dimanche 30 décembre 2007

La santé comme stock d'informations


"La santé, ce sont les provisions du voyage, la maladie, la route."

" La santé n'est plus l'être, et par conséquent quelque chose de très lointain de la maladie, son contraire. Le lien qui unit la réalité et la représentation est rompu. La santé est un stock d'informations soumis aux fluctuations de l'échange, c'est-à-dire de la rareté et de l'abondance. Râzî installe la maladie dans la santé, de même qu'autrefois, scandalisant Protagoras, Démocrite a placé le vide dans la pensée. Les provisions d'attente existent en nombre infini, pour répondre aux infinités de la vie organique en transformation. Dans la santé, on tient compte de l'épuisement progressif des potentialités de vie, mais aussi des vertus plastiques et réparatrices de la Nature. Si la maladie est la route, la route en l'occurence est le désert, un chemin rude dans la solitude où la souffrance est double : faim et soif, solide et liquide manquant dans les dunes de la mort. La maladie est essentiellement distance. Distance entre l'organe et sa fonction, distance entre la douleur et sa disparition, distance entre le malade et son propre corps. Bref, elle est un exil : le malade est loin de ses organes, il est distancié par eux s'il arrive que la dépense excède la restitution du stock."

El-Arbi Moubachir, Préliminaires au Le guide du médecin nomade, Abû Bakr Muhammad ibn Zakarya al-Râzî.

samedi 22 décembre 2007

Daemon


L'invention la plus réussie d'A la croisée des mondes, tome 2 : La Tour des anges, ce sont les daemons. Parce qu'on en a presque tous eu un, enfants, ou souhaité en avoir un, ne serait-ce qu'en prêtant vie et propos à sa peluche préférée. Les passages les plus poignants de la trilogie qui, par ailleurs, ne déborde pas de bons sentiments, sont ceux qui mettent en scène les séparations terribles, même temporaires des humains et de leurs daemons. Le morceau le plus magnifique du livre est une mort de héros, ou faut-il dire de deux héros, Lee Scoresby et son daemon, Hester le brave aux yeux dorés ?

"Il s'ensuivit un long silence. Lee fouilla dans sa poche et trouva d'autres balles. Tandis qu'il rechargeait son fusil, il éprouva une sensation si rare, si forte, que son coeur faillit s'arrêter de battre ; il sentit Hester appuyer son visage contre le sien ! Il était humide de larmes.

- Lee, c'est ma faute.

- Pourquoi ?

- Le Skraeling. Je t'ai dit de voler sa bague. Sans elle, on ne serait pas dans cette situation.

- Tu crois que j'ai l'habitude d'écouter tes conseils ? J'ai pris cette bague parce que la sorcière...

Il n'eut pas le loisir d'achever sa phrase, car une autre balle venait de l'atteindre. Celle-ci s'enfonça dans sa cuisse gauche, et avant même qu'il puisse grimacer de douleur, une troisième balle frôla de nouveau sa tête, comme un fer chauffé à blanc que l'on aurait appuyé sur son crâne.

- Il n'y en a plus pour longtemps, Hester, murmura-t-il, en s'efforçant néanmoins de tenir bon.

- La sorcière, Lee ! Tu as parlé de la sorcière ! Tu te souviens ?

Pauvre Hester, il s'était couché sur le sol, il n'était plus accroupi aux aguets, toujours prêt à bondir, comme durant toute sa vie d'adulte. Ses magnifiques yeux noisette et or se ternissaient.

- Tu es toujours beau... Oh, Hester, tu as raison, la sorcière ! Elle m'a donné...

- Bien sûr ! La fleur...

- Dans ma poche de poitrine. Prends-la Hester, je ne peux plus bouger.

Ce fut un âpre combat, mais le daemon parvint à sortir la petite fleur violette avec ses dents et à la déposer près de la main droite de Lee. Au prix d'un effort surhumain, il la serra à l'intérieur de son poing, et dit :

- Serafina Pekkala ! Aide-moi, je t'en supplie...

Il perçut un mouvement en contrebas, alors il lâcha la fleur, épaula son fusil et tira. Le mouvement cessa.

Hester défaillait.

- Hester, ne pars pas avant moi, murmurait Lee.

- Allons, Lee, je ne pourrais supporter d'être séparé de toi pendant une seule seconde.

- Tu crois que la sorcière va venir ?

- Evidemment. On auraît dû l'appeler plus tôt.

- Il y a tellement de choses qu'on aurait dû faire.

- Oui, peut-être...

Il y eut une nouvelle détonation et, cette fois, la balle pénétra profondément en lui, à la recherche de son centre vital. "Elle ne le trouvera pas en moi, songea-t-il. Mon coeur, c'est Hester."

Deux balles plus tard :

"- Nous les avons repoussés, dit son daemon. Nous avons tenu bon. Nous avons aidé Lyra.

Hester le daemon-lièvre blottit son petit être fier et meurtri contre le visage de Lee, le plus près possible et, ensemble, ils moururent."

Je me souviens, qu'une fois ou deux, non, plutôt deux, alors que je me préparais au danger, quelque chose m'avait intriguée. Par delà la peur de la mort, et surtout bien pis que la mort, peur normale et qui allait passer au moment d'agir, il y avait un autre sentiment. Mentalement, j'avais tout accepté et, au fond, je m'en fichais un peu, comme toujours. Mais une part en moi, quelque chose en moi, presque quelqu'un, m'interpellait, me suppliait, me demandait ce que je lui avais fait pour l'amener dans une situation pareille. C'était curieux. Dans ces moments-là, le corps, tétanisé, raide, freine des quatre fers et dit non, alors que la tête dit oui. Je croyais que c'était mon corps qui suppliait, sauf que j'avais l'impression de faire du mal à un être plus petit que moi, plus émouvant et plus fragile, et de faire face à ses reproches, non pas vindicatifs, mais doux et tristes, comme un enfant résigné à me suivre. C'est une sensation qui m'a toujours intriguée. Maintenant que j'ai lu ça, je peux me dire que parfois, j'ai fichu la trouille à mon daemon, et pourtant j'ai avancé, en marmonnant, pas trop fière : "Je sais, mais je ne peux pas faire autrement, je dois y aller."

vendredi 21 décembre 2007

Secret des origines, origines du Secret

"Le distique produit ensuite (G.R. 547) semble parler de tout autre chose : "Qu'en fut-il dans la prééternité, ô homme ignorant, pour qu'en ce bas monde celui-ci fut Muhammad et celui-là Abû Jahl ?" Le lien est pourtant décelable, si l'on remonte au thème de la connaissance spirituelle de l'Imâm, indiqué dans les paragraphes précédents. De cette connaissance il a été dit que l'âme entre en sa possession par droit d'héritage sans effort de l'intellect rationnel ni intermédiaire d'un maître humain. Chez chaque être, chaque "héritier" plutôt, elle est fonction d'une capacité innée dont il est impossible de justifier rationnellement la présence chez les uns, l'absence chez les autres. Elle rentre donc dans le secret de la prédestination : l'acte de cette connaissance est antérieur à l'homme qui fut créé pour elle. Le secret qui confère à tel ou tel être humain la capacité d'une perception théophanique de l'Imâm, est donc le secret même de sa prédestination, de son heccéité éternelle. Il le faut d'autant plus que la connaissance de l'Imâm, de l'Âme de l'âme, est la connaissance qui libère et ressuscite ; c'est le secret de Salmân, de l'"adopté de l'Imâm" (la suprématie de l'Imâm symbolisée dans la séquence des lettres 'ayn, sîn, mîm), ce secret dont il est dit que si Abû Dharr le connaissait, il lancerait l'anathème (takfîr) contre Salmân ou même voudrait le tuer."

"Il n'y a pas deux théophanies identiques. La théophanie est en fonction de l'heccéité éternelle, c'est-à-dire de l'aptitude ontologique fixée par une limite intransgressable. C'est pourquoi la théophanie varie en fonction des réceptacles. Toute individualité qui a une capacité plus grande de manifester les perfections de l'acte d'être de l'Être divin, est plus proche du Principe. Et inversement. Il en va comme de l'apparition de la lumière du soleil traversant les vitraux qui diffèrent en couleur et en pureté, en forme et en épaisseur."

Trilogie ismaélienne, trad. et commentaire Henry Corbin : "Le Mont Sinaï et l'olivier", V, § 17-28, 1, La connaissance spirituelle de l'Imâm.

mercredi 19 décembre 2007

Qu'il y a pour l'homme un retour à une rétribution éternelle

,

Ou le Saint Matthieu arabo-persan... Les mystiques musulmans s'abreuvèrent beaucoup aux sources évangéliques, via les traductions des Syriens. Les néoplatoniciens aimèrent particulièrement l'évangile de Jean, Ibn Arabî voyait le Christ comme le Sceau de la walayat (sainteté) en pendant à Muhammad Sceau de la nobowat (prophétie), les Isaméliens, comme les chiites, développèrent une christologie très poussée. Mais les textes cités diffèrent parfois curieusement des écrits canoniques chrétiens. Mauvaise traduction ? Les chrétiens qui manipulaient couramment le syriaque et l'arabe n'auraient pas fait de telles erreurs.

"174. Or, le créateur de ce monde est bien au-dessus et parfaitement éloigné du propos de s'attirer des avantages et de repousser des dommages, sinon de la façon et au sens qui sont mentionnés dans l'Evangile, lequel déclare : "Le Seigneur rassemblera les justes et les pervers dans un même endroit. Alors il dira aux justes : comme vous avez bien agi et comme vous vous êtes bien comportés à mon égard ! J'étais affamé et vous m'avez nourri ; j'étais altéré et vous m'avez abreuvé ; j'étais nu et vous m'avez vêtu ; j'étais prisonnier et vous m'avez délivré. Alors ils répondront en disant : Seigneur ! quand donc as-tu été affamé, altéré, nu, prisonnier, que nous t'ayons nourri, abreuvé, vêtu, délivré ?"

Jusqu'ici, rien d'inattendu. Mais voici la réponse :

"Alors Dieu leur dira : vous dites vrai, mais tout ce que vous avez fait pour vous-mêmes [pour vos propres âmes], c'est pour moi que vous l'avez fait. Ensuite il dira aux pervers : comme vous avez mal agi envers moi ! J'étais affamé, vous ne m'avez pas nourri, etc. Ils diront : Seigneur ! quand donc étais-tu comme cela ? Il leur dira : vous dites vrai, mais tout ce que vous avez omis de faire pour vous-mêmes [pour vos propres âmes], c'est comme si vous aviez omis de le faire pour moi-même."

Sejestanî explique ensuite : "Il semble bien que cet entretien soit un entretien de l'Âme du monde", le Second créé donc, "avec les âmes individuelles en ce monde." Ainsi, après le fameux "Qui se connaît, connaît son Seigneur", on a "Qui se nourrit (nourrit son âme), nourrit son Seigneur (l'Âme du monde)." Faut-il y voir une trace de variantes gnostiques qui circulaient couramment ? En tout cas, cette version arabe de Saint Matthieu traduite en persan donne, dans cet Evangile une autre gueule à la version officielle du "vêtir ceux qui sont nus, nourrir ceux qui ont faim". Dommage que le Sermon sur la montagne ne soit pas cité, j'aurais été curieuse de lire ce que ça pouvait donner...


Trilogie ismaélienne

lundi 17 décembre 2007

Qu'aucun nombre ne peut recenser les Anges


Décidément, les Ismaéliens aimaient beaucoup les pluies d'anges. Quelques trois cents ans avant Nasir od-Dîn Tusî, Sejestanî glose déjà sur les gouttes de pluie angéliques, pour démontrer qu'il est inutile de se fatiguer à compter les anges dans le ciel, même en cas d'insomnies, non parce qu'ils sont innombrables, mais indénombrables, car "en ce qui concerne les réalités spirituelles, on peut mettre l'une à la place de plusieurs, ou inversement en mettre plusieurs à la place d'une seule, sans qu'il soit question qu'elles augmentent ou diminuent du fait de nombres qui y pénétreraient.

117. On trouve énoncé en certain de nos Akhbâr que "Dieu envoie un Ange avec chaque goutte de pluie qu'il fait descendre quand il le veut." Si le sage médite sur ce propos et en atteint la signification cachée, il comprendra que chez les êtres spirituels il arrive qu'un seul devienne multiple [sans subir d'accroissement numérique]. C'est qu'en effet, dans l'acte de faire descendre la pluie il y a, du côté du spirituel, un acte unique et un propos unique, lequel est la germination des végétaux, et cette chose se multiplie dans chaque goutte d'eau, si bien qu'il devient possible d'imaginer les merveilles qui, dans les règnes naturels, sont engendrées d'une seul goutte de pluie, et ces merveilles se multiplient au point qu'il soit possible d'imaginer que l'univers entier soit rempli de cette seule goutte. Si un homme passait toute sa vie à imaginer ce qui peut venir à naître d'une seule goutte d'eau, il n'aurait même pas le temps d'arriver au bout. Alors quel Ange plus noble que ce qui est amené à descendre avec chaque goutte de pluie ?"

Plus loin, nous apprenons que les Anges sont aussi les gardiens des nombres, c'est-à-dire qu'ils les empêchent de s'emmêler les uns dans les autres et par là même, préservent le Cosmos.

119. En outre, on dit souvent que pour chaque chose Dieu a un Ange à qui il a confié cette chose. C'est donc qu'il faut aussi se représenter un nombre comme une chose déficiente qui est confiée à la garde d'un Ange, car il n'y a rien dans le monde qui, davantage que les nombres, ait besoin d'être confié à un Ange.* Cela, afin que l'Ange maintienne chaque nombre séparément et distinctement, de sorte qu'il ne se mélange pas avec un autre nombre et ne transgresse pas la limite qui lui a été fixée pour qu'il soit un nombre juste ; sinon, "prospérité et postérité" périraient, car l'univers physique doit l'équilibre de sa structure aux nombres et aux choses nombrées, ainsi que Dieu lui-même le dit : "Il est celui qui a fait du soleil une splendeur et de la lune une lumière, afin que vous connaissiez le nombre des années et le comput."

* Glose: "S'il n'y avait pour chaque nombre un Ange qui le garde, le monde n'irait plus droit et tout périrait."

Abû Ya'qub Sejestanî, Trilogie ismaélienne, trad. Henry Corbin in Trilogie ismaélienne. 19° source.

vendredi 14 décembre 2007

On s'en fout

La Corse est en colère.

Que demander "pourquoi Dieu a créé le monde ?" est une question absurde et impossible

Intéressant développement, qui met en avant la nécessité de répondre au comment avant le pourquoi. Façon, bien sûr, d'éluder les questions embarrassantes... Mais l'on retombe aussi sur l'éternel problème soit l'impossibilité d'être l'enquêteur et l'objet de l'enquête, l'observé et l'observateur, la vérité et l'énigme à la fois. Bien sûr, concernant le dernier cas, un exemple s'impose tout de suite, et c'était aussi une fois où la vérité était si aveuglante, qu'elle lui creva les yeux.



"74. Il doit être entendu qu'interroger sur le pourquoi d'une chose, alors qu'on en ignore même le mode d'être, est absurde et impossible. En revanche, lorsque l'on a compris le mode d'être d'une chose et que l'on en recherche le pourquoi, la démarche qu'accomplit l'intelligence est parfaitement correcte et légitime. Des exemples : si quelqu'un s'enquiert de la manière dont les végétaux viennent à l'être à partir des Natures [les quatre Eléments] avec l'aide des mouvements des corps célestes, il est légitime qu'il recherche le pourquoi du processus et il lui est possible d'arriver à le comprendre. Ou bien encore, si quelqu'un s'enquiert de la manière dont les animaux viennent à l'être à partir des Eléments et avec l'apport des végétaux, il lui appartient légitimement de rechercher le pourquoi du processus. En revanche, tous les philosophes sont d'accord sur ce point, que personne ne connaît la manière dont l'univers vient à être à partir du Créateur. Certains d'entre eux, il est vrai, désignent en termes généraux le processus par lequel le Créateur fait exister l'univers comme consistant en sa mise à l'impératif.
Cependant, ils ne connaissent pas pour autant la modalité de cet impératif. Lors donc que leurs doctrines s'accordent sur ce point, qu'il est impossible de connaître la manière dont l'univers est venu à l'existence, à plus forte raison s'interroger sur le pourquoi de son existence est encore plus absurde et échappe encore davantage à tout raisonnement possible. Peut-être bien que son pourquoi rentre dans la modalité de son être [fait partie du processus même] ; mais alors il faut désespérer d'en connaître le pourquoi, puisque la modalité de son être nous reste elle-même cachée. Comprends.
75. De plus, la faculté qui dans l'homme enquête sur la création du monde, est elle-même une parcelle de ce monde. Mais alors, comment serait-il possible d'arriver à connaître le pourquoi de la création d'une chose, tandis que la faculté enquêtante est elle-même une partie de la chose dont l'homme prétend arriver à connaître le pourquoi ? Pour qu'il lui soit possible d'arriver à connaître le pourquoi de la création du monde par la faculté enquêtante qui est en lui, il faudrait que cette forme [cette faculté] se mette en dehors, sorte, de la chose que l'homme cerne en sa compréhension. Mais aucune partie ne peut se mettre en dehors, sortir, du Tout auquel elle appartient. Comprends."


Abû Ya'qub Sejestanî, Trilogie ismaélienne, trad. Henry Corbin in Trilogie ismaélienne. 15° source.

jeudi 13 décembre 2007

Du monde de l'Intelligence et du monde de l'Âme avec leur modalité respective

Ou 2 siècles avant que soit trouvéle nom de Nâ-Kodjâ-Âbâd, le Pays du Non-Où, belles pages lumineuses de Sejestanî pour expliquer la non-localisation de la sphère des sphères, ainsi que du Premier et du Second Créés (l'Intelligence et l'Âme universelle). ça et leur théologie négative, je vais finir par croire que la théologie des Ismaéliens est la plus belle...

"32. Comme nous constatons que l'univers physique à toutes les réalités physiques qu'il comporte présentent tout la même homogénéité avec cet univers physique, il faut alors que l'univers de l'Intelligence et l'Âme soient, eux aussi, respectivement homogènes à l'une et à l'autre, et que l'une et l'autre, je veux dire l'Intelligence et l'Âme, soient homogènes à leur univers respectif. En outre, nous constatons que l'on ne peut dire ni d'aucune intelligence individuelle ni d'âme individuelle, qu'elle est à l'intérieur du monde physique, au sens où on le dit d'une chose qui y est localisée. On ne peut dire non plus qu'elle en est à l'extérieur, au sens où on le dirait d'une substance qui entourerait l'univers physique comme une masse en englobe une autre. De même, ni de l'Intelligence totale, ni de l'Âme totale, on ne peut dire qu'elles soient intérieures au monde, ni qu'elles lui soient extérieures, ni au sens où une chose localisée est entourée par un lieu, ni au sens où un lieu entoure une chose matérielle. Non, toutes deux, l'Intelligence et l'Âme sont intérieures au monde dans le même sens qu'elles lui sont extérieures, et toutes deux lui sont extérieures dans le même sens qu'elles lui sont intérieures. C'est ce que nous allons t'expliquer en partant du plus proche que tu puisses connaître.

33. Car pour le comprendre, il faut observer ce qui se passe dans l'âme. Tu observes qu'elle est, pour ainsi dire, intérieure à l'objet de sa connaissance tant qu'elle se le représente, et qu'ensuite elle lui devient extérieure, lorsqu'elle a cessé de se le représenter. De la même manière tu considéreras que l'Intelligence et l'Âme universelle sont, pour ainsi dire, intérieures [immanentes] à l'univers physique, en ce sens qu'elles en produsient la forme et la figure, et tu considéreras cet univers physique comme étant devenu extérieur à l'Intelligence et à l'Âme, en ce sens qu'elles ont achevé d'en produire la complétude. Or, il est impossible de concevoir à l'extérieur de la sphère des sphères quelque chose qui représente une distance, parce que toutes les distances sont comprises à l'intérieur de la sphère. Lors donc que tu te représentes à l'extérieur de la sphère quelque distance matérielle entre les Âmes ou entre les Intelligences, ta représentation est une représentation fausse, vicieuse, sans valeur. En revanche, il arrive souvent que soient effacée la distance spirituelle entre l'âme individuelle, purifiée et l'Âme universelle. Alors l'âme ne trouve plus aucune longueur à son itinéraire, à cause de la joie et de l'allégresse, de la force et de la douceur qu'elle éprouve en elle-même de manière continue. Cela se produit qu'elle oublie l'univers matériel et s'engage sur la voie qui la conduit à son monde à elle, l'univers spirituel."

Abû Ya'qub Sejestanî, Le Livre des sources, trad. Henry Corbin in Trilogie ismaélienne. 4° source.

mercredi 12 décembre 2007

Le Dieu caché et l'imâm d'Alamût


"Pour les Qarmates, héritiers en cela de Abû'l-Khattâb, l'imâm attendu était, à la fois, la présence divine en la personne d'un descendant de Muhammad, l'homme de l'achèvement des temps, celui qui rétablirait le règne adamique et paradisiaque de Dieu sur sa terre. Le maître direct de Sejestanî, Abû Abdallâh al-Nasafî (m. 331/942 ou 332/943) n'avait-il pas professé que Adam, le premier prohète, était venu porter une religion spirituelle et non une loi positive ? L'antinoméisme des Qarmates transparaît dans cette théorie de la prophétie, où l'origine comme la fin de l'histoire sont placées sous le signe de l'effacement de la Loi."


Après la destruction d'Alamût :

"Le shî'isme radical des Qarmates et des Nizarîs ne pouvait se satisfaire de l'absence, même provisoire, de l'imâm. Mais, aussi bien, sa manifestation extérieur était-elle devenue impossible, ou pire, se révélait, en son essence, impossible. La thèse de henry Corbin est que l'intériorisation de l'imâm au coeur du fidèle "nous reconduit en même temps au problème des origines du soufisme et de sa théosophie."

"Indiscutablement, son effort théorique a pour visée l'Un suressentiel, la "nature" de sa "transcendance" et les modes de la manifestation de son unité. Dans l'ordre théologique, ce "super-être", comme le nomme Henry Corbin, cet Un qui se délivre de toute participation à l'être, à l'essence ou à l'existence, s'homologue au Dieu caché. Henry Corbin montre comment la révélation du Dieu caché des Ismaéliens prend la forme de la Première Intelligence dans la théologie fatimide et, lors de la réforme d'Alamût, se réfléchit dans l'imamat éternel.

Quelle différence entre ces deux types de manifestation ? Dans la théologie fatimide, la Première Intelligence est, à son tour, référée à la dignité prophétique. Le prophète correspond à l'Intelligence. L'imâm s'homologue à l'Âme universelle, qui procède de l'Intelligence. Ainsi, existe-t-il une procession humaine qui correspond à l'ordre des manifestations de l'unité divine, Intelligence, Âme.
La réforme d'Alamût consiste pour l'essentiel en ce que, désormais l'imâm exprime directement l'impératif divin, au-dessus de l'Intelligence et de l'Âme, en compénétration avec ces deux régimes de l'existant. L'imâm de la Résurrection prend dès lors le pas sur le prophète. La révélation visible de l'essence divine, dans la personne du Résurrecteur, excède le sens obvie, clair, apparent de la parole divine, tout comme son sens caché, ésotérique, lequel fut transmis, cycle après cycle, par la filiation de l'imamat."

Trilogie ismaélienne, trad. Henry Corbin, présentation Christian jambet.

lundi 3 décembre 2007

Chroniques italiennes


Ou pourquoi les femmes italiennes avaient meilleur goût que les Françaises concernant leurs mâles... Tout ça, c'est grâce aux brigands et aux tyrans.

"Le mélodrame nous a montré si souvent les brigands italiens du XVI° siècle, et tant de gens en ont parlé sans les connaître, que nous en avons maintenant les idées les plus fausses. On peut dire en général que ces brigands furent l'opposition contre les gouvernements atroces qui, en Italie, succédèrent aux républiques du Moyen-Âge. Le nouveau tyran fut d'ordinaire le citoyen le plus riche de la défunte république, et, pour séduire le bas peuple, il ornait la ville d'églises magnifiques et de beaux tableaux. Tels furent les Polentini de Ravennes, les Manfredi de Faenza, les Riario d'Imola, les Cane de Vérone, les Bentivoglio de Bologne, les Visconti de Milan, et enfin, les moins belliqueux et parmi les plus hypocrites de tous, les Médicis de Florence. Parmi les historiens de ces petits Etats, aucun n'a osé raconter les empoisonnements et les assassinats sans nombre ordonnés par la peur qui tourmentaient ces petits tyrans ; ces graves historiens étaient à leur solde. Considérez que chacun de ces tyrans connaissaient personnellement chacun des républicains dont il savait être exécré (le grand-duc de Toscane, Côme, par exemple, connaissait Strozzi), que plusieurs de ces tyrans périrent par l'assassinat, et vous comprendrez les haines profondes, les méfiances éternelles qui donnèrent tant d'esprit et de courage aux Italiens du XVI° siècle, et tant de génie à leurs artistes. Vous verrez ces passions profondes empêcher la naissance de ce préjugé ridicule qu'on appelait l'honneur, du temps de Mme de Sévigné, et qui consiste surtout à sacrifier sa vie pour servir le maître dont on est né le sujet et pour plaire aux dames. Au XVI° siècle, l'activité d'un homme et son mérite réel ne pouvaient se montrer en France et conquérir l'admiration que par la bravoure sur le champs de bataille et dans les duels ; et, comme les femmes aiment la bravoure et surtout l'audace, elles devinrent les juges suprêmes du mérite d'un homme. Alors naquit l'esprit de galanterie, qui prépara l'anéantissement successif de toutes les passions et même de l'amour, au profit de ce tyran cruel auquel nous obéissons tous : la vanité. Les rois protégèrent la vanité et avec grande raison : de là l'empire des rubans.

En Italie, un homme se distinguait par tous les genres de mérite, par les grands coups d'épée comme par les découvertes dans les anciens manuscrits : voyez Pétrarque, l'idole de son temps ; et une femme du XVI° siècle aimait un homme savant en grec autant et plus qu'elle n'eût aimé un homme célèbre par la bravoure militaire. Alors on vit des passions, et non pas l'habitude de la galanterie. Voilà la grande différence entre l'Italie et la France, voilà pourquoi l'Italie a vu naître les Raphaël, les Giorgione, les Corrège, tandis que la France produisait tous ces braves capitaines du XVI° siècle, si inconnus aujourd'hui et dont chacun avait tué un si grand nombre d'ennemis."

"L'abbesse de Castro", Chroniques italiennes, Stendhal.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.