mardi 30 juin 2009

On s'en fout

Michael Jackson n'était peut-être pas chauve.

Le petit chemin de fer




D’autres étaient venus seulement acheter leurs journaux. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec nous que j’ai toujours soupçonnés ne s’être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petit château, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance. Un cadre de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui était dévolu, avait contracté quelque amabilité humaine; patient, d’un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu’on voulait les retardataires, et, même une fois parti, s’arrêtait pour recueillir ceux qui lui faisaient signe; ils couraient alors après lui en soufflant, en quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu’ils le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n’usait que d’une sage lenteur. Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, ne m’évoquaient même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s’être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avais vus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières! Pour moi, même après l’avoir connu et m’être éveillé de mon rêve, combien il était resté longtemps, dans ce nom, des rues agréablement glaciales, des vitrines éclairées, des succulentes volailles! Doncières! Maintenant ce n’était plus que la station où montait Morel: Égleville (Aquiloevilla), celle où nous attendait généralement la princesse Sherbatoff; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau temps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de prolonger encore un moment avec moi, n’ayant, par un raidillon, guère plus à marcher que si elle était descendue à Parville (Paterni villa). Non seulement je n’éprouvais plus la crainte anxieuse d’isolement qui m’avait étreint le premier soir, mais je n’avais plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais d’amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne, interrompue comme celle des collines bleuâtres, cachées parfois dans l’anfractuosité du roc ou derrière les tilleuls de l’avenue, mais déléguant à chaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d’une poignée de main cordiale, interrompre ma route, m’empêcher d’en sentir la longueur, m’offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autre serait à la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram ne nous faisait quitter un ami que pour nous permettre d’en retrouver d’autres. Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les côtoyait presque au pas d’une personne qui marche vite, la distance était si faible qu’au moment où, sur le quai, devant la salle d’attente, nous interpellaient leurs propriétaires, nous aurions presque pu croire qu’ils le faisaient du seuil de leur porte, de la fenêtre de leur chambre, comme si la petite voie départementale n’avait été qu’une rue de province et la gentilhommière isolée qu’un hôtel citadin; et même aux rares stations où je n’entendais le «bonsoir» de personne, le silence avait une plénitude nourricière et calmante, parce que je le savais formé du sommeil d’amis couchés tôt dans le manoir proche, où mon arrivée eût été saluée avec joie si j’avais eu à les réveiller pour leur demander quelque service d’hospitalité. Outre que l’habitude remplit tellement notre temps qu’il ne nous reste plus, au bout de quelques mois, un instant de libre dans une ville où, à l’arrivée, la journée nous offrait la disponibilité de ses douze heures, si une par hasard était devenue vacante, je n’aurais plus eu l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquelle j’étais jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint par Elstir avec l’esquisse que j’en avais vue chez lui, mais à aller faire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en effet, la dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait eue ce pays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays de connaissances; si sa répartition territoriale, son ensemencement extensif, tout le long de la côte, en cultures diverses, donnaient forcément aux visites que je faisais à ces différents amis la forme du voyage, ils restreignaient aussi le voyage à n’avoir plus que l’agrément social d’une suite de visites. Les mêmes noms de lieux, si troublants pour moi jadis que le simple Annuaire des Châteaux, feuilleté au chapitre du département de la Manche, me causait autant d’émotion que l’Indicateur des chemins de fer, m’étaient devenus si familiers que cet indicateur même, j’aurais pu le consulter, à la page Balbec–Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu’un dictionnaire d’adresses. Dans cette vallée trop sociale, aux flancs de laquelle je sentais accrochée, visible ou non, une compagnie d’amis nombreux, le poétique cri du soir n’était plus celui de la chouette ou de la grenouille, mais le «comment va?» de M. de Criquetot ou le «Kairé» de Brichot. L’atmosphère n’y éveillait plus d’angoisses et, chargée d’effluves purement humains, y était aisément respirable, trop calmante même. Le bénéfice que j’en tirais, au moins, était de ne plus voir les choses qu’au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine m’apparaissait comme une folie.

lundi 29 juin 2009

L'échelle d'or



Le thème de la montée spirituelle, l'image de l'ascension intérieure, on les retrouve de siècle en siècle, et d'une façon exemplaire chez saint Jean de la Croix, dans La montée du Carmel ou La nuit obscure. Il structure la Divine Comédie et Dante voit, au vingt et unième chant du Paradis, une échelle couleur de l'or qu'un rayon de soleil illumine. L'islam raconte et chante l'ascension de Mahomet qui, dans ce voyage intérieur, vit une échelle mystique. La voie soufie connaît l'échelle intérieure de l'illumination et de l'extase. La Chine taoïste et la Chine confucéenne ont, comme l'Inde, leur doctrine de perfection graduelle. Le yoga est montée de l'énergie mentale et physique de chakra en chakra jusqu'au sommet de soi ou jusqu'à la sortie de soi. Platon connaît cet envol de l'âme où Mircea Eliade voyait le rappel, philosophique, - ou la métamorphose - de l'expérience chamanique. Saint Paul parle d'un homme - lui-même, sans doute, qui fut ravi au troisième ciel : "Je connais un homme dans le Christ qui, il y a quatorze ans, avec ou sans son corps, je l'ignore, Dieu le sait, fut ravi au troisième ciel, fut enlevé jusqu'au paradis, où il entendit des paroles ineffables que l'homme ne saurait redire.
On retrouve cette image et ce thème de l'ascension dans la littérature moderne. Dans Le château de Kafka, par exemple, ou Le Mont Analogue de René Daumal. L'un des plus beaux poèmes d'Eluard, Poésie ininterrompue, est une montée du désastre à la lumière : "Si nous montions d'un degré." Et les récits d'exploits en montagne, ou les romans d'alpinisme, de même que les récits d'exploration de caverne ou les traversées solitaires, peuvent se déchiffrer comme l'expression d'un désir dont la clef, inconsciente, cachée, est d'ordre spirituel. "Le sacré, dans nos sociétés désacralisées, déchristianisées, se camoufle dans le profane", disait encore Eliade. Mais il est vrai que c'est avec la matière commune, quotidienne, avec l'expérience de chacun, que se représente ce qui est d'ordre spirituel, surnaturel. C'est avec ce que l'on touche et qu'on voit que se représente l'invisible et ce qui ne se peut représenter. C'est par l'analogie, non par le syllogisme, qu'on peut entrevoir l'au-delà de tout, l'essentiel. Les paraboles se servent de lampe et d'épi, d'argent, de perle et de filet, de champ, d'arbre et de graine, de sénevé, de levain dans la pâte, pour dire le Royaume de Dieu. Avec quoi dire les choses du ciel sinon avec celles de la terre ? Et voici qu'il arrive que la chose la plus ordinaire et la plus humble nous apparaisse, en retour, dans une lumière d'éternité. C'est la grâce de quelques poètes, de certains peintres, de manifester, au sein de la vie quotidienne, cette lumière-là. La lumière d'Emmaüs.

La grotte obscure et misérable de la Nativité, où Dieu respire entre les bêtes domestiques, sur la paille, sur un peu de paille, dans une crèche usée, une mangeoire d'animaux, est l'inverse de babel : et c'est la réponse divine au désir fou des hommes de conquérir le ciel, à leur folie.

... le Ciel même dans les entrailles de la Terre, au plus bas du monde et de notre condition.

Comme chez maître Eckhart, l'idée du péché bienfaisant :


Et nous ne montons à Dieu que parce que nous remontons vers lui : nous ne montons que par ce nous sommes tombés. Felix culpa ! Heureuse faute. Notre Chute fait notre élévation parce que le Très-Haut est descendu dans les enfers et l'abîme de notre désastre. Nous sommes la brebis remontée sur ses épaules et sauvée de la mort.

Le cinquième degré, équivalent de la Djavanmardî, chevalerie de l'âme. Mais non, ce n'est pas qu'un trait chrétien, et il n'est pas non plus certain que ce "service" Lui soit inutile.

Cinquième degré : la noblesse. Cette vertu peut surprendre. Et nous la rattachons, d'abord, au monde médiéval, à l'époque de Ruysbroeck, et à la tradition courtoise telle qu'elle se trouve évoquée, par exemple, par Hadewijch d'Anvers, mystique et poétesse du XIII° siècle, visionnaire, et dont Ruysbroeck connaît bien l'oeuvre. Mais au-delà d'un trait d'époque, cette noblesse est un trait chrétien. Il nous rappelle que le Christ est seigneur, Notre Seigneur. Il nous rappelle que la gloire de Dieu demande qu'on la serve, bien que notre service lui soit inutile : mais alors sa gloire nous revêt. Il nous rappelle l'honneur de Dieu et la parole jurée, fidèle, et que serment et sacrement sont mots de même racine : sacer. Il nous rappelle que la chevalerie est par dessus tout d'ordre spirituel et que saint Paul lui-même évoque les armes du combat intérieur.


Musée des Beaux Arts, Budapest, 1649

Comme le gris d'un ciel soudain s'éclaire, ou comme dans la plaine un champ, un jardin, ou du linge étendu, un drap sur un fil, s'illumine de soleil - on voit cela dans certaine toile de Ruysdael, on voit cette lumière céleste dans celle du jour, cet éclat surnaturel ou cette apparition angélique dans l'étoffe commune du monde, cette gloire sur la terre -, soudain l'ordinaire des conseils d'un père spirituel se transfigure et le ciel s'ouvre à l'horizon de l'âme, à son zénith.

Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituel; traduction et introduction Claude-Henri Rocquet.

dimanche 28 juin 2009

Les dindonneaux du directeur



photo : Scott Bauer

Ce n'est pas qu'il n'eût su, bien qu'il cachât ses débuts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un autre. Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour qu'un jour il découpât lui-même les dindonneaux. J'étais sorti mais j'ai su qu'il l'avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à distance respectueuse du dressoir, d'un cercle de garçons qui cherchaient par là moins à apprendre qu'à se faire bien voir, et avaient un air béat d'admiration. Vus d'ailleurs par le directeur (plongeant d'un geste lent dans le flanc des victimes et n'en détachant pas plus ses yeux pénétrés de sa haute fonction que s'il avait dû y lire quelque augure), ils ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s'aperçut même pas de mon absence. Quand il l'apprit, elle le désola. "Comment, vous ne m'avez pas vu découper moi-même les dindonneaux ?" Je lui répondis que n'ayant pu voir jusqu'ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes, Sarah dans Phèdre, je connaissais la résignation et que j'ajouterai son découpage des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l'art dramatique (Sarah dans Phèdre) fut la seule qu'il parut comprendre, car il savait par moi que, les jours de grande représentations, Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même d'un personnage qui ne dit qu'un mot ou ne dit rien. "C'est égal, je suis désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau ? Il faudrait un événement, il faudrait une guerre." (Il fallut en effet l'armistice). Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi : "C'est le lendemain du jour où j'ai découpé les dindonneaux." "C'est juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux."Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christ ou l'Hégire, le point de départ d'un calendrier différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension et n'égala pas leur durée.

samedi 27 juin 2009

Sur les dragons des ténèbres...



Bagdad, 1221

Magnifique préface du traducteur aux Sept Degrés de l'amour spirituel de Ruysbroeck. J'en extrais des bouts :

N'écrivant jamais que pour conduire des âmes sur le chemin de la vie intérieure.

La vie intérieure, comme la vie quotidienne, est un chemin. On le parcourt pas à pas, on y progresse, on y chemine vers un but. Et, de même qu'on grandit et qu'on s'élève, la vie spirituelle est un chemin qu'on doit gravir, non sans peine. Il y faut une méthode. - Et la grâce.

Je dois dire que j'adore cet ajout final - et la grâce. Après le cheminement (et déjà avant de cheminer faut-il trouver le chemin), l'effort, la montée, la peine, la méthode, il faut quoi, déjà ? Ah oui, un petit rien que l'on nomme la grâce.


Sainte Perpétue, martyre à Carthage au III° siècle, eut une vision où les montants de l'échelle spirituelle étaient armés de lames, "de sorte que si quelqu'un montait avec négligence et sans fixer son attention vers le haut, il était déchiré." Sous l'échelle, au pied de l'échelle, un dragon cherchait à épouvanter ou dévorer ceux qui voulaient s'élever. Saint Augustin commenta cette vision dans un Sermon et dit qu'on ne peut s'élever sans fouler d'abord la tête du dragon : premier degré de l'échelle, premier pas.

Après Maître Eckhart et Sohrawardî, via les Cathares et les Manichéens, autre connexion : Sohrawardî qui, après Saint Augustin, écrit dans Le Livre des temples de la lumière :

Celui qui se dresse d’un élan victorieux sur les têtes des dragons des ténèbres…

Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituel; traduction et introduction Claude-Henri Rocquet.

vendredi 26 juin 2009

Ne sçais l'heure



La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu'avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un. Quand il vit que je savais que Legrandin, lequel se faisait maintenant appeler Legrandin de Méséglise, n'y avait aucune espèce de droit, allumé d'ailleurs par le vin qu'il buvait, il eut une espèce de transport de joie. Sa soeur me disait d'un air entendu : "Mon frère n'est jamais si heureux que quand il peut causer avec vous." Il se sentait en effet exister depuis qu'il avait découvert quelqu'un qui savait la médiocrité des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu'un pour qui l'univers social existait. Tel, après l'incendie de toutes les bilbiothèques du globe et l'ascension d'une race entièrement ignorante, un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans la vie en entendant quelqu'un lui citer un vers d'Horace.


"Il est d'une très grande famille, me dit un jour M. de Montsurvent. Son patronyme est Saylor." Et il ajouta que sur son vieux castel au-dessus d'Incarville, d'ailleurs devenu presque inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd'hui trop ruiné pour réparer, se lisait encore l'antique devise de la famille. Je trouvai cette devise très belle, qu'on l'appliquât soit à l'impatience d'une race de proie nichée dans cette aire d'où elle devait jadis prendre son vol, soit aujourd'hui, à la contemplation du déclin, à l'attente de la mort prochaine dans cette retraite dominante et sauvage. C'est en ce double sens en effet que joue avec le nom de Saylor cette devise qui est : "Ne sçais l'heure."
A la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust.

jeudi 25 juin 2009

Ordre véritable vs boue sanglante



Cette citation et la conclusion, magnifiquement provocante sur la fin, me donne envie de lire le Journal de Julien Green :

L'ordre véritable est fondé sur la prière, tout le reste n'est que désordre (plus ou moins bien camouflé). Le Moyen Âge était un immense édifice dont les assises étaient le Pater, l'Ave, le Credo et le Confiteor. Tout ce qui est édifié sur autre chose ne peut que s'effondrer tôt ou tard dans la boue sanglante.
Julien Green, Journal, 30 juillet 1940.

mercredi 24 juin 2009

"Alleluia !"

Le Pérugin, 1500-1505, National Gallery, Londres
Au bout d'un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit à Morel : "Je conclus de toute cette histoire, mieux terminée que vous ne méritiez, que vous ne savez pas vous conduire et qu'à la fin de votre service militaire je vous ramène moi-même à votre père, comme fit l'archange Raphaël envoyé par Dieu au jeune Tobie !" Et le baron se mit à sourire avec un air de grandeur et une joie que Morel, à qui la perspective d'être ainsi ramené ne plaisait guère, ne semblait pas partager. Dans l'ivresse de se comparer à l'archange, et Morel au fils de Tobie, M. de Charlus ne pensait plus au but de sa phrase qui était de tâter le terrain pour savoir si, comme il le désirait, Morel consentirait à venir avec lui à Paris. Grisé par son amour ou par son amour-propre le baron ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que fit le violoniste car ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me dit avec un orgueilleux sourire : "Avez-vous remarqué, quand je l'ai comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie ? C'est parce que, comme il est très intelligent, il a tout de suite compris que le Père auprès duquel il allait désormais vivre, n'était pas son père selon la chair, qui doit être un affreux valet de chambre à moustaches, mais son père spirituel, c'est à dire Moi. Quel orgueil pour lui ! Comme il redressait fièrement la tête ! Quelle joie il ressentait d'avoir compris ! Je suis sûr qu'il va le redire tous les jours : "Ô Dieu qui avez donné le bienheureux archange Raphaël pour guide à votre serviteur Tobie dans un long voyage, accordez-nous à nous, vos serviteurs, d'être toujours protégés par lui et munis de son secours." Je n'ai même pas eu besoin, ajouta le baron, fort persuadé qu'il siégerait un jour devant le trône de Dieu, de lui dire que j'étais l'envoyé céleste, il l'a compris de lui-même et en était muet de bonheur !" Et M. de Charlus (à qui au contraire le bonheur n'enlevait pas la parole), peu soucieux des quelques passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à un fou, s'écria tout seul et de toute sa force, en levant les mains : "Alleluia !"

mardi 23 juin 2009

Le feu se calme et le bois se tait



Et comme la ressemblance émane de l'Un, et qu'elle attire et séduit en vertu de la puissance de l'un, il en résulte que ni repos ni satisfaction ne sont donnés à celui qui attire ni à celui qui est attiré jusqu'à ce qu'en Un ils soient réunis.

L'insatisfaction amoureuse de l'âme inférieure pour son âme suzeraine est bien connue. Sohrawardî, par exemple en parle, sans qu'il mette de réciprocité dans cette impatience souffrante, qui s'apparente plus, du coup, à l'aspiration murid-murshid de Nadjm ad Din Kubra :

Si l'aspiration du disciple est nécessaire pour initier son rapport au maître, elle se retourne ensuite, de sorte que c'est le maître qui aspire à son disciple et ne le relâche pas tant qu'il n'a pas atteint son but. En se soumettant au maître, celui-ci s'empare de lui, et c'est comme s'il avait été enlevé à lui-même, de sorte qu'il se trouve "comme le cadavre entre les mains du laveur de morts".


Cependant, ni le bois ni le feu ne trouvent d'apaisement ni de repos ni dans la chaleur, ni dans le froid, ni dans la ressemblance tant que le feu ne trouvent d'apaisement ni de repos dans la chaleur, ni dans le froid, ni dans la ressemblance tant que le feu ne s'engendre pas lui-même dans le bois et lui communique sa propre nature et son propre être, en sorte que tout est un seul feu, consubstantiel à tous les deux, sans différence, ni plus ni moins. Et c'est pourquoi, avant qu'il en soit ainsi, se produisent toujours une fumée, une lutte, un crépitement, un effort, un conflit entre le feu et le bois. Mais lorsque toute dissemblance est surmontée, le feu se calme et le bois se tait. Il s'avère en effet que la force cachée de la nature hait la ressemblance qui n'est pas encore manifeste, dans la mesure où celle-ci porte en soi différence et division. Elle vient chercher l'Un qu'elle aime dans cette ressemblance uniquement pour lui-même, tout comme la bouche aime et recherche dans le vin et par le vin la saveur et la douceur. Si l'eau avait le goût du vin, la bouche n'aimerait pas plus le vin que l'eau.
La divine consolation suivi de L'Homme noble, Maître Eckhart.

La réunion avec sa propre essence rappelle aussi ce que Sohrawardi disait de la jouissance de son être :

Lorsque tu as compris que la jouissance consiste en ce qu'un être atteigne à ce qui lui correspond, et en ce que cet être perçoive qu'il a atteint cette chose ; qu'en revanche la souffrance d'un être consiste en ce qu'il ait conscience d'avoir atteint quelque chose en discordance avec lui-même, et qu'il le perçoive quant à cette discordance ; [lorsque d'autre part tu as compris] que tous les actes de connaissance viennent de la Lumière immatérielle, car il n'est rien de plus cognitif que celle-ci - , alors il n'est rien qui soit plus sublime ni plus délectable que sa perfection et que d'être en accord avec elle." - 238. (Livre de la sagesse orientale)

lundi 22 juin 2009

"O Jesu, o Meister, zu helfen zu dir"

Il y a un paradoxe chez Bach qui veut que beaucoup de ses cantates religieuses sonnent comme des chants d'amour profanes, des bluettes ou des sifflements d'allégresse qu'un amoureux, gai comme un pinson, pourrait fredonner sur le chemin ; ou bien des airs tristes mais d'un chagrin d'amour qui sonne tout autant humain que causé par Dieu. Inversement, ses compositions pour instruments peuvent être d'une telle simplicité, d'un dépouillement magnifique et d'une austérité presque effrayante, qu'on sent là plutôt un mystère qui avoisine au silence, un son qui est aussi silence, qui marche avec le silence : le début des Variations Goldberg bien sûr, comme l'a écrit Cioran : "Il y a dans le début et la fin des Variations Goldberg un accent, un souvenir d'un autre monde" ; mais aussi l'Offrance musicale, des passages dans ses sonates et partitas pour violon, dans ses suites pour violoncelles.

Je raffole de cet air, très bien chanté (ce CD est une tuerie, de toute façon), avec l'allégresse qu'il faut, comme si on ne doutait pas de l'aide qui ne manquerait pas d'arriver, comme si la joie était déjà là, sûre que la face rayonnante se lèvera dans un tout petit moment, comme le soleil.


Cantate BWV 78 : II Aria.
Duetto : Soprano, Alto
Violone, Continuo


Wir eilen mit schwachen, doch emsigen Schritten,
De nos pas faibles mais empressés
O Jesu, o Meister, zu helfen zu dir.
Nous accourons vers toi, ô Jésus, ô maître, pour recevoir ton aide.
Du suchest die Kranken und Irrenden treulich.
Tu accordes fidèlement tes soins aux malades, aux égarés.
Ach höre, wie wir
Ah, entends comme nos voix
Die Stimmen erheben, um Hülfe zu bitten!
S'élèvent pour implorer ton secours !
Es sei uns dein gnädiges Antlitz erfreulich!
Puisse la vue de ta face où rayonne la grâce nous dispenser la joie !

Références.

dimanche 21 juin 2009

"Un amour volontaire, naturel et ardent"

La chaleur et la ressemblance entraînent aussi vers les hauteurs. Dans la Déité, la ressemblance revient au Fils, tandis que la chaleur et l'amour font partie du Saint-Esprit. La ressemblance en toutes choses, mais d'abord et surtout dans la nature divine, c'est la naissance de l'Un et et la ressemblance de l'Un en l'Un et avec l'Un, c'est le commencement de l'amour épanoui et ardent. L'Un est le commencement sans aucun commencement. La ressemblance est le commencement de l'Un seul et reçoit son être et son commencement de l'Un et en l'Un. Il est dans la nature de l'amour qu'il flue et jaillisse de deux qui ne sont qu'Un. L'Un en tant qu'Un ne produit pas d'amour. Deux en tant que deux ne produisent pas d'amour. Mais deux en tant qu'Un donnent nécessairement un amour naturel, volontaire et ardent.

samedi 20 juin 2009

Mme Cottard et l'Israélite bavard




- Qu'est-ce que tu dit ? demanda Mme Cottard. - Rien. Cela ne te regarde pas. Ce n'est pas pour les femmes", répondit en clignant de l'oeil le docteur, avec une majestueuse satisfaction de lui-même qui tenait le milieu entre l'air pince-sans-rire qu'il gardait devant ses élèves et ses malades et l'inquiétude qui accompagnait jadis ses traits d'esprit chez les Verdurin, et il continua à parler tout bas. Mme Cottard ne distingua que les mots "de la confrérie" et "tapette", et comme dans le langage du docteur le premier désignait la race juive et le second les langues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. de Charlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu'on tînt le baron à l'écart à cause de cela, trouva de son devoir de doyenne du clan d'exiger qu'on ne le laissât pas seul et nous nous acheminâmes tous vers le compartiment de M. de Charlus, guidés par Cottard toujours perplexe.

"Nous avons tenu absolument à faire toute avec vous, monsieur, et à ne pas vous laisser comme cela seul dans votre petit coin. C'est un grand plaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard au baron. - Je suis très honoré, récita le baron en s'inclinant d'un air froid. - J'ai été très heureuse d'apprendre que vous aviez définitivement choisi ce pays pour y fixer vos tabern..." Elle allait dire tabernacles, mais ce mot lui sembla hébraïque et désobligeant pour un Juif qui pourrait y voir une allusion. Aussi se reprit-elle pour choisir une autre des expressions qui lui étaient familières, c'est-à-dire une expression solennelle : "pour y fixer, je voulais dire "vos pénates" (il est vrai que ces divinités n'appartiennent pas à la religion chrétienne non plus, mais à une qui est morte depuis si longtemps qu'elle n'a plus d'adeptes qu'on puisse craindre de froisser).

Mme Cottard, au bout d'un instant, prit un sujet qu'elle trouvait plus personnel au baron : "je ne sais pas si vous êtes de mon avis, monsieur, lui dit-elle au bout d'un instant, mais je suis très large d'idées et selon moi, pourvu qu'on les pratique sincèrement, toutes les religions sont bonnes. Je ne suis pas comme les gens que la vue d'un... protestant rend hydrophobes. - On m'a appris que la mienne était la vraie", répondit M. de Charlus. "C'est un fanatique, pensa Mme Cottard ; Swann, sauf sur la fin, était plus tolérant, il est vrai qu'il était converti."

"Ce pauvre de Charlus, dit-il le soir à sa femme, il m'a fait de la peine quand il a dit qu'il était honoré de voyager avec nous. On sent, le pauvre diable, qu'il n'a pas de relations, qu'il s'humilie."

vendredi 19 juin 2009

Oriens est occidens



On sait notamment que Maître Eckhart était présent à Toulouse à l'occasion du chapitre général de son ordre, du 16 au 18 mai 1304, donc à une époque où la chasse aux derniers bons hommes était encore d'actualité dans l'arrière-pays toulousain. Ce voyage à pied, comme c'était jadis coutume et nécessité, a sans doute changé sa perception du monde et a apporté une impulsion décisive pour l'élaboration ultérieure du sermon De l'homme noble et du Livre de la divine consolation.

Que s'est-il passé à cette époque ? Suite à un affaiblissement de la papauté accompagné d'un soulèvement de la population contre les excès commis par l'Inquisition, Philippe le Bel ordonne en 1304 de mettre un terme aux persécutions des hérétiques. Les cachots s'ouvrent et les langues se délient, si bien que dans cette relative accalmie, n'importe qui pouvait sans grand danger écouter l'avis des hérétiques. Les dominicains eux-mêmes retrouvent leur vocation première, qui est de dialoguer avec les hérétiques, et non pas de les persécuter. Cela veut dire qu'il y a exactement 700 ans, Eckhart a sans doute rencontré parmi les derniers hérétiques cathares d'Occitanie (à compter de 2004, année de parution de cette édition). La vocation de son ordre étant d'aller vers les hérétiques, il est permis de supposer une telle rencontre. Sachant le peu de mal que Maître Eckhart dit de l'hérésie (le mot n'apparaît que trois fois dans son oeuvre, soit comme une erreur spirituelle, soit comme une vilaine chose dont on risque d'être accusé), on peut déduire qu'il est allé les voir avec une certaine sympathie. En effet, on ne saurait dialoguer avec "l'autre" sans essayer de comprendre son point de vue, ce qui nécessite un minimum de curiosité, voire de sympathie. Il n'est donc pas allé les voir en inquisiteur, telle est bien une certitude. Eckhart a côtoyé des inquisiteurs, puisqu'ils faisaient partie de son ordre, mais lui-même n'a jamais été un inquisiteur. Ce n'était pas sa fonction et encore moins son tempérament. Cependant, même pour les dominicains, il y avait de quoi douter de l'Inquisition, une institution qui, faut-il le rappeler, était parfaitement contraire à l'exemple du Christ. En raison de la grande curiosité que nous lui connaissons ("il aurait voulu en savoir plus qu'il ne convenait", nous a dit la Bulle), et parce que cette période était sans doute propice à des rencontres quelque peu hétérodoxes, Eckhart a sans doute gardé un souvenir exceptionnel de son voyage en Occitanie. En regard du peu que nous savons de sa biographie, cette année 1304 a constitué un tournant dans sa vie.


Musée du Louvre/A. Dequier - M. Bard

Idée amusante de l'imitation dominicaine des cathares, ou du moins de l'influence des derniers sur les premiers, par nécessaire contamination. Après tout, les uns furent la cause de la création des autres :

L'hérésie des bonnes femmes et des bons hommes étant la cause première de l'existence de l'ordre dominicain, c'était bien la région où son fondateur, Domingo de Guzman (littéralement : Dominique des Bonshommes), accomplit le célèbre et par la suite très controversé "miracle du feu" que les frères de l'ordre allaient toujours en parler. On peut supposer que les dominicains, n'ayant pas brûlé tous les livres confisqués aux hérétiques, en savaient plus sur une hérésie dont ils ont non seulement adopté le mode de vie - même abnégation de soi, même humilité, pour ne pas dire même détachement que les cathares - mais sans doute aussi repris des éléments doctrinaux.

Il est aussi fait mention de la prédilection commune des cathares et d'Eckhart pour l'évangile de saint Jean :

que les plus "parfaits" des hérétiques portaient toujours sur eux, voire "par coeur" en eux, au cours de leurs nombreuses pérégrinations. En cela, ils étaient parfois identiques ou pour le moins en affinité avec la mouvance des troubadours et autres chanteurs d'amour (minnesänger).

Prédilection qu'avaient aussi beaucoup de philosophes, même musulmans, par exemple les Ishraqî, dont Sohrawardî lui-même, qui le cite abondamment. Cela n'a rien d'étonnant, car cet évangile est un pot de miel pour les gnostiques. Et l'Ishraq flirte de très près aussi, il faut le dire, avec le manichéisme.

Sur l'auto-défense d'Eckhart envers sa propre "hérésie", elle rappelle celle d'Averroès, qui demandait à ce que les philosophes ne soient pas inquiétés pour déviance hérétique dans l'exercice de leur profession, qu'on devait leur laisser le droit de se tromper, ce que réclame aussi le maître rhénan :

Je peux en effet me tromper, mais je ne saurais être un hérétique, car la première chose relève de l'intellect et la seconde de la volonté.
Autre affinité avec les errants derviches, et peut-être plus encore les Ishraqî, c'est la rencontre, au bout du chemin, du Non-Où, c'est-à-dire là où il n'y a plus ni Orient ni Occident, ni lieu ni temps :

Ce serait plutôt dans une période de grandes pérégrinations pédestres à travers l'Europe, comme ce fut le cas dans le sillage du chapitre général de Toulouse, en 1304, que ce commentaire a pu être rédigé. On imagine l'auteur portant avec lui ce texte peu encombrant, ou même sans du tout le porter avec lui, puisque de toute manière, il le connaissait par coeur comme beaucoup de textes qu'il cite manifestement de mémoire, pour méditer et élaborer son commentaire au rythme de la marche à pied. Car c'est en marchant que l'on souhaiterait avoir tantôt les ailes d'un aigle. Le fameux Tolle tempus du commentaire devient manifeste en regard du paysage parcouru et en vue de celui qu'il reste encore à parcourir jusqu'à la prochaine étape. L'ubiquité de l'être n'est perçue qu'en demeurant établie dans le principe intemporel des choses, et de comprendre que la distance à parcourir n'est abolie qu'en transcendant le temps. Alors, prenant conscience de l'espace parcouru du lever du soleil jusqu'à l'imminence de son coucher, le voyageur pourrait à lui-même se dire : oriens est occidens.

La divine consolation suivi de L'Homme noble, Maître Eckhart; présentation de Wolfgang Wackernagel.

jeudi 18 juin 2009

L'essentiel est de participer...


MS Hunter 374 (V.1.11), Glasgow University library

Puisque c'est par l'acquisition du bonheur que les hommes deviennent heureux, le bonheur étant à vrai dire la même chose que la divinité, il est évident que l'acquisition de la divinité rend bienheureux. Mais pour la même raison que la justice fait le juste et la sagesse le sage, la divinité doit nécessairement transformer en dieux ceux qui l'ont acquise. Quiconque est heureux est donc un dieu. Par nature, il n'y a certes qu'un seul Dieu ; mais en vérité, rien n'empêche qu'il y en ait un grand nombre par participation.

mercredi 17 juin 2009

Les mercredi de La Raspelière (suite)


M. de Charlus :

- Qu'alliez-vous me dire ?" interrompit M. de Charlus qui commençait à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, mais qui préférait qu'il criât moins haut ces paroles à double sens. "Nous vous avons mis seulement à gauche", répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit : "Mais voyons ! Cela n'a aucune importance, ici ! Et il eut un petit rire qui lui était spécial - un rire qui lui venait probablement de quelques grand-mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d'une aïeule, de sorte qu'il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles dans de vieilles petites cours de l'Europe, et qu'on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. Il y a des moments où pour peindre complètement quelqu'un il faudrait que l'imitation phonétique se joignît à la description, et celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d'être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines suites de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces "petites trompettes" au son si particulier, pour lesquelles l'auteur a écrit telle ou telle partie. "Mais, expliqua M. Verdurin blessé, c'est à dessein. Je n'attache aucune importance aux titres de noblesse", ajouta-t-il avec ce sourire dédaigneux que j'ai vu tant de personnes que j'ai connues, à l'encontre de ma grand-mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses qu'ils ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire à l'aide d'elles une supériorité sur eux. "Mais enfin puisqu'il y avait justement M. de Cambremer et qu'il est marquis, comme vous n'êtes que baron... - Permettez, répondit M. de Charlus avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d'Oléron, de Carency, de Viareggio et des Dunes. D'ailleurs cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas", ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s'épanouit sur ces derniers mots : "J'ai tout de suite vu que vous n'aviez pas l'habitude."

lundi 15 juin 2009

"en toutes choses devenir simple et libre"


Gerrit Dou, Althe Pinakothek, Munich.

Pourquoi Dieu ne veut pas nous accorder ce que nous voulons, même si nous avons toutes les bonnes raisons de le vouloir ? C'est que, répond Maître Eckhart, nous sommes trop impatients et nous retardons, par notre impatience, l'agenda divin, alors même que Dieu soupire de nous exaucer :

En vérité, lorsque l'on veut s'unir à Dieu, il ne suffit pas que notre esprit soit détaché dans l'instant présent ; il faut que ce soit un détachement auquel on s'est longuement exercé, qui a précédé et qui suivra. Alors seulement peut-on obtenir de grandes choses de Dieu et recevoir Dieu dans ces dons. Mais si l'on n'est pas préparé, on per le don, et Dieu avec le don. Voilà pourquoi Dieu ne peut pas toujours nous accorder ce que nous lui demandons. Cela ne tient pas à lui, car il a mille fois plus hâte de donner que nous de recevoir. Mais nous lui faisons violence et tort en l'empêchant d'accomplir son opération naturelle par notre manque de préparation.

En fait, Dieu veut ce que nous voulons si notre volonté est bonne, mais du fait de notre volonté, nous retardons la sienne, car ce serait plier la volonté de Dieu à la nôtre. Aussi le meileur moyen d'avoir est de ne plus vouloir :

Dieu ne s'est jamais donné ni jamais ne se donne à quelque volonté étrangère. Il ne se donne qu'à sa propre volonté. Là où Dieu trouve sa volonté, il se donne et s'abandonne à elle avec tout ce qu'il est. Et plus nous nous défaisons de ce qui est nôtre, plus nous faisons en elle. C'est pourquoi il ne suffit pas que nous renoncions une seule fois à nous-mêmes avec tout ce que nous avons et pouvons, mais nous devons nous renouveler souvent, et ainsi en toutes choses devenir simple et libre.

Maître Eckhart, Conseils spirituels.

dimanche 14 juin 2009

Les adieux de Marc-Aurèle


photo : Sailko

Comme pour ceux de Socrate, il y a une (bonne) grâce, une élégance sereine et cavalière, presque une désinvolte, dans les adieux de Marc-Aurèle à la vie. Ce ton léger, presque allègre des sages antiques devant la mort, le christianisme l'a fait perdre pour longtemps à la philosophie latine. On ne le retrouve pas avant Montaigne, peut-être.

XXXVI.- O homme ! Tu as été citoyen de cette grande cité, que t'importe de l'avoir été cinq ans ou trois ans ! Ce qui est selon les lois est équitable pour tous. Qu'y a-t-il donc de terrible, si tu es renvoyé de la cité, non par un tyran ou par un juge inique, mais par la nature qui t'y a fait entrer ? C'est comme si le prêteur congédiait de la scène l'acteur qu'il avait engagé. - Mais je n'ai pas joué les cinq actes ; trois seulement. - Tu les as bien joués ; mais, dans la vie, trois actes font un drame tout entier. Celui qui, en effet, fixe le dénouement est celui-là même qui fut naguère la cause de ta composition et qui est aujourd'hui celle de ta dissolution. Pour toi, tu es irresponsable dans l'un et l'autre cas. Pars donc de bonne grâce, car celui qui te donne congé le fait de bonne grâce."


Marc-Aurèle : Pensées pour moi-même ; Livre XII.

samedi 13 juin 2009

Seras-tu donc un jour...


photo Urban

Marc-Aurèle très souvent casse-pied, un peu lourd, un peu rabâcheur dans ses raisonnements et ses exhortations à la discipline avec des arguments parfois un peu tordus, ou tout simplement obtus et comiques, du coup ; les oeillères volontaires :

Le repentir est un blâme à soi-même pour avoir négligé quelque chose d'utile. Or, le bien doit être quelque chose d'utile, et l'honnête homme doit en avoir souci. Mais d'autre part, aucun honnête homme ne se blâmerait pour avoir négligé un plaisir. Le plaisir n'est donc, ni chose utile, ni bien.

On comprend son impatience de se dissoudre dans le Grand Tout car vu comme cela, la vie d'un stoïcien ne semble qu'un long emmerdement... Il ne reste plus qu'à fustiger en soi vices et faiblesses, pour ne pas périr d'ennui. Mais souvent, aussi, de beaux passages, qui font regretter (pour lui) qu'il n'ait pas davantage pratiqué ce lâcher-prise qui fait naître alors l'effusion, ou ne l'ait davantage permis à son âme par nature disposée "à aimer et à chérir" :

Seras-tu donc un jour, ô mon âme, bonne, simple, nue et plus apparente que le corps qui t'entoure ? Seras-tu donc un jour à même de goûter la disposition qui te porte à aimer et à chérir ? Seras-tu donc un jour satisfaite, sans besoin, sans désir, sans avoir à attendre ton plaisir de ce qui est animé ou inanimé ; sans avoir, pour le faire durer davantage, à attendre ton plaisir du temps, d'un lieu, d'une contrée, d'un air plus favorable, et d'un meilleur accord entre les hommes ? Mais te contenteras-tu de ta condition présente, te réjouiras-tu de tout ce qui présentement t'arrive, te persuaderas-tu que tout est bien pour toi, que tout te vient des Dieux, et tout ce qui leur plaît de t'envoyer, et tout ce qu'ils auront à t'assigner pour le salut de l'être parfait, bon, juste, beau, qui engendre tout, retient tout, contient et comprend tout ce qui se dissout pour donner naissance à d'autres choses semblables ? Seras-tu donc un jour telle que tu puisses vivre dans la société des Dieux et des hommes sans te plaindre d'eux et sans leur donner sujet de t'accuser ?


Marc-Aurèle : Pensées pour moi-même ; Livre IX et X.

Des livres pour Haïti

vendredi 12 juin 2009

"tiens pour grand ce que tu aimes et le but de ta quête"


Autre formule d'un Dieu insistant chez Eckhart. Après celui qui doit faire l'effort de se dépouiller pour entrer dans le château de notre âme, voilà celui qui, patiemment, parce que nous ne savons pas le voir à notre porte, attend sur le seuil que l'on veuille bien ouvrir (pendant que nous croyons avoir perdu la clef qui se trouve dans nos mains, je suppose).

"Car c'est un grand préjudice pour l'homme de se croire loin de Dieu. Que l'homme chemine loin ou près, Dieu n'est jamais loin : il se tient toujours à proximité, et s'il ne peut rester à l'intérieur, il ne va jamais plus loin que sur le pas de la porte."(17)

Son opinion sur le péché est on ne peut plus pédagogique. C'est, finalement, assez nécessaire, pour qu'à la fin, ayant bien honte et nous retrouvant tout seul, sans la satisfaction des bonnes oeuvres accomplies, dans cette auto-satisfaction du bon élève méritant et sans tache, il nous faille nous tourner vers l'ultime remise de peine. Tout ça parce que Dieu veut être aimé (après tout, c'est censé être celui qui disait, en d'autres temps : "Je suis un dieu jaloux" ). En même temps, c'est une grâce d'échapper à cette complaisance, le : "c'est quand même pas mal !" comme disait Lucien Jerphagnon, de qui se regarde dans la glace après une bonne action.

Voici la raison pour laquelle le Dieu fidèle permet souvent que ses amis succombent à leurs faiblesses, en sorte qu'ils n'ont plus aucun secours vers lequel ils peuvent se tourner ou s'appuyer. Car ce serait une grande joie pour une personne aimante de pouvoir faire beaucoup de grandes choses, que ce soit de veiller, de jeûner ou de se livrer à d'autres exercices, à des choses particulièrement grandes et difficiles ; c'est pour elle une grande joie, un gouvernail et un espoir, si bien que ses oeuvres sont un appui, un gouvernail et une raison d'avoir confiance. De cela, Notre-Seigneur veut les priver pour être leur seul soutien et leur seule raison d'avoir confiance.

Vient un passage assez vivant, où il répond aux objections des fidèles, à la file, des objections dont on ne cesse de lui rebattre les oreilles, et qui, au fond, n'ont jamais changé : celle de la dépréciation geignarde de soi. Pas d'excuse pour ne pas communier, dit-il. Et surtout pas celle de ne rien "ressentir", encore une fois, il exhorte ses élèves à prêter moins attention à leur petite âme, à leur petite suave dévotion, bref à tous ces plaisirs de la piété, et à se soucier davantage de poursuivre la route au lieu de s'arrêter douillettement (ou essouflé) en chemin : "tiens pour grand ce que tu aimes et le but de ta quête."

Celui qui veut bien recevoir le corps de Notre-Seigneur ne doit pas attendre d'avoir le goût de l'intériorité ou quelque sensation de grand recueillement ou de dévotion, mais il doit percevoir la force de sa volonté et la présence de son intention. Tu ne dois pas faire grand cas des sentiments que tu as : tiens pour grand ce que tu aimes et le but de ta quête.
Tout de même il se lâche dans une envolée lyrique, on dirait le ciel d'un tableau baroque, en décrivant aux récalcitrants, aux tièdes, ce qu'est véritablement la communion :


Sassetta, musée chrétien d'Esztergom, v. 1510
Bref si tu veux être dévêtu de toute faiblesse puis revêtu de vertus et de grâces, accompagné de béatitudes et conduit vers l'origine, avec le cortège des vertus et de toutes les grâces, applique-toi à recevoir le sacrement dignement et souvent : ainsi, tu seras uni à lui, et par son corps tu deviendras noble. Oui, dans le corps de Notre-Seigneur, l'âme devient si proche de Dieu que tous les anges, chérubins ou séraphins ne peuvent reconnaître ni trouver de différence entre eux deux. Car là où ils touchent Dieu, ils touchent l'âme, et là où ils touchent l'âme, ils touchent Dieu. Il n'y a jamais d'union plus proche, car l'âme est bien plus étroitement unie à Dieu que le corps à l'âme, qui ne font pourtant qu'un seul homme. Cette union est bien plus intime qu'une goutte d'eau plongée dans un vase de vin ; car il y aurait là eau et vin, mais ici la transformation est telle qu'aucune créature ne saurait trouver la différence.
Quant à la confession, il ne semble pas y accorder une importance majeure, avant d'aller communier. Comme il le dit, tout ça est "sans grand souci". Tu n'as pas le temps d'aller à confesse ? (ses "soucis de la vie extérieure" sonnent très moderne, très "petit traité pratique de vie spirituelle aux cadres surchargés"). Qu'importe, Dieu est là, qui prend la relève en attendant. Très jolie idée d'ailleurs, de ce que tant que la conscience vous poigne, le pardon n'est pas encore là. Du jour où l'on ne souffre plus de son péché, c'est que le péché n'est plus là : Dieu a pardonné entretemps, plus la peine de se confesser. Car "Il faut se confesser à Dieu plutôt qu'aux hommes." Et plutôt que de se punir soi-même, mieux vaut avouer à Dieu. Peut-être, dans ce cas, que la pénitence peut être une paresse spirituelle.
Quand on veut recevoir le corps de Notre-Seigneur, on peut s'en approcher sans grand souci. Cependant, même si l'on n'a pas conscience d'avoir péché, il est convenable et très utile de se confesser auparavant, pour recevoir le fruit du sacrement de confession. Mais si l'homme ressent de la peine pour avoir commis quelque faute, et qu'en raison des soucis de la vie extérieure il ne puisse aller se confesser, qu'il aille vers son Dieu, qu'il se reconnaisse coupable en grand repentir et qu'il soit en paix jusqu'à ce qu'il trouve le temps de se confesser. Si, entre-temps, les scrupules et les remords du péché lui ont échappé, il peut se dire que Dieu aussi les a oubliés. Il faut se confesser à Dieu plutôt qu'aux hommes et, si l'on est coupable, s'accuser rigoureusement. On ne doit pas, lorsqu'on veut s'approcher du sacrement, prendre cette confession intérieure à la légère et s'en dispenser par une pénitence extérieure. Car ce qui compte dans les actions de l'homme, c'est l'intention, qui est juste, divine et bonne.

Maître Eckhart, Conseils spirituels.

jeudi 11 juin 2009

Que la méfiance est un défaut d'amour

Bouts, musée des Beaux-Arts, Lille, 1450

Jolie formule de Maître Eckhart, quand, voulant rassurer sur le pardon de Dieu qui lave tout, même (et surtout) les plus énormes péchés, il parle du "Dieu du présent", ce qui rappelle l'exercice zen de vivre uniquement le temps présent. Ici, Dieu donne l'exemple :

Car Dieu est le Dieu du présent. Tel il te trouve, tel il te prend et t'accueille, non pas ce que tu as été, mais ce que tu as été maintenant."(12)

Mais tout son propos sur le pardon des péchés, si aisé à Dieu, qui lui est si facile pour peu que l'on se repente, quels que soit leur nombre et leur gravité, et même dit-il plus aisément pardonne-t-il les gros péchés que les petits, s'oppose à toute cette théorie du Purgatoire, dont Jacques Le Goff a retracé l'histoire, avec son feu purificateur et douloureux, même pour les péchés véniels, avec ces prières d'intercession pour les défunts, et même les indulgences. Là, pas de souci, il ne parle même pas de confession, le repentir efface tout :

Et plus les péchés sont graves et nombreux, plus Dieu les pardonne volontiers et sans mesure, et cela d'autant plus vite qu'ils lui sont le plus contraires. Et alors, quand le divin repentir s'élève vers Dieu, en moins d'un clin d'oeil tous les péchés ont disparu dans l'abîme divin, et ils sont alors aussi absolument anéantis que s'ils n'avaient jamais été commis, pourvu que le repentir soit intègre. (13)

Il s'oppose aussi à la crainte, cette crainte de Dieu qui est tout de même une pierre angulaire des religions bibliques. Dieu doit être aimé, soit, mais il est aussi terrifiant en sa grandeur, son châtiment, sa colère, etc. Mais comment craindre et aimer à la fois ? contredit le maître rhénan. Si vous aimez, vous ne craignez pas, et si vous craignez, c'est qu'il y a en vous un défaut d'amour, puisque vous manque la confiance (et fiance et foi ont même sens). Donc qui se méfie manque à l'amour "car l'amour ne peut se méfier, il ne se fie qu'au bien." De surcroît l'amour donne la connaissance (ça c'est très gnostique), c'est-à-dire le "vrai savoir" et la "certitude". Ce qui aboutit à un paradoxe, si l'on y réfléchit : quand on sait, qu'a-t-on besoin de croire ? Donc l'amour induit la confiance, qui induit que l'on dépasse la foi (et que l'on s'en passe) pour atteindre la certitude.

L'amour véritable et parfait se mesure à la grande espérance et à la confiance que l'on a en Dieu, car aucune chose ne mesure mieux l'amour accompli que la fidèle confiance. La fidèle confiance révèle combien une personne aime l'autre ; et toute la fidèle confiance que l'on ose avoir en Dieu, on la trouve vraiment en lui, et mille fois davantage. De même qu'un homme ne peut jamais trop aimer Dieu, jamais un homme ne pourrait avoir trop de fidèle confiance envers Dieu. Tout ce que l'on peut faire par ailleurs n'est pas aussi avantageux que la grande fidèle confiance envers Dieu. Avec tous ceux qui ont eu grandement confiance en lui, il n'a jamais manqué d'accomplir de grandes choses. Chez tous ceux-là, il a bien montré que cette fidèle confiance a l'amour pour origine, car l'amour n'a pas seulement fidèle confiance, il a aussi un vrai savoir et une certitude exempte de doute. (14)

Il y a aussi l'idée de l'âme neuve, de l'homme neuf, lavé de ses péchés non par le pardon divin, mais par l'amour, car :

L'amour ne connaît pas la crainte", comme le dit saint Paul, et il est encore écrit : "L'amour couvre la multitude des péchés. Car là où il y a péché, il ne peut y avoir ni fidèle confiance ni amour, car l'amour recouvre toujours les péchés, il ignore les péchés. Cela ne veut pas dire que l'on n'a pas péché, mais que l'amour décompose et chasse les péchés comme s'ils n'avaient jamais existé. (15)
A notre époque de crime "imprescriptible", de "justice pour les victime", de condamnation éternelle en somme, à une époque où l'on a par-dessus tout le goût de la vengeance, et surtout judiciaire, paradoxalement accompagné d'un reflux de la peine de mort, l'idée que ce sont les plus grands crimes qui sont les plus facilement "pardonnables" confirme qu'il ne peut y avoir véritablement de juge chrétien :

Car, à celui auquel il est pardonné, toutes les oeuvres divines sont parfaites et surabondantes, il lui est totalement et absolument pardonné, et de préférence les grandes choses que les petites, ce qui parachève la fidèle confiance. (15)

Naturellement on entend déjà les récriminations : "Ah mais c'est trop facile ! Il suffit de pécher beaucoup alors, et puis c'est trop facile, on regrette, et pas de châtiment !" Non, juste un fardeau plus lourd, indique Maître Eckhart, presque en glissant dessus, sans insister, mais sans laisser place au doute :

mais à celui à qui beaucoup est pardonné, il incombe aussi d'avoir plus d'amour, comme Notre-Seigneur le Christ l'a dit : "Celui à qui il est beaucoup pardonné, qu'il aime d'autant plus.

Et l'amour n'est pas un poids facile... En tout cas, il vaut toutes les pénitences, comme il nous l'explique avec un enthousiasme qu'il ne retient plus sur la fin :

mais la véritable pénitence et la meilleure de toutes, par laquelle on fait les plus grands progrès, consiste à se détourner complètement et parfaitement de tout ce qui n'est pas vraiment Dieu et divin en nous, et dans toutes les créatures, et à se tourner de façon parfaite et entière vers son Dieu bien-aimé, dans un amour inébranlable, en sorte que la ferveur et le désir soient grands pour lui. L'oeuvre par laquelle cela te réussit le mieux est celle qui te convient le plus, et plus il en est ainsi, plus la pénitence est véritable, plus elle efface les péchés et aussi tout châtiment. Oui, si tu voulais en si peu de temps te détourner résolument de tous les péchés en les détestant vraiment, et te tourner aussi résolument vers Dieu, même si tu avais commis tous les péchés qui furent commis depuis Adam et qui le seront jusqu'à la fin des temps, ils te seraient complètement pardonnés en même temps que le châtiment, en sorte que si tu mourais maintenant, tu parviendrais jusqu'à la face de Dieu.
ça, c'est la vraie pénitence ! Elle nous vient en toute perfection dela digne souffrance et de l'exemplaire initiation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Plus l'homme est à son image, plus se détachent de lui tous les péchés et le châtiment du péché.
Et toujours, après l'amour, que l'on croit être le stade ultime, revient le détachement, chez lui. Se détacher de ce que l'on était hier (Dieu est du présent), être détaché de ses péchés ("en un clin d'oeil," ils ne sont plus et on fera comme s'ils n'avaient jamais été), bref "cette pénitence est simplement un détachement de toute chose et une élévation de l'âme vers Dieu."

Et c'est peut-être là une des clefs subtiles de son raisonnement. C'est bien beau de vouloir se détacher de tout plaisir, toute volonté, toute ambition pour soi, de ne vouloir garder que Dieu etc. Mais il y a aussi un attachement à la mortification, au repentir, à l'amertume complaisante et donc suspecte, à cette douceur des larmes douloureuses du repentir qu'il faut savoir laisser aussi. Ailleurs, Maître Eckhart nous dit que la confession importe peu si l'on se repent soi-même, bien comme il faut, devant Dieu. Et puis vient un moment où il faut savoir tourner le dos à son propre repentir. Sèche tes larmes, mouche ton nez, et dépêche d'aimer pour commencer, et puis de t'élever un peu vers Dieu et détache-toi tout seul, on ne va pas y passer la nuit.

Maître Eckhart, Conseils spirituels.

mercredi 10 juin 2009

Les mercredi de La Raspelière


Mme Verdurin :

Disons en un mot que Mme Verdurin, en dehors même des changements inévitables de l'âge, ne ressemblait plus à ce qu'elle était au temps où Swann et Odette écoutaient chez elle la petite phrase. Même quand on la jouait, elle n'était plus obligée à l'air exténué d'admiration qu'elle prenait autrefois, car celui-ci était devenu sa figure. Sous l'action des innombrables névralgies que la musique de Bach, de Wagner, de Vinteuil, de Debussy lui avait occasionnées, le front de Mme Verdurin avait pris des proportions énormes, comme les membres qu'un rhumatisme finit par déformer. Ses tempes, pareilles à deux belles sphères brûlantes, endolories et laiteuses, où roule immortellement l'Harmonie, rejetaient de chaque côté des mèches argentées, et proclamaient, pour le compte de la Patronne, sans que celle-ci eût besoin de parler : "Je sais ce qui m'attend ce soir." Ses traits ne prenaient plus la peine de formuler successivement des impressions esthétiques trop fortes, car ils étaient eux-mêmes comme leur expression permanente dans un visage ravagé et superbe. Cette attitude de résignation aux souffrances toujours prochaines infligées par le Beau, et du courage qu'il y avait eu à mettre une robe quand on relevait à peine de la dernière sonate, faisait que Mme Verdurin, même pour écouter la plus cruelle musique, gardait un visage dédaigneusement impassible et se cachait même pour avaler les deux cuillerées d'apirine.

Cottard :

Je venais de transmettre à Mme Verdurin le message dont m'avait chargé Morel, quand Cottard entra au salon en annonçant comme s'il y avait le feu, que les Cambremer arrivaient. Mme Verdurin, pour ne pas avoir l'air vis-à-vis de nouveaux comme M. de Charlus (que Cottard n'avait pas vu) et comme moi, d'attacher trop d'importance à l'arrivée des Cambremer, ne bougea pas, ne répondit pas à l'annonce de cette nouvelle et se contenta de dire au docteur, en s'éventant avec grâce et du même ton factice qu'une marquise du Théâtre-Français : "Le baron nous disait justement..." C'en était trop pour Cottard ! Moins vivement qu'il n'eût fait autrefois, car l'étude et les hautes situations avaient ralenti son débit, mais avec cette émotion tout de même qu'il retrouvait chez les Verdurin : "Un baron ! Où çà, un baron ?" s'écria-t-il en le cherchant des yeux avec un étonnement qui frisait l'incrédulité. Mme Verdurin, avec l'indifférence affectée d'une maîtresse de maison à qui un domestique vient devant les invités de casser un verre de prix, et avec l'intonation artificielle et surélevée d'un premier prix du Conservatoire jouant du Dumas fils, répondit en désignant avec son éventail le protecteur de Morel : "Mais, le baron de Charlus, à qui je vais vous nommer... monsieur le professeur Cottard." Il ne déplaisait d'ailleurs pas à Mme Verdurin d'avoir l'occasion de jouer à la dame. M. de Charlus tendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévole d'un "prince de la science". Mais il s'arrêta net en voyant entrer les Cambremer, tandis que M. de Charlus m'entraînait dans un coin pour me dire un mot, non sans palper mes muscles, ce qui est une manière allemande.

M. Verdurin :

Mme Verdurin demanda à l'oreille de son mari : "Est-ce que je donne le bras au baron de Charlus ? Comme tu auras à ta droite Mme de Cambremer, on aurait pu croiser les politesses. - Non, dit M. Verdurin, puisque l'autre est plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer était marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur.

Mme de Cambremer :

Eprise d'art réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle au peintre ou à l'écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussent donné la nausée ; un moujik de Tolstoï, un paysan de Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne permettait pas à l'artiste de dépasser.

Saniette :

Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui éviterait d'être l'objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d'être délivré, il avait été attendri d'entendre M. Verdurin, malgré la solennité d'un tel dîner, dire au maître d'hôtel de mettre une carafe d'eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu'ils soient bien nourris.)

mardi 9 juin 2009

"J'ai perdu Dieu." "T'as bien regardé partout ?"


source Thegreenj, wikicommons

Le ton de Maître Eckhart, dans ses Conseils spirituels, peut être très drôle, dans son pragmatisme paisible. Ainsi, sur l'absence ou le retrait de Dieu, cette angoisse bien connue des mystiques, le bon sens, peut-être subtilement ironique, du Maître : si tu ne trouves plus Dieu, "ben, va le chercher là où tu l'a mis la dernière fois", tout à fait comme on cherche ses clefs ou ses lunettes : c'est juste que tu l'as pas laissé au bon endroit, dugland. Or, "Il n'y a pas de meilleur conseil pour retrouver Dieu que de le chercher là où on l'a laissé." Sauf qu'il fait plus fort encore : si tu as paumé tes clefs, fais comme si tu les avais encore, et tu verras que subitement tu les auras de nouveau en main.

11. Ce que l'homme doit faire lorsque Dieu s'est caché et lui manque

Sache aussi que la bonne volonté n'est jamais privée de Dieu. L'absence n'est qu'un sentiment de l'âme qui s'imagine que Dieu est parti. Que faut-il faire alors ? La même chose vraiment que tu ferais si tu étais dans la plus grande consolation ; apprends à agir ainsi quand tu es dans la plus grande souffrance et comporte-toi exactement de la façon dont tu te comportais alors. Il n'y a pas de meilleur conseil pour retrouver Dieu que de le chercher là où on l'a laissé. Comme tu te sentais la dernière fois que tu l'avais, fais de même maintenant que tu en es privé, ainsi tu vas le retrouver. Car la bonne volonté ne perds jamais Dieu et n'est jamais privée de lui.

Cette idée à laquelle il tient, ne plus avoir d'autre volonté que la Sienne, lui sert à égratigner certains exaltés croyants, qui peuvent avoir tendance à mêler leurs émois et leurs désirs avec le plan divin (raté).

Ils veulent avoir leur propre volonté et dire à Notre-Seigneur de faire comme ceci ou comme cela. Ce n'est pas là une bonne volonté. C'est en Dieu qu'il faut quérir sa plus chère volonté.


Et il se moque ainsi de ces personnes (la majorité, à vrai dire) qui courent encore après leurs désirs, le tout dans la posture du renoncement et en courant sans doute, de surcroît, après la suave extase :

Elles aimeraient éprouver de grands sentiments, elles voudraient avoir ceci et cela en même temps que le bien du renoncement ; tout cela n'est rien d'autre que de l'égoïsme. Avec toutes choses, tu devrais t'en remettre entièrement à Dieu et ne pas t'inquiéter ensuite de ce qu'il fait avec ce qui est à lui.

Mais un passage des plus saisissants, est cette idée, scandaleuse pour les courants religieux qui mettent Dieu au-dessus de tout, séparé en tout de l'homme, et naturellement inatteignable pour la souffrance humaine : que Dieu, encore et toujours avec nous, souffre avec nous et par nous. Même pour la plus petite souffrance, tout est décuplé apparemment chez Lui : on se cogne le gros orteil, on sautille en jurant et en clamant notre indignation cosmique devant une si injuste, atroce et abominable douleur, alors que chez Dieu la douleur a l'intensité d'un milliasse d'explosions atomiques. Personnellement, je ne trouve pas ça du tout réconfortant, c'est même un peu terrifiant...

Si grande que soit la souffrance, du moment qu'elle vient par Dieu, Dieu en souffre en premier lieu. Oui, par la vérité que Dieu est, jamais une souffrance, un désagrément ou une contrariété, qui nous tombe dessus, n'est si petite, que, dans la mesure où on la remet à Dieu, elle ne le touche infiniment plus que nous et lui est plus contraire qu'à nous.

A essayer la prochaine fois que l'on vous ressort la sempiternelle récrimination : "si Dieu permet le Mal dans le monde, soit c'est un salaud soit il n'existe pas , gna gna gna." Mais cela pose surtout la question des souffrances terrestres du Christ : il est né, il a vécu, il a souffert et a racheté l'humanité, bon. Et puis tout a été fini pour lui, alors que pour nous, tout continue... Hé ben non. La souffrance divine continue, dans un échange assez saisissant, pour peu qu'on y mette du sien : par Lui la souffrance nous arrive, nous l'endurons, Il en souffre plus que nous ("ça me fait plus de mal qu'à toi") et si nous nous élevons au-dessus des jurons et des sautillements et que nous cessons un instant de nous frotter le gros orteil pour Lui remettre les élancements douloureux de nos chairs écrasées, alors nous changeons de souffrance comme d'état, et nous nous mettons à souffrir comme Dieu de la souffrance de Dieu en nous.

Mais si Dieu endure ces souffrances pour le bien qu'il a en vue pour toi, et si tu veux souffrir ce qu'il souffre et qui par lui arrive à toi, cette souffrance devient justement divine, que ce soit le mépris ou l'honneur, l'amertume ou la douceur, les plus grandes ténèbres ou la plus claire lumière. Tout cela prend le goût de Dieu et devient divin, car tout ce qui arrive à un tel homme est à l'image de Dieu, du fait qu'il ne cherche rien d'autres et n'a pas d'autre goût ; c'est pourquoi il saisit Dieu en toute amertume comme dans la plus grande douceur.


Maître Eckhart, Conseils spirituels

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.