"Quant à sa réputation de philosophe abscons, elle est illustrée par une de ces anecdotes dans lesquelles se donne libre cours l'humour iranien. L'anecdote vise l'aspect exotérique du premier événement posthume qui attend chaque être humain, son interrogatoire par les deux anges Nâkir et Monkir, lesquels lui demandent : quelle fut sa foi ? Quel est le Dieu en qui il a cru ? Ainsi en fut-il pour Dâmâd qui, naturellement, ne put répondre comme tout le monde. Son Dieu ? Ostoqos-al ostoqsât : l'Elément des éléments... Les deux Anges restent stupéfaits, la réponse étant totalement imprévue, sans précédent. Que faire ? Ils vont en référer au Seigneur Dieu, lequel leur dit avec bonté : "Oui, je sais. Toute sa vie il a tenu des propos auxquels je n'ai moi-même rien compris. Mais c'est un homme droit et inoffensif. Il est digne d'entrer dans le paradis."
Mais au fond, à quoi tient le revêtement abscons de cette pensée ? Il ne faut nullement y voir l'infirmité d'une pensée qui ne serait pas maîtresse d'elle-même, ni à trouver son expression adéquate. Voyons ici essentiellement et uniquement une protection, une sauvegarde, contre les ennuis, les tracas, qui ne furent épargnés à aucun de nos philosophes ni à leurs élèves. C'est ce qu'illustre fortbien une autre anecdote, une donnée onirique cette fois, qui recèle ce sage enseignement. Mollâ Sadrâ voit son maître en songe après sa mort : "Pourquoi, lui demande-t-il, les gens me jettent-ils l'anathème (takfîr), alors qu'ils ne l'ont point jeté contre vous, et pourtant mes propres doctrines ne sont pas différentes des vôtres ?" Et Mîr Dâmâd de lui répondre : "C'est que j'ai exposé les questions philosophiques de telle sorte que les juristes et les théologiens officiels sont incapables d'y rien entendre. Nul autre que les sages théosophes (ahl-e hikmat) n'est en mesure de les comprendre. Tandis que toi, tu fais l'inverse ; tu exposes si clairement les questions philosophiques que le premier maître d'école venu qui tombe sur tes livres, est capable d'en saisir les données. Voilà pourquoi on te jette l'anathème, tandis que contre moi l'on ne pouvait rien."
"Un jour Mîr Dâmâd est en retard pour faire son cours. Or un commerçant était venu à la Madrasa pour quelque affaire importante. Le jeune Mollâ Sadrâ remplit ses devoirs en l'entretenant de choses et d'autres, pour lui faire prendre patience. Le personnage en vient à lui poser cette question : De tel ou tel Mollâ et de Mîr Dâmâd, qui est le plus éminent ? Mollâ Sadrâ n'hésite pas : c'est Mîr, son maître. Là-dessus, voici que celui-ci arrive à la Madrasa, aperçoit les interlocuteurs et s'approche à pas feutrés, ayant cru reconnaître son nom. Il entend la suite. Le commerçant demande : Et d'Abû 'Âlî Sînâ (Avicenne) et de Mîr Dâmâd, à ton avis, qui est le plus éminent ? Ici encore Mollâ Sadrâ n'hésite pas : c'est Mîr. L'autre insiste : Et de Magister secundus (Mo'allim thânî, c'est-à-dire al-Fârâbî) et de Mîr, à tona vis qui est le plus éminent ? Cette fois Mollâ Sadrâ hésite à répondre, lorsque brusquement une voix se fait entendre derrière lui : "N'aie pas peur, Sadrâ ! dis-le donc : c'est Mîr le plus éminent !" (Qisas al-'Olamâ, p. 253).
Henry Corbin, En Islam iranien, t. V, I, Confessions extatiques de Mîr Dâmâd (1041/1631), 1, "Mîr Dâmâd et l'Ecole d'Ispahan.
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