vendredi 5 septembre 2008

Exaltation dans la solitude


"Soudain ce fut comme si la fulguration d'une extase divine accourant sur moi, m'arrachait au gîte de mon corps. Alors je rompis les anneaux qui maintenaient les rêts de la perception sensible, je dénouais les noeuds du filet de la nature physique ; je commençais à prendre mon envol sur l'aile de l'admiration craintive, dans le ciel du monde angélique (le Malakût) de la Vraie Réalité. C'était comme si j'avais été dépouillé de mon corps et que j'eusse abandonné mon séjour habituel, comme si j'avais poli la lame de ma pensée et que j'eusse été dégainé de mon corps, comme si j'avais replié sur lui-même le climat du temps et que je fusse parvenu au monde de l'éternité. Me voici alors soudain en la Cité de l'Être, parmi les archétypes des peuples qui composent l'harmonie cosmique : les existences primordiales et les existences engagées dans le devenir, les divines et les naturelles, les célestielles et les matérielles, les pérennelles et les temporelles ; et les peuples de l'Infidélité et ceux de la Foi, et les nations de l'Inscience et celles de l'Islam ; ceux et celles qui vont de l'avant, et ceux et celles qui retombent en arrière ; ceux et celles qui précèdent, et ceux et celles qui leur succèdent, dans les siècles des siècles du passé et de l'avenir. Bref, les monades des coalescences du possible, et les atomes des univers des existants, tous en totalité, sous toutes leurs faces, les grandes et les misérables, les permanentes et les périssables, les révolues et les encore à venir, voici que tous étaient là, troupe par troupe, cohorte par cohorte, rassemblés sans qu'il en manque un seul. Et tous tournaient le visage de leur propre quiddité vers son Seuil, et tous fixaient le regard de leur propre existence vers son Abord, - et cela pourtant ils ne le savaient même pas. Mais tous parlaient par l'indigence de leur propre essence dénuée d'être, tous s'exprimaient par la détresse de leur ipséité évanescente, et tous ensemble, dans l'unisson de leur cri de détresse et de leur imploration au secours, Le nommaient et L'invoquaient, Le conjuraient et L'appelaient : "Ô Toi qui Te suffis ! Ô Toi qui fais se suffire !" - et cela même, ils n'en avaient pas conscience. Alors, dans cet appel vibrant pour l'esprit seul, dans cette immsense clameur occulte, je commençai à tomber en défaillance, et sous l'intensité de la tristesse et de la stupeur, je perdis à peu près le sentiment de mon propre moi pensant, je disparus presque au regard de mon âme immatérielle. Je fus sur le point d'émigrer loin du désert de la Terre du devenir, de quitter une fois pour toutes la plage où s'étend la région de l'existence. Mais voici que déjà prenait congé de moi cette extase fugitive, ne me laissant que nostalgie et tendre désir. Alors je revins une fois encore, à la Terre des ruines et au pays de la désolation, au champ du mensonge, au pays de l'illusion..."

Epître de Mohammad Bâqir (Mîr Dâmâd) relatant son extase au monde du Malakût.

Henry Corbin, En Islam iranien t. V, I, Confessions extatiques de Mîr Dâmâd (1041/1631), 2, "Exaltation dans la solitude."

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.