1. La première profondeur : "Le Livre qui est le grand Rappel. Ce premier sens ésotérique, première étape de la topographie idéale des plans de spiritualité, correspond au comportement intime, à la religion du "pèlerin mystique" (sâlik) qui, ayant été attentif à ce Rappel, a engagé ses pas dans la Voie pour s'assimiler les premiers éléments de la formation spirituelle. Ces derniers visent essentiellement les différents aspects du combat spirituel (mojâhada) ; il est même arrivé que le soufisme se soit considéré comme consistant essentiellement dans cette forme d'exercice (ce fut le cas de l'ancien soufisme de Mésopotamie, aux premiers siècles de l'Hégire)."
2. La seconde profondeur : "la tonalité est fixée par la désignation du Qorân comme "Auguste Livre" (Qorân karîm, 56 : 76). Ce second degré ésotérique typifie le mode d'être et le lieu spirituel des soufis (ahl-le tasawwof) qui, par la pénétration de ce sens, dépassent déjà le pur ascétisme du groupe précédent, et accèdent aux états d'expérience spirituelle, aux demeures (maqâmât), degrés (madârij) et échelons (ma'ârij) qui sont le lot des pratiquants du soufisme. Ils apprennent à connaître tout ce à quoi fait allusion le terme de mokâshafa, révélation intérieure, intuition dévoilante ; à discriminer ce que c'est que l'instant (waqt), l'état passager (hâl), l'extase (wajd), la perception mystique (dhawq), l'ivresse mystique (sokr), la veille, l'angoisse de l'âme (qabz), l'expansion (bast) etc."
3. La troisième profondeur : "niveau herméneutique qui est typifié par la qualification du Qorân comme le "sage Livre" (Qorân hakîm ; 36 : I). C'est le sens ésotérique qui se dévoile aux philosophes (ahl-e hikmat), modalise leur être intime et situe leur lieu spirituel. Par la pénétration de ce sens qui leur correspond en propre, ils perçoivent les objets de connaissance philosophique (ma'qûlat) cachés sous l'apparence littérale."
4. "A un niveau plus élevé (ou plus profond) que celui du philosophe pur et simple, se trouve le Spirituel qui est désigné comme 'ârif, terme que l'on traduit généralement par gnostique ; la traduction est techniquement exacte, elle marque le lien d'affinité avec untype de connaissance commun à toutes les gnoses, sans préjuger rien d'autre. De façon plus précise ici, la distinction entre philosophe et gnostique (hakîm et 'ârif) correspond à la distinction établie par Sohrawardî, le maître de l'Ishrâq : le groupe précédent était celui des philosophes chez qui on ne présuppose pas encore d'expérience mystique ; le présent groupe est celui des théosophes (hakîm ilâhî) cumulant la science philosophique et l'expérience mystique."
5. "Le cinquième sens ésotérique est typifié par la référence au texte qorânique comme au "Glorieux Livre" (qorân majid 85 : 21) ; en outre, l'allusion à la "Tablette préservée" (85 : 22) sur laquelle il est écrit dès l'origine des origines, nous réfère à l'archétype céleste de ce livre. Le groupe spirituel auquel correspond en propre ce degré de compréhension ésotérique, est celui des "amants mystiques" ('oshâq), plus exactement ceux que nous avons caractérisé comme les "fidèles d'amour", en raison de leur affinité avec ceux qui en Occident, autour de Dante, se sont donné ce nom (Fedeli d'amore). On remarquera que cette intitulation ne s'identifie nullement, selon notre auteur, avec la désignation de "soufis" pure et simple. Les pieux soufis en général ont été classés par lui aux deux premiers niveaux. Les "fidèles d'amour" sont situés beaucoup plus haut : au cinquième rang d'élévation ou de profondeur spirituelle. C'est qu'en fait le soufisme a dû lutter pour faire admettre que le terme 'ishq (éros) puisse qualifier le rapport du fidèle avec son Dieu ; aussi bien toute la conception de la divinité est-elle en jeu. Pour concevoir et éprouver cet éros divin, il faut s'ouvrir à une épiphanie personnelle et indivise ; le fruit en est cette mystique d'amour nuptial à l'égard de laquelle le sentiment communautaire et égalitaire du monothéisme de la Loi ne pouvait concevoir qu'alarme et jalousie. Hallâj, Sohrawardî, 'Attâr, Rûzbehan, Jalâl Rumî, Ibn Arabî, tant d'autres avec tous leurs disciples ont été les hérps de cette religion d'amour, laquelle pratique le Qorân comme une version du Cantique des Cantiques. Son herméneutique découvre dans tous les textes du Livre autant d'indices de l'être aimé ; elle les commente en transmuant tous les mots du texte en symboles d'amour. Notre auteur sait que les "fidèles d'amour" ne reculent devant aucune de ces audaces que désigne techniquement le terme de shathîyat, terme qui, nous l'avons dit correspond étymologiquement au mot grec paradoxa : des paradoxes, choses incroyables, renversantes, contraires à toutes les idées reçues (rac. shth : tomber à la renverse). Toutes ces sentences paradoxales ne sont pour le rigide orthodoxe que blasphèmes et infidélités scandaleuses. Pour le mystique passionné (lorsqu'il déclare, par exemple : Dieu, sans moi, ne peut exister un instant), ce sont là tout au plus de "pieux blasphèmes", de "belles infidélités". Nous avons signalé précédemment le grand ouvrage dans lequel Rûbehân Baqlî de Shîrâz a recueilli et commenté un grand nombre de ces sentences paradoxales et qui est un monument du soufisme. Il est possible que notre auteur ait pensé ici à Rûzbehân."
Pour ma part, la présence de Sohrawardî dans le groupe des Fidèles d'Amour me laisse sceptique. Comme Corbin lui-même l'a mentionné, il semble plus relever des gnostiques du 4° groupe. Jamais, dans ses textes, n'a percé une allusion à un quelconque amour humain, ni même une passion pour Dieu comme Hallâj. Il semble surtout épris des pures Lumières, se plaçant dans cette hiérarchie d'amour qui empile, si je puis dire, les humains, les Anges, les Archanges, etc. Peut-être Corbin répugnait-il à placer le sheikh de l'Ishraq à un niveau inférieur à cleui de Rûzbehân, mais c'est la hiérarchie de l'anonyme chiite, cela. Je ne trouve pas que les gnostiques épris uniquement des Lumières soient inférieur en degré spirituel aux 'ashiq. C'est juste qu'ils ne jouent pas sur le même terrain. Sohrawardî d'ailleurs parle avec bienveillance et respect de ce groupe, même s'il ne se comprend pas dedans.
6. "A la sixième profondeur, la tonalité est fixée par la désignation du Qorân comme "Vénérable Livre" (Qorân 'aziz, 41 : 41). Pour ce degré comme pour le suivant, notre auteur reste assez discret quant au groupe spirituel auquel il réfère. Il désigne ce sixième groupe comme le groupe de ceux qui ont réalisé en eux mêmes et sur eux-mêmes le sens ésotérique du tawhid, les Mowahhidân, les "Unitifs" : ceux qui ont expérimenté le fanâ' au sens vrai, la résorption secrète dans la divinité de tout ce qu'une connaissance profane naïve ou littérale considère et objectifie comme de l'être extra-divin. Cette voie des "Unitifs" est jalonné par les étapes (maqâmât) de l'intériorisation du tawhîd, laquelle aboutit non pas à la destruction ni à l'annihilation de la personne du mystique, mais au fanâ' qui abolit l'opacité d'un être qui n'était qu'"à soi-même", parce que son moi absorbait la totalité de l'être investi en lui ; le mode de surexistence (baqâ') qui succède au fanâ' lui donne alors la transparence d'un miroir, l'investit de sa fonction théophanique (mazhar)."
Pour moi ce degré pourrait correspondre aux Quarante Abdal (ou leurs équivalents chiites). Leur transparence absolue les prive d'ombre sur terre, éventuellement.
7. Le septième et ultime sens ésotérique : "celui qui est typifié par la désignation du Qorân comme "Sublime Livre" (Qorân 'azîm 15 : 87). Là est le terme de toutes les stations qui s'échelonnent sur la Voie mystique ; c'est la demeure spirituelle de "celui qui a rejoint" (wâsil). "
Je me demande si ce degré là n'est pas celui du Pôle (ou de l'Imam pour le chiite).
Henry Corbin, En Islam iranien, t. IV, Shiisme et soufisme, II, Un traité anonyme sur les sept sens ésotériques du Coran, 3, "Les sept profondeurs ésotériques et la hiérarchie des spirituels"
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