vendredi 26 septembre 2008

Les idées scandaleuses & La Fraternité des coeurs préexistants

Un élément qui pouvait confirmer Henry Corbin dans son idée que la hiérarchie des saints chez les soufis est, comme il dit "une imamologie qui ne dit pas son nom", une imamologie sans Imam, est cette prééminence de la walayat ("sainteté") sur la nobowwat (prophétie) que l'on trouve directement chez Tirmidhî, sans que cette sainteté émane de Mohammad, ce qui du coup va aussi loin que certains courants chiites. Il s'agit, chez Tirmidhî de placer l'amour au-dessus de la révélation, l'amour étant même, pour lui, le coeur de la question du libre arbitre. Il ne s'agit pas, pour lui, de choisir entre le bien et le mal, mais entre l'amour et le non-amour :


" "Lorsque la parole de louange (tasbîh) s'est manifestée, la lumière de l'amour est sortie, une partie d'elle-même recouvrant l'autre partie. En effet, Muhammad est la joie de Dieu, mais l'amour l'emporte sur la joie." Tirmidhî fait allusion dans ce cas au Khatm al-awliyâ, le sceau de la sainteté, bien qu'il ne le nomme pas explicitement."


Or, l'amour, comme on l'a déjà évoqué à plusieurs reprises, constitue pour lui le fondement ontologique de toute liberté humaine, Dieu ayant décrété que tout être est forcé de se plier à sa volonté et de lui obéir, hormis le coeur de l'homme, qui, par nature, ne peut être possédé. Ainsi, il contrait les hommes, comme il le fait pour les anges, à reconnaître son existence et à se soumettre à sa puissance. En revanche, il s'est Lui-même abstenu de forcer les humains à l'aimer, puisqu'il leur a proposé l'amour comme un choix, spécificité qui marque, précisément, leur supériorité sur toutes les créatures."





Vision de saint Bernard, Alonso Cano, musée du Prado

Du coup, cela me remet en mémoire ce lien entre Connaissance et Amour, et méconnaissance-mésamour, que j'avais fait dans les commentaires d'un post, en réponse à la sempiternelle objection (mais les athées rabâchent beaucoup) : "Dieu n'est pas gentil qui nous punit".


Et cela donne aussi une teinte nouvelle au pacte de l'Alast (ne suis-je pas votre Seigneur ?) :


"Or, Tirmidhî considère que Dieu a proposé ce choix d'amour dans la préexistence à tous les hommes, en les plaçant devant Lui à égalité après qu'ils aient été plongés dans sa contemplation."

Geneviève Gobillot : Introduction au Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (Kitâb al-furûq wa man' al-taradûf), Al-Hakîm al-Tirmidhî.

jeudi 25 septembre 2008

Le domaine des affects

"Ce tour d'horizon psychologique peut être complété par une rapide présentation de ce qui touche aux sentiments. En effet, même si Tirmidhî ne consacre aucune réflexion spécifique à l'amitié, on a vu qu'il s'intéresse néanmoins de près à tout ce qui concerne les sentiments qui lient entre eux les humains. Le plus important et le plus élevé d'entre eux est l'amour qu'un être humain porte à un autre être humain "en Dieu". : "L'amour en Dieu comporte deux aspects : Celui qui aime en Dieu ne change jamais à l'égard de son aimé, même si la situation de celui qui l'aime change en apparence. Celui qui aime pour l'obéissance envers Dieu change son amour envers celui qui obéit si sa situation change, car il l'aimait en raison de son obéissance à Dieu. Quant à celui qui aime, non pas pour l'obéissance, mais à cause de ce que l'être aimé a reçu de Dieu, même si cet être change en apparence, le don qu'il a reçu reste et celui qui l'aime ne change pas son amour à son égard. En effet, ce qu'il a reçu de Dieu persiste, alors qu'en apparence il est fautif."

Cette image du Fidèle d'Amour, je la trouve plus noble et plus convaincante que celle d'un Ruzbehân et son assemblage obligé Amour/Beauté et le tout dans l'absence de péché, en fait.

Quant à la délicatesse exposée dans les nécessaires reproches à faire à un égaré, cela pourrait être partie du bréviaire du murshid, qui doit corriger l'âme (nafs) du murîd, sans porter atteinte ni à son coeur ni au divin en lui :

"Les sentiments entrent néanmoins en jeu dans le cas de l'éducation ou du conseil prodigué à un homme : "Lorsque tu fais une recommandation à quelqu'un, tu l'avises et met en évidence la laideur de l'acte critiquable (madhmûm) qu'il a commis. Cependant, en même temps que tu le désapprouves, ton coeur est rempli de miséricorde à son égard et tu agis avec mansuétude envers lui. Par cette désapprobation, c'est son âme "qui incite au mal" qui est visée, car c'est elle qui l'a poussé à commettre cet acte critiquable. Tu veux, par cet avertissement, la réprimer afin qu'elle soit brisée et écrasée. Grâce à cette initiative, tu fais triompher le Droit de Dieu et, en même temps, tu fais preuve de mansuétude à l'égard de cet homme. Tu te limites très précisément à critiquer son âme car tu sais que le coeur du croyant serait incapable d'approuver un tel acte (isâr) de l'âme. Malgré tout, c'est toujours son âme que tu vises dans cette situation et non pas son coeur, car le coeur du croyant n'agrée pas la désobéissance. C'est son âme passionnelle qui conjure son coeur d'agir ainsi. Si elle vainc le coeur et le domine, alors les fautes apparaissent auniveau des membres du corps. Si tu te donnes pour but de désapprouver son âme et non son coeur, tu lui donnes alors un avertissement. En revanche, si le but que tu te fixes est de ne pas atteindre son âme sans toucher également son coeur, considérant que les deux ne sont qu'un seul bloc, alors on dira que tu le blâmes (anta lâ'im)." Cette distinction entre le coeur et l'âme de la personne, qui reprend le thème fondateur du Livre des nuances, permet de trouver la mesure juste du comportement à l'égard de l'autre et, précisément, de respecter en ce qui le concerne toutes les nuances qui s'imposent en refusant d'identifier l'essence pure de son être, le coeur, à la part de lui-même qui l'entraîne à commettre des fautes, l'âme. Cette distinction est essentielle, puisqu'elle concerne, au fond, tous les humains, leurs coeurs préexistants ayant, à l'origine, le Jour du Tout commencement, tous reconnu l'unicité divine dans l'amour dont ils étaient eux-mêmes issus. Or, celui qui réussit à mettre en oeuvre une telle finesse dans ses jugements possède la qualité d'élégance (tazarruf), qui est une qualité de discernement venant du coeur."

Sur la tristesse apparente des saints, coque protectrice du noyau de leur joie, totalement à l'opposé du véritable attristé, le "mort de Dieu" :

""Si l'homme accède à Dieu, il est alors libéré des préoccupations et des afflictions. Il se tient alors dans l'océan des tristesses. Parmi les attristés il en est qui sont prostrés (yakmad), qui portent sur eux leur mort et la perte de leur force vitale (muhja). Celui-là est un mort "de Dieu". Il en est d'autres qui associent à leur tristesse la joie par Dieu. Ils sont guéris de la prostration (kamad). Leur extérieur s'attriste, mais leur intérieur se réjouit. Le coeur d'un tel homme est rempli de joie alors qu'il est environné des tristesses du désir ardent de sa rencontre en état de pureté totale (safâ). Or, cela ne peut se produire qu'après sa mort. A ce moment-là, sa joie en Dieu perdure toujours et ses tristesses s'accumulent autour de ses joies. Il ne les laisse pas jsuqu'à ce que Dieu le mette à l'aise. Ceci est une qualité particulière des saints de Dieu." Dans cette dialectique de la joie et la tristesse, Tirmidhî met en avant le fait qu'il convient que la tristesse soit une attitude extérieure, alors que la joie habite le coeur du saint, en restant néanmoins toujours discrète, afin de ne pas déstabiliser la personne elle-même en raison d'une sorte de débordement, comme celui dont fut victime Yahya ibn Mu'adh, qui perdit soudainement toutes les grâces qu'il avait reçues de Dieu pour s'être épanché de manière inconsidérée, à l'image d'un chaudron, soumis à une ébullition trop forte, qui voit s'échapper toutes les bonnes choses qu'il contenait."



"La description de cet équilibre entre une tristesse profonde, sorte de gravité intérieure et le sentiment d'une joie spirituelle sans mélange permet de réaliser à quel point les mentalités chrétiennes et musulmane pouvaient être proches, à l'époque, sur des questions de cette importance. Irénée Hausheer rappelle en effet que pour saint François de Sales, "Un saint triste est un triste saint" ajoutant que "l'ambition divine qui les anime et la certitude qu'ils ont de devoir et de pouvoir en conquérir l'objet impose à leur visage un sérieux d'une essence toute particulière. Sérieux qui peut, aux regards superficiels, paraître sembables à cette tristesse qu'ils abhorrent, mais en fait, cette gravité se pénètre de bonheur à mesure qu'elle s'approfondit."

Geneviève Gobillot : Introduction au Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (Kitâb al-furûq wa man' al-taradûf), Al-Hakîm al-Tirmidhî.

"Mais voici l'heure de nous en aller, moi pour mourir, vous pour vivre"

"Soyez persuadés que, si vous me faites mourir, sans égard à l'homme que je prétends être, ce n'est pas à moi que vous ferez le plus de mal, c'est à vous-mêmes. Car pour moi, ni Mélètos, ni Anytos ne sauraient me nuire, si peu que ce soit. Comment le pourraient-ils, s'il est, comme je le crois, impossible au méchant de nuire à l'homme de bien ? Ils pourront peut-être bien me faire condamner à la mort ou à l'exil ou à la perte de mes droits civiques, et ce sont là, sans doute, de rgands malheurs aux yeux de mes accusateurs et de quelques autres peut-être ; mais moi, je ne pense pas ainsi : je considère que c'est un mal bien autrement terrible de faire ce qu'ils font, quand ils entreprennent de faire périr un innocent. Aussi, Athéniens, ce n'est pas, comme on pourrait le croire, pour l'amour de moi que je me défends à présent, il s'en faut de beaucoup ; c'est pour l'amour de vous ; car je crains qu'en me condamnant vous n'offensiez le dieu dans le présent qu'il vous a fait. Si en effet, vous ne trouverez pas facilement un autre homme qui, comme moi, ait été littéralement, si ridicule que le mot puisse paraître, attaché à la ville par le dieu, comme un taon à un cheval grand et généreux, mais que sa grandeur même alourdit et qui a besoin d'être aiguillonné. C'est ainsi, je crois, que le dieu m'a attaché à la ville : je suis le taon qui, de tout le jour, ne cesse de vous réveiller, de vous conseiller, de morigéner chacun de vous et que vous trouvez partout, posé près de vous. Mais peut-être, impatientés comme des gens assoupis qu'on réveille, me donnerez-vous une tape, et, dociles aux excitations d'Anyntos, me tuerez-vous sans plus de réflexion ; après quoi vous pourrez passer le reste de votre vie à dormir, à moins que le dieu, prenant souci de vous, ne vous envoie quelqu'un pour me suppléer."



La mort de Socrate
Giambettino Cignarolli
huile sur toile- Budapest,musée des Beaux-Arts


"Mais voici l'heure de nous en aller, moi pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage, nul ne le sait, excepté le dieu."

Apologie de Socrate, Platon ; trad. Emilé Chambry.

lundi 22 septembre 2008

La condition féminine : sexualité des hommes et amour des saints


Kitāb Salāmān va Absāl (Le Livre de Salāmān et d'Absāl), Jāmī (d. 1492/898). Iran, 16ème ou 17ème siècle, MS P16, National Library of Medecine)


Comme beaucoup de soufis, Tirmidhî considérait la nature féminine comme plus encline à la walayat ("sainteté" si l'on veut) et il défend cela en quatre points (avec des arguments amusants tant cela va à l'encontre de l'image d'aujourd'hui du musuman exciseur, pédophile, lapidateur et j'en passe, enfin tout ce dont Charlie Hebdo (et cie) fait son miel en se pourléchant devant chaque fait divers, comme les lecteurs de Détective salivent devant la description de la énième femme tronc retrouvée dans une valise car découpée par son amant) : "S'appuyant sur une sélection rigoureuse des traditions prophétiques les plus favorables aux femmes, l'auteur présente, d'entrée de jeu, la condition féminine comme un avantage important en vue de la sainteté. On peut, sans exagérer, dire qu'il voit en toute femme, a priori, une sainte. Le comportement qui s'impose,dans ce cas, à leur égard, doit être irréprochable et empreint de pureté, de douceur d'amabilité désintéressée, de bonté et de prévenance."
Ce qui en fait est l'attitude typique de la futuwwat ou djavanmardî, recommandée aussi entre soufis ou plus étroitement, les awliya (Amis de Dieu). Indulgence toute aussi amusante (même si un peu partisane et guère réaliste) qui va à l'encontre de la "nature intrinsèquement perverse" de la féminité via la figure d'Eve dans le christianisme :

"Le second point est le corollaire immédiat du premier, à savoir le respect que les hommes doivent manifester à l'égard des femmes. Il ressort de tous les examens donnés que lorsqu'une faute est commise, la responsabilité en revient très rarement à la femme, mais bien plutôt à l'homme, qui, sous couvert de bons procédés, ne pense qu'à lui dérober un plaisir illicite, ne serait-ce que par le regard. Tirmidhî se montre ici extrêmement critique vis à vis des hommes dont il n'excuse aucun comportement ambigu, fort de sa connaissance psychologique de leur grande vulnérabilité à l'égard de tout ce qui touche au sexe. mais il n'en fait nullement un prétexte pour blâmer, contraindre ou enfermer les gens. Au contraire, il souligne le fait qu'il incombe à l'homme de maîtriser ses instincts et de se surveiller constamment afin d ene pas basculer vers le "vol du plaisir" en observant tout simplement son propre sexe, indicateur visible et infaillible de ses motivations lorsqu'il entreprend un quelconque commerce avec une femme. S'il y a fornication dans une relation, toute la faute en revient donc à l'homme, qui dispose d'un moyen de contrôle imémdiat de son état."

Sur le voile, ce brave sheikh est si pudique, et si sourcilleux d'équité dans la nécessaire pudeur, qu'au fond, il se laisserait bien aller à le recommander aux hommes aussi :

"Dans l'optique de ce qui vient d'être dit, le voile est intimement lié à la pudeur et se trouve, de ce fait, susceptible de concerner aussi bien les hommes que les femmes. En effet, la personne qui se voile, homme ou femme, ne le fait pas uniquement dans le but de se cacher, de se protéger du regard de l'autre, mais aussi et surtout, de manifester sa décision de ne pas chercher à percer l'intimité de l'autre. C'est ce que Tirmidhî rappelle par une tradition prophétique mettant en scène un aveugle : les femmes du prophète sont invitées par lui à se voiler devant cet homme. Elles font remarquer qu'il ne peut pas les voir. Le prophète leur répond : Et vous, êtes-vous aveugles ? Cette tradition est reprise et commentée dans un passage de Nawâdir al-usûl qui apporte un éclairage complémentaire à la question : "La raison profonde du voile est apparue avec évidence : Je veux dire par là purifier les coeurs des deux groupes ensemble : les coeurs des hommes par rapport aux femmes et les coeurs des femmes par rapport aux hommes." Il approfondit ainsi la signification du port du voile en montrant que sa signification réelle est, non pas la soumission à une coutume en tant que telle, ni à aucune loi précise destinée à imposer de l'extérieur telle ou telle pièce de vêtement, mais une manifestation tangible du pur respect de la pudeur que chaque individu met en acte à sa manière. Ce point est d'ailleurs confirmé par un passage expliquant que la pudeur, dont les femmes ont d'ailleurs été le mieux dotées, réside dans l'oeil, c'est-à-dire dans le regard que chacun porte sur l'autre, et non pas dans la tenue qu'il revêt.

Plus important encore, Tirmidhî précise de la manière la plus explicite qui soit que la prescription religieuse du voile a été adressée aux femmes du prophète et ce, pour des raisons bien précises : "Le hijâb a été imposé aux femmes du prophète comme un bienfait de Dieu à l'égard de l'Envoyé. Dieu a fait de ses épouses les mères des croyants afin de les interdire à quiconque après lui.""

Le quatrième pose un problème au fond, à ce sheikh qui fut monogamme, (maints soufis ou gnostiques choisirent carrément le célibat, pourtant mal vu, ce qui peut expliquer la popularité de la figure de Jésus dans ces courants mystiques et ascétique, dont le mode de vie libre et ascétique était à tous points de vue plus conforme au leur) :

"En effet, Tirmidhî, dans sa fidélité aux règles de la loi islamique, reconnaît que la polygamie est permise aux hommes, bien que tous les récits concernant sa vie semble confirmer que, pour sa part, il ne l'a pas pratiquée. Son raisonnement devient beaucoup plus original lorsqu'il se met en tête de justification à cette règle."

En clair : "Dieu a permis aux hommes de bien d'épouser quatre femmes et aux prophètes autant qu'ils veulent, alors qu'il n'a autorisé les femmes qu'à avoir un seul homme dans cette vie comme dans l'au-delà, parce que la femme trouve tout ce qu'elle désire avec un seul homme, alors que ce n'est pas le cas de l'homme."
On voit que ce bon Hakim ne devait pas recueillir souvent les confidences des gynécées. Il étaie son raisonnement sur la croyance musulmane, commune avec les Grecs, que le plaisir féminin est plus puissant : ""Dieu a privilégié les femmes par quatre-vingt-dix-neuf parts de la passion et l'homme par une seule part." Cette passion se traduit par la puissance du plaisir éprouvé : "Nous trouvons dans le livre révélé de Dieu : La différence de valeur entre le plaisir de la femme et celui de l'homme en faveur de celle-ci est comparable à la trace laissée dans l'argile par un fuseau et celle laissée par un karzan"" (une grand hache).

Quant à la permission donnée aux prophètes d'avoir autant d'épouses qu'il leur plaît c'est en fait un geste de Dieu pour pallier l'inconvénient de leur haut degré spirituel, qui en fait des surhommes : "Plus un homme se rapproche de Dieu, et plus il s'élève dans l'amour divin, plus il se trouve rempli de miséricorde divine. Or, la miséricorde est, chez Tirmidhî, représentée concrètement par l'eau puisqu'elle est elle-même une eau spirituelle. De ce fait, l'homme qui atteint ces degrés élevés voit augmenter et s'agiter en lui l'eau de ses lombes. Il lui faut alors s'épancher en une femme de ce qui lui cause une gêne."

Mais Tirmidhî était un des Quarante, et donc un saint. Il bénéficiait logiquement de cette grâce surabondante qui a l'inconvénient de descendre dans les couilles des prophètes et de les gonfler exagérément. Pourtant il n'a pas eu l'air d'en être incommodé. C'est que les hommes qui ont atteint l'état de walayat, sont plus dotés de pudeur que les autres, sont en fait presque aussi pudiques que des femmes : "En effet, connaissant la manière de raisonner de Tirmidhî, on est frappé par le fait qu'il cite, comme ayant droit à la polygamie, seulement les "hommes" (rijâl) et les prophètes, alors qu'invariablement il associe les saints aux prophètes, dans chaque exemple qu'il donne. On peut se demander s'il n'y a pas à cela une raison qui pourrait avoir trait à une disposition particulière de ces saints, modèles par excellence après la période de la Révélation, et dont lui-même admet, quoique très discrètement, faire partie, pour la monogamie. En effet, selon son système, seuls certains saints, à l'exclusion de tous les autres hommes, y compris les prophètes, peuvent recevoir la confirmation de la maîtrise totale de leur "moi"."

Geneviève Gobillot : Introduction au Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (Kitâb al-furûq wa man' al-taradûf), Al-Hakîm al-Tirmidhî.

vendredi 19 septembre 2008

Ethique des sincères et éthique des véridiques : la longue marche vers la perfection

"Cette prépondérance du coeur dans tous les comportements du saint se trouve illustrée, dans son cas personnel, par l'un des rêves visionnaires de son épouse, il rapporte dans son autobiographie. Ce rêve eut pour fonction de révéler qu'il avait accédé au rang des "quarante", c'est à dire les quarante saints qui soutiennent la terre. Cet événement apparut sous la forme d'une réquisition faite par un prince qui recherchait ces quarante hommes dans tout le royaume. Personne ne savait pourquoi il les demandait et tout le monde pensait qu'il voulait les faire exécuter. L'auteur du rêve réalisa enfin, dans sa vision même, que ces personnes avaient été au contraire rassemblées pour être honorées et que, grâce à elle, tout le monde se trouverait épargné : Quelqu'un dit : - C'est grâce à ces quarante que nous avons été sauvés. Et un autre ajouta : - Nous avons été sauvés par Muhammad Ibn 'Alî (Tirmidhî). Elle dit : - Je me mis à pleurer. L'homme demanda : - Pourquoi pleures-tu , alors que nous avons été sauvés par lui ? Elle répondit : "Je ne pleure pas de crainte qu'il soit atteint par le mal, mais je pleure à cause de son coeur miséricordieux : comment regarde-t-il le tranchant du sabre ? " C'est-à-dire qu'elle ne craignait pas qu'il soit blessé ou tué, mais que son coeur ne soit blessé par la simple violence évoquée par le sabre."





"Dans la même optique que l'interprétation du talion, la divulgation et le fait de répandre les turpitudes ou les erreurs des autres par la parole peuvent revenir, selon Tirmidhî, à deux buts et à deux visées. Si le but est de se protéger et qu'il fait échouer la ruse de celui qui le traite injustement, celui qui agit ainsi est loué, mais si son but est la haine et le désir de commettre une injustice et si ce qu'il vise correspond à la vie de ce bas monde, il est alors critiqué. Il loue aussi l'attitude qui consiste à se taire si Dieu lui-même a tu une injustice. Il ne convient pas, dans ce cas, de dire la vérité à tout prix, en se laissant entraîner par son propre désir de vengeance. Un tel comportement, qui correspond à l'un des principes des malâmatis recensés par Sulamî : "Ils recommandent de ne pas attirer l'attention sur le vice du prochain, à moins qu'il ne soit déshonorant", a pour première fonction d'éviter les graves conflits dans les rapports avec les hommes. Il appelle, au passage, à se conformer à l'un des principes fondamentaux de l'éthique sunnite relative à la commanderie du bien, basé à la fois sur le Coran et la Sunna et qui s'appuie sur le fait que seules les fautes extérieures, et commises devant témoins, relèvent de la réforme des moeurs. En effet, seuls les actes publics relèvent du "droit de Dieu", alors que les actes privés relèvent du "droit des hommes". Or, la vie privée, tant qu'elle n'apporte pas de trouble dans la communauté, est une affaire entre l'homme et Dieu. C'est à dire que, "Si un musulman enfreint la Loi en son privé, et que rien n'en transpire au-dehors, le devoir de réforme des moeurs ne joue pas à son égard." Ceci a pour corollaire, non seulement que le musulman ne doit pas espionner son frère, mais encore que l'homme qui s'est rendu en secret coupable de turpitudes, doit tenir sa faute cachée."


Geneviève Gobillot : Introduction au Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (Kitâb al-furûq wa man' al-taradûf), Al-Hakîm al-Tirmidhî.

Fraternité en religion et image de "l'autre"

"Dieu ne vous interdit pas d'être bons et équitables envers ceux qui ne vous ont pas combattus à cause de votre foi et qui ne vous ont pas expulsés de vos maisons." (Coran, 60, 8)

"Partant de cela, il (Tirmidhî) propose la définition d'un modèle de comportement dont la formulation paraîtra sans doute familière aux adeptes de Montaigne, et qui correspond par certains aspects à un principe malâmatî : S'adapter en toutes circonstances aux moeurs des gens. A cet effet, "Dieu dit, glorifié et exalté soit-Il : "Ô David, que t'arrive-t-il pour que je te vois seul ?" Il répondit : "J'ai laissé les gens pour Toi, ô Seigneur des univers". "Ne t'ai-je pas indiqué le moyen qui peut t'attacher les coeurs des gens et par lequel tu trouveras mon agrément ?" Il répondit : "Certes, Seigneur." "Comporte-toi avec les gens en fonction de leur moeurs et accroche-toi à la foi au moyen de ce qui se passe entre toi et moi." Ceci est le fondement de la vie en société selon lui : vivre avec les gens en se conformant à leur moeurs tout en s'accrochant intérieurement à la foi en Dieu. Il ajoute enfin : "Cette attitude concerne les incroyants. Qu'en sera-t-il alors en ce qui concerne les croyants ? C'est cela la vie sociale, et ce que Dieu a voulu indiquer dans son sermon à David, le salut soit sur lui." Il est aisé de constater que Tirmidhî adote là une logique éthique tout à fait inverse de celle qui doit régir, selon lui, l'univers intérieur de chacun. En effet, il se fonde, dans le cadre des relations avec "l'autre religieux" sur la prise en compte d'une diversité humaine qui tend vers ce que Lucien Sève appelle "le multiforme compatible", allant vers un élargissement de l'échange qui implique que l'on fasse "dominer l'identité non uniforme sur la domination." En d'autres termes, il offre ici la définition d'une "religion intérieure" susceptible de répondre à un certain nombre d'interrogations actuelles.



A la même époque, des questions semblables se posaient aux chrétiens orthodoxes de Byzance qui avaient adopté une démarche très comparable à celle de Tirmidhî : "L'horreur de toute crise dans les rapports humains guide les byzantins chaque fois qu'ils pressentent un risque d'affrontement. De ce fait, on ne verse jamais dans l'invective à l'égard des musulmans et a fortiori l'oubli du bon ton est inadmissible entre chrétiens." (Alain Ducellier, Le drame de Byzance). Ils optaient donc pour une coexistence harmonieuse avec les musulmans, "Ne confondant jamais l'islam, ennemi religieux à qui on oppose des arguments, et l'Empire musulman, adversaire politique, que l'on est bien forcé de combattre par les armes. Selon leur point de vue, l'affrontement sanglant pouvait toujours être évité, comme le souligne l'empereur Nicéphore I, au début du IX° siècle : Dieu, en effet, ne saurait s'y complaire."


Ibn Hazm a, de son côté, manifesté, à un autre niveau, une preuve d'ouverture à l'"autre" tout à fait remarquable en donnant à ses lecteurs le conseil suivant : "Fais confiance à l'homme pieux, même s'il pratique une autre religion que toi. N'aie aucune confiance en l'homme qui méprise les choses sacrées, même s'il affiche la même religion que toi. A l'homme qui fait fi des commandements du Très-Haut ne confie rien de ce qui te tient à coeur." (Epître morale, 160). La solidarité humaine qu'il envisage dans ce cas relie entre eux les croyants au-delà des apaprtenances religieuses, la foi au sens large devenant chez lui le critère du Bien par opposition à l'athéisme et s'inscrit directement en contrepoint de la notion d'exclusivité de la fraternité islamique telle que l'a décrite A. Leites."


Geneviève Gobillot : Introduction au Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (Kitâb al-furûq wa man' al-taradûf), Al-Hakîm al-Tirmidhî.

jeudi 18 septembre 2008

Les grands courants de la morale en islam


Al-Harîrî, Al-Maqâmât (Les Séances). Copié et peint par Yahyâ b. Mahmûd al-Wâsitî, Bagdad, 1237.Manuscrit sur papier (167 feuillets, 37 x 28 cm). BnF, Manuscrits (Arabe 5847 fol. 58v)


"Dans son essai visant à rechercher les fondements d'une éthique musulmane dont il constate que : "La diversité des tendances originelles se trouve ramenée à un tout compact et solidaire", J. C. Vadet a distingué cinq branches principales : la sagesse iranienne des secrétaires, la morale des versets coraniques, l'idéal des mystiques, les règles et la casuistique des juristes, enfin, la morale hellénique des philosophes. Après avoir montré comment ces cinq éléments ont tous, au moyen de divers apports, contribué à construire une éthique et une morale islamique en fin de compte remarquablement homogènes, il met en évidence le fait que les deux constituants dominants dans cette composition ont été l'élément mystique et l'élement juridique, parfaitement combinés entre eux."
Geneviève Gobillot : Introduction au Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (Kitâb al-furûq wa man' al-taradûf), Al-Hakîm al-Tirmidhî.

L'activité humaine entre latitude et liberté


"Dans ce cadre, selon Tirmidhî, l'homme "acquiert" ses actes de la manière suivante : Dieu a créé, au départ, tous les actes qu'il est possible d'accomplir. Ils se présentent à lui comme les différents fils de couleur utilisés par le tisserand. Chacun choisit les fils qui lui conviennent et les dispose à sa manière, afin de composer un tissu. L'étoffe ainsi réalisée devient l'objet de l'acquisition, la responsabilité de l'ouvrier portant à la fois sur le tri des fils et sur leur agencement. Au moyen de cette explication symbolique, il évite de se mettre en contradiction avec la dogmatique sunnite selon laquelle Dieu est, littéralement, le créateur de toute chose. En même temps, en tenant compte du choix des actes et de leur combinatoire, il élargit la notion de liberté présente dans le kalâm tradtionnel, qui ne requiert pas que l'homme ait une efficace sur ses actes."


Geneviève Gobillot : Introduction au Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (Kitâb al-furûq wa man' al-taradûf), Al-Hakîm al-Tirmidhî.

Le sanctuaire de Jam-Karân


"Par un tardif et splendide automne iranien (1962), au terme d'une journée passée au village de Kahak, dans une haute vallée de la proche montagne, là où Mollâ Sadrâ Shîrâzî avait cherché refuge pendant une dizaine d'années dans la solitude, nous eûmes occasion de nous rendre à Jam-Karân avec deux chers compagnons iraniens. L'un d'eux était celui dont nous rapporterons plus loin pour finir, le récit d'un songe témoignant, s'il en était besoin, de l'intense présence de l'Imâm inscrit dans le sol un splendide défi que la foi dans les Invisibles porte à notre époque, il semble que tout soit possible. Dans ce paysage silencieux et immense, des récits comme ceux que nous proposons au cours de ce chapitre, prennent une toute autre évidence que lorsque nous les lisons dans nos pays, dans le tumulte de nos villes, ou à proximité de nos grand' routes. Dans le désert, rien ne ressemble plus à une piste qu'à une autre piste. Ayant perdu notre chemin, l'un de nos compagnons interpella d'une voix forte un cavalier passant providentiellement à proximité : "Où est la route vers le sanctuaire de l'Imâm al-zamân (l'Imâm de ce temps) ?" Ces mots Imâm al-zamân, vibrant dans le silence de la grande solitude, pure de la pureté du ciel immense, donnaient soudain à celui qui est désigné ainsi avec tant d'espérance et de ferveur, depuis tant de siècles, la force d'un réel s'imposant le temps d'un éclair, mais bien réel... puisque nous étions tous les trois à la recherche du chemin vers lui, et que ce chemin on nous le montrait."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. VII, "Le Douxième Imâm et la chevalerie spirituelle," chap. 2, Au temps de la Grande Occultation, 1, Le sanctuaire de Jam-Karân.

mercredi 17 septembre 2008

Pour une éthique de la nuance


Ahmad al-Tirmidhî, dans son Livre des nuances, "invite à réaliser que la cause la plus importante de déséquilibre potentiel dans les relations humaines résulte du non respect des nuances à tous les niveaux, en particulier celui des jugements portés à partir des actes ou des attitudes des autres, sur ce qui constitue le fond de leur personnalité et l'essence de leur être. Le tout premier effort de discernement doit s'appliquer, dans cette optique, à la perception de cet "autre", composé, tout comme celui qui l'examine, d'une âme ou "moi" qui, en raison de sa tendance naturelle à l'égocentrisme, incite au mal et d'un coeur qui appelle au bien. De ce fait, traiter quelqu'un a priori comme une entité monolithique, c'est blesser gravement son coeur, alors que seul son moi égoïste est responsable des actes néfastes qu'il peut commettre. Tirmidhî ajoute que, même au cas où l'on s'aperçoit que, chez quelqu'un, ce moi domine totalement le coeur, il convient de toujours conserver à son égard une atttitude empreinte de miséricorde, sorte de bénéfice du doute à l'avantage de ce coeur dont nul, hormis Celui qui l'a créé, ne connaît le secret ultime. Dans cette perspective, les hommes ne peuvent espérer comprendre leurs semblables qu'à travers les actes qu'ils posent : "Les actes sont apparents. Or, ce qui est apparent dépend de ce qui est à l'intérieur." Par conséquent, le deuxième conseil du Livre des nuances consiste en une incitation à se montrer prudent au cours de cette observation, dans la mesure où deux actes totalement identiques en apparence peuvent renvoyer à des buts, des intentions et, plus profondément, à des motivations radicalement opposées."


Geneviève Gobillot : Introduction au Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (Kitâb al-furûq wa man' al-taradûf), Al-Hakîm al-Tirmidhî.

Le Dernier Homme


"A la vérité, presque rien ne le distinguait des autres. Il était plus effacé, mais non modeste, impérieux quand il ne parlait pas ; il fallait alors lui prêter silencieusement des pensées qu'il rejetait doucement ; cela se lisait dans ses yeux qui nous interrogeaient avec surprise, avec détresse : pourquoi ne pensez-vous que cela ? pourquoi ne pouvez-vous pas m'aider ? Ses yeux étaient clairs, d'une clarté d'argent, et faisaient songer à des yeux d'enfants. Il y avait, du reste, sur son visage quelque chose d'enfantin, expression qui nous invitait à des égards, mais aussi à un vague sentiment de protection.

Certainement il parlait peu, mais son silence passait souvent inaperçu. Je croyais à une sorte de discrétion, parfois à un peu de mépris, parfois à un trop grand recul en lui-même ou hors de nous. Je pense aujourd'hui que peut-être il n'existait pas toujours ou bien qu'il n'existait pas encore. "

"Il ne s'adressait à personne; Je ne veux pas dire qu'il ne m'ait pas parlé à moi-même, mais l'écoutait un autre que moi, un être peut-être plus riche, plus vaste et cependant plus singulier, presque trop général, comme si, en face de lui, ce qui avait été moi se fût étrangement éveillé en "nous", présence et force unie de l'esprit commun. J'étais un peu plus, un peu moins que moi : plus, en tout cas, que tous les hommes. Dans ce "nous", il y a la terre, la puissance des éléments, un ciel qui n'est pas ce ciel, il y a un sentiment de hauteur et de calme, il y a aussi l'amertume d'une obscure contrainte. Tout cela est moi devant lui, et lui ne paraît presque rien."
Maurice Blanchot, Le dernier homme.

vendredi 12 septembre 2008

Shaykh Hâjj Mohammad Karîm-Khân Kermânî (1225/1809-1288/1870)

"Par son père, Ebrâhîm-Khân, le shaykh appartenait à la famille impériale régnante. Nous apprenons directement de lui-même comment son père fonda à Kerman la grande madrasa qui porte aujourd'hui encore le nom de Madrasa-ye Ebrâhîmî, dotée d'une bonne bibliothèque qui alla s'enrichissant d'année en année. Ebrâhîm-Khân y installa son fils, mettant à sa disposition un pavillon indépendant, avec son personnel. L'adolescent eut ainsi tout loisir de ne penser qu'à ses études, à l'abri de tout souci et de toute intrigue, et en bonne situation pour entendre les leçons de tous les maîtres de passage. Sa méthode de travail était radicale ; elle consistait à écrire un livre sur chaque livre qu'il avait lu. De cette manière, à quatorze ans, il avait déjà écrit un traité de grammaire et un traité de logique. Puis il passa aux sciences, ensuite aux beaux-arts. Son père, jusqu'à sa mort, ne cessa de stimuler cette frénésie d'études."


Henry Corbin, En Islam iranien, t. VI : L'Ecole shaykhie, chap. 2 : Les successeurs de Shaykh Ahmad Ahsâ'î, 2 : Shaykh Hâjj Mohammad Karim-Khân Kermânî (1225/1809-1288/1870)

mercredi 10 septembre 2008

Le Temps retrouvé


J'avais déjà été frappée par le Temps de Qâzî Sa'îd Qommî et je terminais ainsi : "Même si son lecteur n'est pas en mesure de satisfaire entièrement à cette intention, il reste que Qâzî Sa'îd est un de ces philosophes et spirituels iraniens dont a beaucoup à apprendre celui qui veut non pas "être de son temps", "vivre avec son temps", suivant la devise triviale de nos jours, mais être son propre temps à lui et l'être intégralement."

Aujourd'hui, murîd un peu moins verte et un peu moins crue, je poursuis la réflexion de Corbin :
"La métaphysique du temps de Qâzî Sa'îd est le plus sûr antidote contre l'illusion d'un temps anonyme et impersonnel qui serait le temps de tout le monde. Leur simultanété dans le temps chronologique ne suffit pas à faire de plusieurs êtres des contemporains. L'idée du quantum de temps imparti à chaque être, et passant, comme son propre quantum de substance, par plusieurs états de densité ou de subtilité, nous permet de déterminer plus sûrement qui sont nos contemporains et ceux qui ne le sont pas. Il y a contemporanéité, synchronisme, lorsque le quantum de temps est porté au même état ou degré chez les uns et chez les autres. C'est viser ensemble à la même hauteur d'horizon du Malakût, y être ensemble, par exemple, à l'"heure de midi", et dès lors y être contemporain des mêmes événements, parce que le quantum de temps vraiment nôtre aura brisé le temps irréversible de l'Histoire. La pénétration dans le Malakût et dans le temps du Malakût ne peut être qu'un mysterium liturgicum ; c'est ce qu'annonce aux compagnons l'appel du muezzin à la Prière de midi."

Parce cela fait retomber sur les pieds du Prologue, dans le Livre I, qui ouvrait aussi sur le "temps existentiel" :

"On s'est efforcé ici de maintenir une compréhension du "temps existentiel", telle que, aux yeux du philosophe, l'expression courante "être de son temps" prend une signification dérisoire, parce qu'elle ne se réfère qu'au "temps chronologique", au temps objectif et uniforme qui est celui de tout le monde, et qu'il est impossible d'expliquer ainsi la position que le philosophe prend précisément à l'égard de ce temps-là. Un philosophe ne peut qu'être son propre temps, et c'est en cela seulement que consiste sa vraie "historicité". La métaphysique "existentielle" de Mollâ Sadrâ Shîrazî nous fait comprendre qu'il n'y a pas de tradition vivante, c'est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision toujours renouvelées. Ainsi comprise la tradiction est tout le contraire d'un cortège funèbre ; elle exige une perpétuelle renaissance, et c'est cela la "gnose"."

Et à nouveau l'idée que nos "vrais contemporains", les compagnons de notre propre Djavanmardî et la chaîne que nous avons choisie de former avec eux, dépend du temps que nous sommes capables de faire exister, ou naître, en nous-mêmes, de notre Temps retrouvé :

"On a donc été porté ici par la conviction que le passé et la mort ne sont pas dans les choses, mais dans les âmes. Tout dépend de notre décision, lorsque, découvrant une affinité jusqu'alors insoupçonnée, nous décidons que ce qui l'éveille en nous n'est pas mort et n'est pas du passé, parce que tout au contraire nous pressentons que nous en sommes nous-mêmes l'avenir. C'est une position diamétralement inverse de celle qui consiste à se dire liée à un moment du temps historique extérieur que nous appelons le "nôtre", simplement parce que la chnonologie en a disposé ainsi. Ce renversement produit de lui-même une "réversion" radicale : ce qui avait été du passé, désormais va descendre de nous. Cela seul nous permet de comprendre et de valoriser la portée de l'oeuvre accomplie par un Sohrawardî, comme "résurrecteur" de la théosophie de l'ancienne Perse. A quoi bon alors ce mot d'"irréversible", prodigué de nos jours à tort et à travers ? C'est nous qui donnons la vie ou la mort, et, ce faisant, nous trouvons nos vrais contemporains ailleurs que dans la simultanéité occasionnelle de notre moment chronologique.""


Henry Corbin, En Islam iranien, t.IV.

lundi 8 septembre 2008

"En vérité, ce pays-ci est merveilleux !"


Ce week-end, relu Abeilles de verre, pas le meilleur de Jünger, mais j'aime son ton, ce détachement qui n'est vraiment qu'à lui, un vrai entomologiste. Relu Pulp, qui est un bouquin écrit par dessus la jambe, un peu polar, un peu SF, plusieurs intrigues mal ficelées entre elles, mais comme c'est Bukowski il y a un ton rigolard et de bonnes phrases. Achevé surtout de relire Les Hauts de Hurle-Vent. Quel livre ! Du coup relisant juste après Poisson soluble, je baille. L'écriture automatique c'est comme les récits de rêves (des autres, les miens me passionnent, évidemment), ça me fait bailler. Et il y a plus d'audace et de folie funèbre dans ce sextuor d'amants mièvres ou furieux que dans les textes de Breton. En fait, l'écriture automatique me donne toujours une impression de vide, la chair sans le Verbe, ou l'écorce sans le noyau. Alors que le roman de Brontë est un sextuor qui a l'air de partir dans tous les sens, et cependant parfaitement maîtrisé.

Et puis relu Electre, dont je connais des passages par coeur à force de les avoir lus, comme La Guerre de Troie. Le Lamento du Jardinier, magnifique pause qui est aussi toute l'articulation de la pièce.

vendredi 5 septembre 2008

Exaltation dans la solitude


"Soudain ce fut comme si la fulguration d'une extase divine accourant sur moi, m'arrachait au gîte de mon corps. Alors je rompis les anneaux qui maintenaient les rêts de la perception sensible, je dénouais les noeuds du filet de la nature physique ; je commençais à prendre mon envol sur l'aile de l'admiration craintive, dans le ciel du monde angélique (le Malakût) de la Vraie Réalité. C'était comme si j'avais été dépouillé de mon corps et que j'eusse abandonné mon séjour habituel, comme si j'avais poli la lame de ma pensée et que j'eusse été dégainé de mon corps, comme si j'avais replié sur lui-même le climat du temps et que je fusse parvenu au monde de l'éternité. Me voici alors soudain en la Cité de l'Être, parmi les archétypes des peuples qui composent l'harmonie cosmique : les existences primordiales et les existences engagées dans le devenir, les divines et les naturelles, les célestielles et les matérielles, les pérennelles et les temporelles ; et les peuples de l'Infidélité et ceux de la Foi, et les nations de l'Inscience et celles de l'Islam ; ceux et celles qui vont de l'avant, et ceux et celles qui retombent en arrière ; ceux et celles qui précèdent, et ceux et celles qui leur succèdent, dans les siècles des siècles du passé et de l'avenir. Bref, les monades des coalescences du possible, et les atomes des univers des existants, tous en totalité, sous toutes leurs faces, les grandes et les misérables, les permanentes et les périssables, les révolues et les encore à venir, voici que tous étaient là, troupe par troupe, cohorte par cohorte, rassemblés sans qu'il en manque un seul. Et tous tournaient le visage de leur propre quiddité vers son Seuil, et tous fixaient le regard de leur propre existence vers son Abord, - et cela pourtant ils ne le savaient même pas. Mais tous parlaient par l'indigence de leur propre essence dénuée d'être, tous s'exprimaient par la détresse de leur ipséité évanescente, et tous ensemble, dans l'unisson de leur cri de détresse et de leur imploration au secours, Le nommaient et L'invoquaient, Le conjuraient et L'appelaient : "Ô Toi qui Te suffis ! Ô Toi qui fais se suffire !" - et cela même, ils n'en avaient pas conscience. Alors, dans cet appel vibrant pour l'esprit seul, dans cette immsense clameur occulte, je commençai à tomber en défaillance, et sous l'intensité de la tristesse et de la stupeur, je perdis à peu près le sentiment de mon propre moi pensant, je disparus presque au regard de mon âme immatérielle. Je fus sur le point d'émigrer loin du désert de la Terre du devenir, de quitter une fois pour toutes la plage où s'étend la région de l'existence. Mais voici que déjà prenait congé de moi cette extase fugitive, ne me laissant que nostalgie et tendre désir. Alors je revins une fois encore, à la Terre des ruines et au pays de la désolation, au champ du mensonge, au pays de l'illusion..."

Epître de Mohammad Bâqir (Mîr Dâmâd) relatant son extase au monde du Malakût.

Henry Corbin, En Islam iranien t. V, I, Confessions extatiques de Mîr Dâmâd (1041/1631), 2, "Exaltation dans la solitude."

Confessions extatiques de Mîr Dâmad


"Quant à sa réputation de philosophe abscons, elle est illustrée par une de ces anecdotes dans lesquelles se donne libre cours l'humour iranien. L'anecdote vise l'aspect exotérique du premier événement posthume qui attend chaque être humain, son interrogatoire par les deux anges Nâkir et Monkir, lesquels lui demandent : quelle fut sa foi ? Quel est le Dieu en qui il a cru ? Ainsi en fut-il pour Dâmâd qui, naturellement, ne put répondre comme tout le monde. Son Dieu ? Ostoqos-al ostoqsât : l'Elément des éléments... Les deux Anges restent stupéfaits, la réponse étant totalement imprévue, sans précédent. Que faire ? Ils vont en référer au Seigneur Dieu, lequel leur dit avec bonté : "Oui, je sais. Toute sa vie il a tenu des propos auxquels je n'ai moi-même rien compris. Mais c'est un homme droit et inoffensif. Il est digne d'entrer dans le paradis."

Mais au fond, à quoi tient le revêtement abscons de cette pensée ? Il ne faut nullement y voir l'infirmité d'une pensée qui ne serait pas maîtresse d'elle-même, ni à trouver son expression adéquate. Voyons ici essentiellement et uniquement une protection, une sauvegarde, contre les ennuis, les tracas, qui ne furent épargnés à aucun de nos philosophes ni à leurs élèves. C'est ce qu'illustre fortbien une autre anecdote, une donnée onirique cette fois, qui recèle ce sage enseignement. Mollâ Sadrâ voit son maître en songe après sa mort : "Pourquoi, lui demande-t-il, les gens me jettent-ils l'anathème (takfîr), alors qu'ils ne l'ont point jeté contre vous, et pourtant mes propres doctrines ne sont pas différentes des vôtres ?" Et Mîr Dâmâd de lui répondre : "C'est que j'ai exposé les questions philosophiques de telle sorte que les juristes et les théologiens officiels sont incapables d'y rien entendre. Nul autre que les sages théosophes (ahl-e hikmat) n'est en mesure de les comprendre. Tandis que toi, tu fais l'inverse ; tu exposes si clairement les questions philosophiques que le premier maître d'école venu qui tombe sur tes livres, est capable d'en saisir les données. Voilà pourquoi on te jette l'anathème, tandis que contre moi l'on ne pouvait rien."

"Un jour Mîr Dâmâd est en retard pour faire son cours. Or un commerçant était venu à la Madrasa pour quelque affaire importante. Le jeune Mollâ Sadrâ remplit ses devoirs en l'entretenant de choses et d'autres, pour lui faire prendre patience. Le personnage en vient à lui poser cette question : De tel ou tel Mollâ et de Mîr Dâmâd, qui est le plus éminent ? Mollâ Sadrâ n'hésite pas : c'est Mîr, son maître. Là-dessus, voici que celui-ci arrive à la Madrasa, aperçoit les interlocuteurs et s'approche à pas feutrés, ayant cru reconnaître son nom. Il entend la suite. Le commerçant demande : Et d'Abû 'Âlî Sînâ (Avicenne) et de Mîr Dâmâd, à ton avis, qui est le plus éminent ? Ici encore Mollâ Sadrâ n'hésite pas : c'est Mîr. L'autre insiste : Et de Magister secundus (Mo'allim thânî, c'est-à-dire al-Fârâbî) et de Mîr, à tona vis qui est le plus éminent ? Cette fois Mollâ Sadrâ hésite à répondre, lorsque brusquement une voix se fait entendre derrière lui : "N'aie pas peur, Sadrâ ! dis-le donc : c'est Mîr le plus éminent !" (Qisas al-'Olamâ, p. 253).

Henry Corbin, En Islam iranien, t. V, I, Confessions extatiques de Mîr Dâmâd (1041/1631), 1, "Mîr Dâmâd et l'Ecole d'Ispahan.

jeudi 4 septembre 2008

Les trois corps de l'être humain


"Depuis le centre de l'être en son unitude et les centres d'éclosion des êtres en leur multitude, les énergies que ces centres émettent par-delà et dès avant le cosmos de la physique céleste sont des énergies qui parviennent directement aux organes de la physiologie subtile. Et ces organes du corps d'immortalité sont, au coeur de chaque mystique, plus et mieux encore que les "astres de son destin" (Schiller), puisqu'ils sont les "prophètes de son être". Alors jusqu'en la profondeur secrète des origines, on peut comprendre où se noue le lien de l'herméneutique ésotérique et de l'anthropologie mystique, et commeny l'"intériorisation du sens", progressant avec la croissance progressive du corps d'immortalité, atteint à son dénouement lorsque ce corps d'immortalité a atteint la plénitude de sa stature prophétique.


La plénitude de cette stature, c'est cela qui a été cherché par les spirituels de l'Orient et de l'Occident, affrontant, malgré leur petit nombre, en Islam comme en chrétienté, les mêmes puissances de ce monde. Le jour où l'on prendra conscience de l'affinité secrète de ces familles spirituelles, il se produira peut-être dans l'univers des religions et de la science des religions, un phénomène analogue à celui qui de nos jours fait s'écrouler les cloisonnements entre sciences de la matière et sciences de l'esprit.


Il y faudra toute une régénération de ce que nous avons coutume d'appeler "humanisme", mais à cet humanisme nouveau, d'une forme encore imprévisible, il est un message qu'un Semnanî pourra transmettre à coup sûr, dans la mesure où il a convaincu le soufi que la seule chose qu'il ait à craindre en ce monde, ce n'est pas qu'une dialectique qu'il ignore le rejette dans ce que certains de nos contemporains appellent la "poubelle de l'histoire" - le seul Enfer qui soit à la mesure d'une mythologie du "sens de l'histoire" désacralisé. Non pas, la seule chose qu'un soufi puisse craindre, c'est qu'un retard sur soi-même, un arrêt qui lui ferait manquer le sens intérieur de son être, fasse de lui un avorton de l'Au-delà."


Henry Corbin, En Islam iranien, t. IV, Shiisme et soufisme, IV, Les sept organes subtils de l'homme selon 'Alâoddawleh Semnanî (736/1336), 5, "les trois corps de l'être humain".

mercredi 3 septembre 2008

Du sens ésotérique de l'éclatement de la Lune




Coran, Sourate LIV, 1 : "L'heure devint imminente et la Lune se fendit."

Sâ'inoddin 'Alî Torkeh Ispahanî écrivit un petit traité uniquement sur le premier verset de cette sourate. Et à aprtir de l'interprétation, littérale ou ésotérique qu'en font les différents groupes de théologiens, philosophes et gnostiques, il classe et hiérarchise les groupes de spirituels, tout comme l'anonylme chiite précédent avait classé ces mêmes groupes selon leur interprétation du Coran. Ici, un seul verset suffit pour les départager.


1. Les juristes et les traditionnistes :

"Les exotéristes forment deux groupes. Le premier d'entre eux n'attire guère l'estime de notre théosophe. Ce sont les docteurs de la Loi (foqahâ) et les Tradiotionnistes (mohaddithân, les spécialistes du hadîth), lesquels se font les gardiens du sens littéral de tous les txtes et de tous les propos rapportés du Prophète : "Ce sont des gens qui appuient le dos de la tranquillité sur le coussin du conformisme (taqlîd). Ayant une fois pour toute mis à l'arrêt toute recherche diligente, ils sont contents comme ils sont." Il est inutile de les interroger sur le sens dans lequel il convient de prendre la fission ou l'éclatement de la Lune. Mettre en question sa vérité littérale, la matérialité du fait visible, se demander comment cela a bien bu advenir, c'est déjà là à leurs yeux céder à l'innovation (bid'a), commettre une hérésie. Quant à l'Heure imminente, si elle réfère au grand rassemblement final de tout ce qui aura été manifesté du commncement à la fin des temps, pour que cela soit pesé dans la Balance et que les bons soient séparés des réprouvés, il n'y a là pour nos pieux litéralistes aucune difficulté."

2. Les philosophes de l'Islam :
"Le second groupe mérite plus de considération. Ce sont les philosophes de l'Islam (Hokama-ye Islâm) et les Scolastiques orthodoxes (Motakallimûn). Eux du moins ont dépassé le degré du littéralisme pur et simple ; ils ont eu le courage de la réflexion et de la spéculation, et se sont avancés aussi loin qu'ils le pouvaient sur la voie de la recherche personnelle. Bien que leur credo, leur dogme fondamental (i'tiqâd), ne diffère pas de celui du premier groupe quant aux solutions qui nous préoccupent, du moins ils n'ionterdisent pas de poser la question du comment. Il est vrai, remarque Sâ'inoddîn, que s'ils acceptent de la poser, c'est avec l'intention bien arrêtée de démontrer que le fait matériel est possible. Leurs prémisses se ramènent à celles-ci : d'une part admettre la toute-puissance de l'Agent divin qui est en mesure de faire et de produire tout ce qu'il veut et quoi qu'il veuille en vertu de son libre choix ; et d'autre aprt, récuser la physique céleste des philosophes hellénistiques, affirmant que la masse des Sphères célestes est d'une matière subtile, différente de la matière terrestre, et que par conséquent elle n'est susceptible ni de déchirure ni d'éclatement. Les Motakallimûn professent au contraire que Sphères et corps célestes sont de même nature que les corps élémentaires, et peuvent être, comme tout objet tombant sous les sens, déchirés et fendus."

Ainsi : "Une fois posées leurs prémisses, leurs conclusions s'imposent ; mais encore se sont-ils donné le mal de construire ces prémisses. Non sans humour, il conclut qu'ils représentent un type précis de conscience : l'homme qui s'applique à extraire du Livre et des traditions une argumentation tendant à confirmer la manière encore toute littérale d'en entendre les enseignements. Et si leur puissance de réflexion philosophique n'alla pas plus loin, c'est que la sagesse du Très Sage jugea que pour leur propos, il était inutile qu'elle dépassât la capacité d'argumenter sur la lettre et l'aspect ésotérique."

3. Les Péripatéticiens :

"c'est avec ce troisième groupe que nous entrons en compagnie des ésotéristes. En leur compagnie nous voyons se produire une première transmutation des données littérales, et de cette transmutation se dégager un sens ésotérique qui permet de voir en quoi peut consister l'éclatement de la Lune et comment il est le signe de l'Heure imminente. Bien que ce groupe nous donne accès à un premier sens ésotérique, il est néanmoins désigné par rapport aux philosophes ishraqiyûn de l'école de Sohrawardî, comme celui des "philosophes exotériques" (Hokamâ-ye zâhir), ceux que l'on appelle couramment les Péripatéticiens (Mashshâ'ûn), dont Aristote a été le chef (ra'îs) et le shaykh en islam.

Une argumentation d'une évidence irrécusable, nous dit Sâ'inoddîn, a imposé à nos philosophes la conviction qu'il est impossible que la Lune, tout en étant un objet de perception sensible à la vue, puisse être brisée ou fendue d'une manière quelconque. C'est en effet un axiome de la cosmologie que la matière éthérique céleste ne peut absolument pas subir les accidents de la matière terrestre sublunaire. Or il n'y a ni raison ni autorité au monde qui puisse nous imposer de force l'absurde. Par conséquent il faut admettre que la fission de la Lune mentionnée dans le verset qorânique, doit avoir un autre sens ; elle doit "chiffrer" un symbole (ramz), faire allusion à un événement dont le lieu réel n'est pas le Ciel visible de l'astronomie. Dès le premier choc nous voyons ici la philosophie provoquer la méditation religieuse à passer des "horizons", c'est-à-dire du monde extérieur au monde intérieur de l'âme. Nos spirituels n'ont jamais envisagé que l'homme religieux ait à trouver le lieu ni le triomphe de sa foi dans l'absurde ; ils ont admis les shathîyât, les sentences paradoxales portant un défi aux idées reçues et toutes faites ; ils en ont goûté la saveur parfois "théandrique". Mais ils se sont gardés de confondre l'irrationnel et l'absurde, celui-ci ne pouvant être que blasphématoire à l'égard du divin."

"A chaque astre (kawkab), à chaque ciel (falak) visible pour l'observation sensible, correspond une réalité invisible, ésotérique (bâtin), une Intelligence qu'ils appellent l'Ange de cet astre ou de ce ciel. C'est ainsi que dans l'ensemble de ces Intelligences, ils désignent l'ésotérique que la Lune comme "Intelligence agente" ou "active" ('Aql fa''âl). Or, le suprême degré, le sceau de la perfection humaine, consiste pour le Spirituel à se conjoindre avec cette Intelligence active. Et c'est de cette conjonction avec l'Intelligence qui est l'Ange, c'est-à-dire l'ésotérique du ciel de la Lune, que la fission de la Lune mentionnée dans le verset qorânique, est le symbole. "

4 et 5. Les théosophes de la Lumière (Avicenniens et Ishrâqîyûn) :

"Comme le relève Sâ'inoddîn, Avicenniens et Ishrâqîyûn commencent par réagir de la même façon devant le mystérieux verset : la physique céleste rend inconcevable que la Lune, étant comprise dans la Sphère d'une manière incorruptible, puisse se fendre ou être déchirée. Ce n'est donc pas au plan du phénomène sensible qu'il est possible d'entendre ce verset et de lui donner son sens réel. Cela dit, l'interprète proprement ishrâqî va faire intervenir les prémisses de sa métaphysique de la Lumière. Les avicenniens affirmaient et décrivaient le passage de l'exotérique à l'ésotérique de la Lune ; d'ores et déjà leur herméneutique du texte supposait un événement s'accomplissant dans l'âme de l'herméneute. C'est cet événement que les Ishrâqîyûn vont s'appliquer à analyser, en se référant aux prémisses qui apparentent leur doctrine à celles de la Gnose et du manichéisme.

Pour résoudre l'énigme du verset, ils ont à rappeler que la Lumière est la source même du phénomène du monde (persan : paydâ'î-e 'âlam) ; elle est ce qui fait qu'il y ait quelque chose de manifesté ou de révélé (paydâ, zâhir). Elle est par conséquent l'origine de tout ce qui existe ; la lumière s'identifie avec l'être même. Mais l'ontologie des êtres-de-lumière distingue parmi eux une double catégorie : il y a une Lumière qui ne peut être mélangée d'aucune manière ni en aucun sens avec la Ténèbre, et il y a une Lumière qui peut se trouver mélangée avec la Ténèbre. La première catégorie désigne les Intelligences angéliques ; la seconde, les Âmes célestes, motrices des Sphères, et les âmes humaines investies de la fonction de gouverner un corps matériel. Pour les premières est actualisée pleinement la connaissance des réalités séparées de la matière, c'est-à-dire des Idées-archétypes, sans qu'elles aient à passer par l'intermédiaire des choses particulières. Quant aux secondes, elles peuvent aussi bien atteindre à la connaissance des Idées pures qu'à celles des réalités concrètes sensibles : la lumière de leur être irradie de chaque côté. En outre, pour que la série des êtres soit complète et que le maximum de leur perfection soit manifesté, aussi bien celles des idées pures que celles des réalités concrètes, afin que rien ne reste à l'état virtuel. C'est précisément cette nécssité qui investit de leur fonction propre les êtres-de-lumière de la seconde catégorie, et qui détermine leur descente et leur captivité momentanée dans la matière. Or, la Lune est le symbole de ces êtres-de-lumière passant par une phase d'obscurcissement et de captivité dans les ténèbres.

Ce mélange avec les ténèbres est la condition qui rend possible que toutes les connaissances - les lumières - retenues à l'état virtuel, soient manifestées en acte. La Lumière est en effet à la fois manifeste, révélée par et pour soi-même (zâhir li-nafsi-hi), et révélant tout l'autre que soi-même (mozhir li-ghayri-hi). Sa fonction épiphanique révélante est sa nature même. Les irradations qu'elle projette reviennent sur elle en réfléchissements qui se multiplient sans limite, si bien qu'advient finalement en elle la perfection de son épiphanie (paydâ'î) et de sa fonction épiphanique (paydâkunandagî). Toutes les connaissances, les lumières cachées en elle, à l'état virtuel, "éclatent" à l'extérieur. L'astre enténébré de la néoménie passe au flamboiement nocturne de la pleine Lune. L'éclatement auquel fait allusion le verset qorânique, c'est cela : l'éclatement triomphal de l'âme hors de la Ténèbre où elle était captive, parce que cette Ténèbre elle l'a investie de sa propre Lumière. Mais pour qu'elle irradie ainsi dans la Ténèbre, il faut qu'éclate à l'extérieur d'elle-même la lumière cachée en elle. Cette transparition, c'est l'éclat auroral des connaissances de l'âme quand elles se lèvent, c'est l'Orient de l'âme (d'où le nom de "théosophie orientale"). C'est la perfection de son état révélé, par la plénitude de sa fonction révélante : par là même, toutes les connaissances qui étaient en elle ont fait éclater la gangue qui les retenait captives, et sont manifestées aux êtres de tous les univers. Et c'est pourquoi il fallait que la Lumière fût un temps captive des ténèbres."
6. Les soufis :

"Ils ne sont plus diversifiés, comme ils l'étaient chez notre anonyme, en pieux ascètes, soufis en général et fidèles d'amour. Les soufis dont il s'agit ici ont une haute culture théosophique, ils sont imprégnés aussi bien de la spiritualité de Sohrawardî que de celle d'Ibn 'Arabî. Deux attributs les qualifient : ce sont des Mohaqqiqân, terme qui indique une double vérification personnelle à la fois spéculative et exprimentale. Ce sont "ceux qui ont compris" au sens propre du mot, correspondant à l'acception technique où nous prenons ici le mot herméneutique : un acte de "comprendre" qui est acte de prendre conscience du fait que l'on "implique" et de ce que l'on implique. Ce sont par conséquent aussi des "spéculatifs" au sens propre, c'est-à-dire au sens où le spéculatif prend conscience qu'il est lui-même le speculum, le miroir où il voit toutes choses, et que l'Image apparaissant dans ce miroir est celle de sa propre représentation des choses. C'est pourquoi l'acte de Comprendre est solidaire d'une réalisation personnelle. D'où la seconde qualification de nos soufis : ce sont des Ahl-e sohûd, des témoins oculaires, des initiés admis à la contemplation du mystère."

"Nous retrouverons ici l'idée d'épiphanie sous son double aspect : d'une part l'état de l'être en tant que Lumière (arabe zohûr, persan paydâ'î) que la Lumière assume en raison de son être même. La nature de la Lumière est d'éclairer dès l'instant où elle est ; elle ne commence pas par exister, pour ensuite se mettre à éclairer. Il y a du révélé, du "phénomène" (zâhir), dès qu'existe ce dont le propre est de révéler, de faire se montrer quelque chose. Mais ce qui est envisagé ici, ce n'est plus le destin épiphanique de l'âme comme Lumière individuelle, le drame nécessaire de sa descente et de sa rédemption, mais le fait de la théophanie en général, dans la mesure où cette théophanie est liée à la Forme humaine ; c'est en quelque sorte le prologue du drame médité par les Ishrâqîyûn.
Dès lors voici l'aspect sous lequel l'idée de théophanie résout l'énigme du verset qorânique pris par notre auteur comme thème de son opuscule. En prélude, une brève allusion à un hadîth familier à toute la théosophie islamique, et qui est notamment un thème fondamental de celle d'Ibn Arabî : "J'étais un Trésor caché, j'ai aimé à être connu ; alors j'ai créé les créatures afin d'être connu." Tout le soufisme spéculatif, nous rappelle Sâ'inoddîn, est fondé sur cette idée que les "descentes" (tanazzolât) de la Source primordiale de l'être (asl-e wojûd), depuis les degrés du Plérôme jusqu'aux créatures en devenir, son émergence en forme d'une multiplicité infinie, tout cela a pour fin la révélation et manifestation de soi-même."

"Par sa volonté théophanique, la divinité révèle la forme humaine en s'y révélant ; simultanément, c'est par cette forme humaine qui révèle la divinité, en étant révélée par elle. La théophanie parfaite est "anthropomorphose" divine ; c'est la forme humaine qui assume la fonction théophanique par excellence et qui, en étant le support des Attributs, écarte de la divinité en son essence, tout "anthropomorphisme". Or, le sceau (khâtim), dans la terminologie spéculative du soufisme, désigne la personne que son état de perfection humaine investit, à un titre éminent, de cette fonction théophanique. Cette investiture, c'est la transparition par elle de la Forma Dei, non pas qu'elle incarne celle-ci, au sens technique du mot "incarnation" dans le christianisme, mais elle la porte en elle comme un miroir porte en lui une image (on perçoit dans tout cela le décalage d'une imâmologie qui ne dit plus son nom). Comme dans le symbolisme des Ishrâqîyûn, la Lune est ici le symbole de cette forme parfaite, et l'éclatement de la Lune auquel fait allusion le verset qorânique, c'est l'Heure théophanique, c'est-à-dire la manifestation de la divinité dans le miroir de cette forme, la théomorphose de la forme humaine."

7. Les Horoufis :

"Ce mot désigne les adeptes et pratiquants de la "science des lettres" ('ilm-e horûf), lesquels ne sont pour leur part que prolonger une tradition remontant en Islam aux origines du shî'isme ismaélien (VIII° siècle). Quant à la technique de leur science, elle s'accorde jusque dans le détail avec celle pratiquée par les Kabbalistes, étant bien entendu qu'elle n'est qu'une partie de l'immense tradition spirituelle désignée sous le nom de Kabbale."

"L'exotérique et l'ésotérique qui conditionnent le phénomène de l'herméneutique dont nous nous préoccupons ici, sont aussi bien le statut de tous les êtres et de toutes les choses. L'ésotérique (bâtin), l'intérieur et le caché, l'invisible et l'inaudible, le non perceptible par les sens, c'est l'essence absolue (dhât motlaq) de chaque être, son énergie prééternelle, son Roi éternel et immuable, son Verbe constitutif. Mais ni les êtres ni les choses ne font entendre le son de ce Verbe que s'il se produit un entrechoc ; jusque-là, cette sonorité reste virtuelle en eux, enfouie dans leur ésotérique. Tant que les deux choses ne s'entrechoquent pas, le Verbe divin, (Kalâm-e Haqq) reste englouti, donc pressentie comme l'incantation sonore qui l'évoque à l'être, et dont le secret ne peut se manifester que par ce choc ; aussi cette sonorité est-elle la manifestation de son fond intime, son taux propre de vibration.

Connaître un être, c'est discerner sous sa manifestation (zâhir), le secret (bâtin) du Verbe divin qui le proféra et qu'il profère, et qui en fait ne subsiste pas autonome en dehors de son être, puisqu'il est son être même. Le Verbe n'est manifesté que par la manifestation du sujet qui le profère, de même que la lumière de la Lune n'est pas autre chose qu'une épiphanie de la lumière du Soleil. C'est en quelque sorte le Soleil qui "profère" cette lumière, sinon la Lune elle-même resterait dans la ténèbre du non-être, et c'est pourquoi, remarque Sâ'inoddîn, elle sera un symbole du degré d'être envisagé ici. Et déjà s'annonce le sens mystique qui sera perçu dans le verset qorânique référant à l'éclatement de la Lune : éclat du Verbe - incantation sonore triomphale.

Malheureusement le phénomène sonore est lui-même instable et de courte durée. Mais il peut revêtir une forme plus consistante et persistante que sa vibration momentanée, une forme privilégiée elle aussi, parce que les effets, les vestiges et les lois de l'être y sont beaucoup mieux révélés que dans toutes les autres formes. Cette forme, c'est le dessin tracé par l'écriture, si bien que, si d'une aprt le Verbe n'a d'existence que par le sujet qui le profère, d'autre part ce mode d'existence subtile et fragile qui est l'"existence sonore", cette vibration provoquée par le choc sous lequel les êtres livrent l'incantation secrète de leur être, trouve en revanche existence durable et stable, toujours prête aux incantations de l'éveil, dans le dessin de l'écriture."
"Universel donc comme le phénomène du Verbe est le phénomène de l'écriture dont le dessin ne fait que stabiliser, en le chiffrant, l'incantation sonore. S'il est possible d'entendre le Verbe secret de chaque être, et d'entendre chaque être comme un Verbe, il doit être possible aussi de déchiffrer son exotérique comme un idéogramme, comme le chiffre de son Verbe propre."

8. Les Shî'ites :

"...pour notre auteur l'interprétation shî'ite du verset récapitule tous les sens ésotériques analysés précédemment ; elle est postulée par toutes, parce qu'elle en achève la vérité, si bien que l'on devra dire : la philosophie au sens vrai, la théosophie de la Lumière au sens vrai, le soufisme au sens vrai, c'est le shî'isme. Parce que l'idée fondamentale du shî'isme est l'idée de la théophanie (zohûr, mazhar) en la personne des saints Imâms, alors l'idée des Ishrâqîyûn, du soufisme, des Horoufis, en est l'"Heure imminente".

"Car la clef du sens spirituel, la capacité de faire éclater le sens de apr cette "Forme parfaite" (l'anthropomorphose divine dans l'Humanité céleste, archétypique, de l'Imâm) bref la gnose du parfait ta'wîl, cela s'apprend auprès des "Piliers de la Famille prophétique" (Asâtin-e Ahl-Bayt), ce qui désigne la lignée des Douze Imâms. Alors seulement le verset qorânique annonçant l'éclatement de la Lune, l'événement signifié ainsi, "montre la Voie, donne le signal, d'une manière et en un sens qu'eux-mêmes et leurs adeptes connaissent bien."

Henry Corbin, En Islam iranien, t. IV, Shiisme et soufisme, III, Typologie des spirituels selon Sâ'inoddîn 'Alî Torkeh Ispahanî (ob. 830/1427).

lundi 1 septembre 2008

Les sept profondeurs ésotériques et la hiérarchie des spirituels




1. La première profondeur : "Le Livre qui est le grand Rappel. Ce premier sens ésotérique, première étape de la topographie idéale des plans de spiritualité, correspond au comportement intime, à la religion du "pèlerin mystique" (sâlik) qui, ayant été attentif à ce Rappel, a engagé ses pas dans la Voie pour s'assimiler les premiers éléments de la formation spirituelle. Ces derniers visent essentiellement les différents aspects du combat spirituel (mojâhada) ; il est même arrivé que le soufisme se soit considéré comme consistant essentiellement dans cette forme d'exercice (ce fut le cas de l'ancien soufisme de Mésopotamie, aux premiers siècles de l'Hégire)."
2. La seconde profondeur : "la tonalité est fixée par la désignation du Qorân comme "Auguste Livre" (Qorân karîm, 56 : 76). Ce second degré ésotérique typifie le mode d'être et le lieu spirituel des soufis (ahl-le tasawwof) qui, par la pénétration de ce sens, dépassent déjà le pur ascétisme du groupe précédent, et accèdent aux états d'expérience spirituelle, aux demeures (maqâmât), degrés (madârij) et échelons (ma'ârij) qui sont le lot des pratiquants du soufisme. Ils apprennent à connaître tout ce à quoi fait allusion le terme de mokâshafa, révélation intérieure, intuition dévoilante ; à discriminer ce que c'est que l'instant (waqt), l'état passager (hâl), l'extase (wajd), la perception mystique (dhawq), l'ivresse mystique (sokr), la veille, l'angoisse de l'âme (qabz), l'expansion (bast) etc."
3. La troisième profondeur : "niveau herméneutique qui est typifié par la qualification du Qorân comme le "sage Livre" (Qorân hakîm ; 36 : I). C'est le sens ésotérique qui se dévoile aux philosophes (ahl-e hikmat), modalise leur être intime et situe leur lieu spirituel. Par la pénétration de ce sens qui leur correspond en propre, ils perçoivent les objets de connaissance philosophique (ma'qûlat) cachés sous l'apparence littérale."

4. "A un niveau plus élevé (ou plus profond) que celui du philosophe pur et simple, se trouve le Spirituel qui est désigné comme 'ârif, terme que l'on traduit généralement par gnostique ; la traduction est techniquement exacte, elle marque le lien d'affinité avec untype de connaissance commun à toutes les gnoses, sans préjuger rien d'autre. De façon plus précise ici, la distinction entre philosophe et gnostique (hakîm et 'ârif) correspond à la distinction établie par Sohrawardî, le maître de l'Ishrâq : le groupe précédent était celui des philosophes chez qui on ne présuppose pas encore d'expérience mystique ; le présent groupe est celui des théosophes (hakîm ilâhî) cumulant la science philosophique et l'expérience mystique."

5. "Le cinquième sens ésotérique est typifié par la référence au texte qorânique comme au "Glorieux Livre" (qorân majid 85 : 21) ; en outre, l'allusion à la "Tablette préservée" (85 : 22) sur laquelle il est écrit dès l'origine des origines, nous réfère à l'archétype céleste de ce livre. Le groupe spirituel auquel correspond en propre ce degré de compréhension ésotérique, est celui des "amants mystiques" ('oshâq), plus exactement ceux que nous avons caractérisé comme les "fidèles d'amour", en raison de leur affinité avec ceux qui en Occident, autour de Dante, se sont donné ce nom (Fedeli d'amore). On remarquera que cette intitulation ne s'identifie nullement, selon notre auteur, avec la désignation de "soufis" pure et simple. Les pieux soufis en général ont été classés par lui aux deux premiers niveaux. Les "fidèles d'amour" sont situés beaucoup plus haut : au cinquième rang d'élévation ou de profondeur spirituelle. C'est qu'en fait le soufisme a dû lutter pour faire admettre que le terme 'ishq (éros) puisse qualifier le rapport du fidèle avec son Dieu ; aussi bien toute la conception de la divinité est-elle en jeu. Pour concevoir et éprouver cet éros divin, il faut s'ouvrir à une épiphanie personnelle et indivise ; le fruit en est cette mystique d'amour nuptial à l'égard de laquelle le sentiment communautaire et égalitaire du monothéisme de la Loi ne pouvait concevoir qu'alarme et jalousie. Hallâj, Sohrawardî, 'Attâr, Rûzbehan, Jalâl Rumî, Ibn Arabî, tant d'autres avec tous leurs disciples ont été les hérps de cette religion d'amour, laquelle pratique le Qorân comme une version du Cantique des Cantiques. Son herméneutique découvre dans tous les textes du Livre autant d'indices de l'être aimé ; elle les commente en transmuant tous les mots du texte en symboles d'amour. Notre auteur sait que les "fidèles d'amour" ne reculent devant aucune de ces audaces que désigne techniquement le terme de shathîyat, terme qui, nous l'avons dit correspond étymologiquement au mot grec paradoxa : des paradoxes, choses incroyables, renversantes, contraires à toutes les idées reçues (rac. shth : tomber à la renverse). Toutes ces sentences paradoxales ne sont pour le rigide orthodoxe que blasphèmes et infidélités scandaleuses. Pour le mystique passionné (lorsqu'il déclare, par exemple : Dieu, sans moi, ne peut exister un instant), ce sont là tout au plus de "pieux blasphèmes", de "belles infidélités". Nous avons signalé précédemment le grand ouvrage dans lequel Rûbehân Baqlî de Shîrâz a recueilli et commenté un grand nombre de ces sentences paradoxales et qui est un monument du soufisme. Il est possible que notre auteur ait pensé ici à Rûzbehân."



Pour ma part, la présence de Sohrawardî dans le groupe des Fidèles d'Amour me laisse sceptique. Comme Corbin lui-même l'a mentionné, il semble plus relever des gnostiques du 4° groupe. Jamais, dans ses textes, n'a percé une allusion à un quelconque amour humain, ni même une passion pour Dieu comme Hallâj. Il semble surtout épris des pures Lumières, se plaçant dans cette hiérarchie d'amour qui empile, si je puis dire, les humains, les Anges, les Archanges, etc. Peut-être Corbin répugnait-il à placer le sheikh de l'Ishraq à un niveau inférieur à cleui de Rûzbehân, mais c'est la hiérarchie de l'anonyme chiite, cela. Je ne trouve pas que les gnostiques épris uniquement des Lumières soient inférieur en degré spirituel aux 'ashiq. C'est juste qu'ils ne jouent pas sur le même terrain. Sohrawardî d'ailleurs parle avec bienveillance et respect de ce groupe, même s'il ne se comprend pas dedans.

6. "A la sixième profondeur, la tonalité est fixée par la désignation du Qorân comme "Vénérable Livre" (Qorân 'aziz, 41 : 41). Pour ce degré comme pour le suivant, notre auteur reste assez discret quant au groupe spirituel auquel il réfère. Il désigne ce sixième groupe comme le groupe de ceux qui ont réalisé en eux mêmes et sur eux-mêmes le sens ésotérique du tawhid, les Mowahhidân, les "Unitifs" : ceux qui ont expérimenté le fanâ' au sens vrai, la résorption secrète dans la divinité de tout ce qu'une connaissance profane naïve ou littérale considère et objectifie comme de l'être extra-divin. Cette voie des "Unitifs" est jalonné par les étapes (maqâmât) de l'intériorisation du tawhîd, laquelle aboutit non pas à la destruction ni à l'annihilation de la personne du mystique, mais au fanâ' qui abolit l'opacité d'un être qui n'était qu'"à soi-même", parce que son moi absorbait la totalité de l'être investi en lui ; le mode de surexistence (baqâ') qui succède au fanâ' lui donne alors la transparence d'un miroir, l'investit de sa fonction théophanique (mazhar)."

Pour moi ce degré pourrait correspondre aux Quarante Abdal (ou leurs équivalents chiites). Leur transparence absolue les prive d'ombre sur terre, éventuellement.

7. Le septième et ultime sens ésotérique : "celui qui est typifié par la désignation du Qorân comme "Sublime Livre" (Qorân 'azîm 15 : 87). Là est le terme de toutes les stations qui s'échelonnent sur la Voie mystique ; c'est la demeure spirituelle de "celui qui a rejoint" (wâsil). "




Je me demande si ce degré là n'est pas celui du Pôle (ou de l'Imam pour le chiite).


Henry Corbin, En Islam iranien, t. IV, Shiisme et soufisme, II, Un traité anonyme sur les sept sens ésotériques du Coran, 3, "Les sept profondeurs ésotériques et la hiérarchie des spirituels"

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.