mardi 28 septembre 2004

"Je sais - le sais-je - que celui que visaient déjà les Allemands, n'attendant plus que l'ordre final, éprouva alors un sentiment de légèreté extraordinaire, une sorte de béatitude (rien d'heureux cependant), - allégresse souveraine ? La rencontre de la mort et de la mort ?

A sa place, je ne chercherai pas à analyser ce sentiment de légèreté. Il était peut-être tout à coup invincible. Peut-être l'extase. Plutôt le sentiment de compassion pour l'humanité souffrante, le bonheur de n'être pas immortel ni éternel. Désormais, il fut lié à la mort, par une amitié subreptice. "

L'Instant de ma mort, Maurice Blanchot.

Hasard des livres et des rencontres avec les livres. Quand Solange m'a recommandé de lire ce récit, je ne me doutais pas que j'allais me cogner enfin sur le sentiment qui est tout de même un des moteurs de ma vie, cet émoi secret avec qui j'ai eu quelques rendez-vous, ce visage de la mort que je n'ai jamais approché d'aussi près que lui, mais qui tout de même m'a souri parfois comme une promesse lointaine. "Allégresse souveraine", je me croyais folle d'éprouver cela, "peut-être l'extase", et je croyais être la seule aussi. ça me conforte de voir que non, je ne suis pas la seule, qu'il y a là une joie réelle, un éclair lucide, allegretto, allegretto...

Jusqu'ici il n'y avait eu que le pauvre Guillaume à enchérir là-dessus :


"Si je mourais là-bas sur le front de l'armée
Tu pleurerais un jour Ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s'éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l'armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l'espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l'étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l'espace
Comme font les fruits d'or autour de Baratier

Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieilliras point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants

Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleurs plus de vitesse à l'onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L'amant serait plus fort dans ton corps écarté

Lou si je meurs là-bas souvenir qu'on oublie
- Souviens-t-en aux instants de folie
De jeunesse et d'amour et d'éclantante ardeur -
Mon sang c'est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

O mon unique amour et ma grande folie

30 janvier 1915. Nîmes.


L a nuit descend
O n y pressent
U n long un long destin de sang"


Ce que j'ai souligné est ce qui pour moi rejoint l'idée que se sacrifier, c'est vouloir se faire l'égale des dieux.
Regardant quelques vidéos d'exécution d'otages, hier, j'ai été intriguée par ce même bruit grinçant, qui accompagnait le mouvement du couteau, quelque chose entre le cri d'un porc et le frottement d'une scie, juste au moment où les hurlements proprement dits cessaient. Comme les vidéos avaient des origines différentes, ça ne pouvait être un bruitage artificiel. Je crois que cela est simplement un bruit de suffocation, quand on tranche l'artère. En tous cas, l'analogie du son avec celui des porcs qu'on égorge est saisissante. J'ai déjà vu égorger des chèvres, des moutons, ça n'a pas le même bruit. Finalement, il se peut que Bernard Werber ait raison, entre le porc et l'homme, il y a bien des affinités.

samedi 25 septembre 2004


"Economie de la bonté. - La bonté et l'amour, ces simples aux vertus les plus salutaires dans la société des hommes, sont des trouvailles si précieuses qu'on devrait sans doute souhaiter qu'on procédât, dans l'application de ces moyens balsamiques, aussi économiquement que possible ; mais c'est une impossibilité. L'économie de la bonté est le rêve des utopistes les plus aventureux."


lundi 20 septembre 2004


J'aime bien avoir des nouvelles de l'Entre-Deux, comme ça, au hasard de lectures, qui toutes convergent :

"Athéné a été le refus de toute ubris, la divine pudeur et l'entre-deux des extrêmes;"


Et du même, cette incantation, comme une formule apotropaïque : "Car le bonheur porte malheur, comme le malheur porte bonheur".

samedi 18 septembre 2004

Mes enfants ne sont pas comme les autres




J'ai adoré ce film. Vraiment très beau. Ou est-ce que je le trouve vraiment très beau parce qu'il me touche pour diverses raisons ? Pour ceux que la musique classique barbe, peut-être qu'il es horriblement ennuyeux. Car c'est son côté technique que j'aime. J'avais l'impression de sentir l'odeur de la colophane, et cette volupté quand l'archet attaque, mange les cordes. Et les crampes aux doigts, aux mains, et cette dureté des répétitions, et cette justesse toujours limite... Très bonne idée d'avoir choisi le violoncelle, le plus sensuel le plus chaud le plus parlant des instruments. C'est la musique qui compte, les images sont pauvres, même pas belles au fond, sauf les visages des deux jeunes musiciens, à la fois impénétrables et pourtants expressifs dans leur immobilité, pourtant comme ceux des Vierges flamandes, au même sourire silencieux, presque imbécile. Oui, le même visage souriant et muet des Vierges d'Annonciation à qui l'ange vient dire "Tu es l'Elue", et qui offre le même visage soumis, le corps soumis, à un grand destin.

Le mystère Alexandre. Son côté lunaire, obscur, irréel. "Tu es ailleurs" lui dit son grand-père, à celui qui semble pourtant le plus doux, le plus obéissant. Le petit frère traître qui se rachète ensuite, en y sacrifiant sa main, mais en y gagnant à la fin l'école et un tambour. Bien que tout ne soit pas percé en lui, qu'on ne sache pas, par exemple, d'où lui vient cette passion pour les maréchaux napoléoniens, pour les tambours.

Adèle. Passage drôle, de l'idylle adolescente, rebelle, à la vie en ménage et à la prise de bec. La tribu vous rattrape toujours, "retourne chez ces dingues". Difficile d'être en ménage quand on est un phénix qui ne veut pas renoncer à l'excellence mais voudrait tout de même roucouler au nid. Est-ce qu'il faut renoncer ? Car devant la dureté de l'entraînement, la cruauté, les coups moraux (comme le père de Beethoven battait son fils, voilà) on se dit "est-ce que cela en vaut la peine ?" et puis : "est-ce qu'être si durement dressé donne l'excellence ?" La réponse, à la fin, donnée par Gerald reprenant l'orchestre du Père, la réponse d'Adèle est oui, nous ne sommes pas comme les autres. Un oui qui va à l'encontre de la morale hédoniste ambiante : "l'important c'est d'être heureux, pas le meilleur". Et là, la réponse est non, et je crois aussi que non, pour un talent de second ordre, peut-être, mais pas si l'on est voué à l'excellence, quand il faut aller tout en haut, en haut de soi, de son sommet, quel qu'en soit le prix. Il faut voler, toujours, que ce soit en amour, en musique, en écriture, en peinture, quand on décide d'être grand, il faut être plus que cela, exceptionnel, sinon, ça ne sert à rien, ou ça ne sert qu'à demi, ce qui est pire, bien sûr il y a un prix à payer, mais cela vaut ces quelques minutes de décollage où l'on atteint l'absolu de ce que l'on peut donner. Bête de dressage, bête à souffrance d'abord et pour finir étoile.
J'aime aussi quand le terrible grand-père, si cassant, si odieux, parle avec douceur à son orchestre, de Brahms, de la façon dont il faut jouer la III° symphonie... "Brahms vous savez, était gros et lent, il parlait lentement..." , quand il leur dit d'oublier qu'ils sont Français, qu'il ne faut pas être léger, spirituel... "Halmbourg, pensez à Hambourg, aux bourgeois d'Hambourg...".

vendredi 17 septembre 2004


Ce Jankélévitch et son "tout le monde a des droits sauf moi." C'est presque de la folie furieuse, en nos temps de : "mes droits", "j'ai des droits", "respectez mes droits"... Et lui, ces mots presque d'arrogance : "Un Toi est un Moi sans devoirs. Un Moi est un Toi sans droits." Hum il interviendrait sur un forum web aujourd'hui, il se ferait lyncher. Un troll, voilà ce qu'on dirait. Finalement, Jésus, Mahomet, Buddha, Socrate et les philosophes arrogants, les trolls de l'humanité.

La règle de Jankélévitch est folle si on l'envisage appliquée concrètement à une vie. Mais je n'ai pas l'impression que les gens qui essaient de vivre raisonnablement, qui font "la part des choses" en soient plus heureux. Il y a une espèce de folie tendre de l'amour irraisonnable qui ne revendique rien en retour, qui ne pèse en rien, qui ne veut pas que l'aimé se sente coupable ou ingrat, c'est finalement la folle arrogance de l'amour ultime qui se suffit à lui-même, qui se réjouit déjà en soi d'exister. C'est scandaleux, tout ça ! Car on passe son temps à dire :"gardez-en un peu pour vous", "n'aimez pas trop", on fait des livres, même : Ces Femmes qui aiment trop (les femmes étant plus suspectes d'absolutisme amoureux), ou Ces Femmes/Hommes qui aiment mal (sous-entendu : trop) ; l'amour-bonheur comme un capital à gérer sans dilapider, un bilan comptable, je donne tant d'amour pour tant de bonheur, sinon je dépose mon bilan. et ce fou qui prétend :

"car vivre pour l'autre et mourir pour l'autre (hyperapothèskein) coïncident en cette fine extrême pointe de l'âme, en ce presque-rien aigu qui est une mort d'amour." (et lire encore en ayant à l'oreille l'inextinguible brouhaha d'un caquetage énervé qui ne cesserait, plaintif et revanchard : mes droits ! jédédroits !" ad libitum..)

Tout de même, des fois, il daigne se fendre d'une explication : quelque chose de très bref, qui "dit" tout. "L'innocent reçoit l'amour que son prochain lui porte non pas comme une chose due ou méritée qui le dispenserait de la réciproque, mais comme une grâce inattendue qui enhardit son propre amour. De cette manière, l'amour, qui est littéralement l'au-delà de la vérité, résout en actes et à l'infini plusieurs débats insolubles..."

et puis cette petite phrase après la longue énumération des "ipséités contradictoires" : "Ainsi l'amour arrange tout." Voilà, mets ça dans ta poche (ipséités) avec ton mouchoir par-dessus (l'Amour).
Traité des vertus : Tome 2, Les vertus et l'amour, 1re partie

samedi 11 septembre 2004

Je crois que si j'aime tant dire et prononcer "lol" mot par ailleurs banni à la RDJ, c'est à cause de Nabokov.

"Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-li-ta : le bout de la langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo. Li. Ta.

Elle était Lo le matin, Lo tout court, un mètre quarante-huit en chaussettes, debout sur un seul pied. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l'école. Elle était Dolorès sur le pointillé des formulaires. Mais dans mes bras, c'était toujours Lolita."

A côté de ça, "mdr" fait MeRDique, faut dire.

jeudi 9 septembre 2004


La demeure de la justice et la roulotte de l'amour s'opposent comme s'opposent la continuation sédentaire et l'esprit nomade : car l'amour n'est jamais installé et n'a jamais eu besoin d'architectes."


lundi 6 septembre 2004


"Seul un horizon constellé de mythes parachève l'unité d'un mouvement entier de culture. Le seul mythe peut préserver de l'incohérence d'une activité sans but les forces de l'imagination et du rêve apollinien."


Et ceci, to the poor myself :

"Que signifie ce monstrueux besoin historique de l'insatiable culture moderne, cette compilation n'innombrables autres cultures, ce désir dévorant de connaître, sinon la perte du mythe, de la patrie mythique, du giron maternel mythique ?"


dimanche 5 septembre 2004

A la fin du Concert d'Utrecht (qui vient d'être transmis en direct), Jordi Savall conclut de façon inattendue par une déploration dédiée aux morts de Beslan. Il choisit un extrait d'Arvo Pärt. Quelques minutes de communion profonde sur la mort absurde, comme seule la musique peut en donner. Les Ossètes... il y a quelques jours, peu de gens dans le public, (hormis les lecteurs de Dumézil) savaient qu'ils existaient. Entendu parler un homme, qui cherchait sa fille, dont il ne savait si elle était vivante. Un instant je me suis étonnée de le comprendre, il disait "dot". Et puis je me suis souvenue de Dumézil, bien sûr, les Ossètes, de proches cousins. Comme il est vaste, le continent de l'iranité...

Dans l'histoire des religions, on présente souvent le monothéisme comme un progrès par rapport au polythéisme, lui-même un progrès par rapport à l'animisme, le monothéisme étant logiquement une étape moins aboutie que l'athéisme. Avancée linéaire, parfaite, sans régression. Et pourtant...

"Quand un dieu voulut être le seul Dieu, tous les autres dieux furent pris de fou rire jusqu'à mourir de rire."


Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.