oui, décidément, Pâques me fout la pêche. Passion ou pas, après le Carême, c'est le renouveau, la vraie sortie de l'hiver ; quant au supplice, il n'est guère différent de toutes les douloureuses épreuves et du désespoir que doit traverser le héros d'un roman d'initiation.


Le Grand Sot



Ses contemporains appelaient Ryôkan "le grand sot", et aussi "le grand saint".


L'Année zen, Henri

jeudi 1 avril 2010

I shin den shin




À soixante-dix ans, Ryôkan rencontre Teishin, vingt-neuf ans. Elle souhaite devenir son élève, recevoir l'enseignement du zen et le sceau de la transmission. Ai-je en ce mois d'avril connu moi aussi celle qui pourra continuer ma pensée, l'épanouir, la relier aux générations futures ?

Je ne suis pas maître zen, elle n'est pas Teishin. Les formes passent, l'esprit demeure. Les anciens textes nous disent : Teishin avait les yeux limpides et le teint clair. L'esprit profond. Ils ajoutent : quarante années les séparaient, mais les conditions ne comptent pas, quand les cœurs s'accordent. Teishin signifie "cœur fidèle". Elle le fut jusqu'à la mort de Ryôkan. Elle s'éteignit bien plus tard, au même âge que lui (soixante-quatorze ans). Ils échangeaient des poèmes. Mais la transmission se fit de l'un à l'autre, I shin den shin ("cœur à cœur"), au-delà les mots et les pensées ordinaires.

Le bonheur de vous avoir rencontré,
Serait-ce un rêve ? De ce rêve
Puissé-je ne pas m'éveiller.
Sans jamais demander à la lune
S'il est temps de partir,
Demeurer face à face
Pour l'éternité.


Ryôkan écrivit à Teishin :

C'est un rêve,
Rien que rêve
[…]
Mais si nos cœurs ne changent pas
Face à face nous resterons pour l'éternité.


L'Année zen, Henri.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.