"Ce tour d'horizon psychologique peut être complété par une rapide présentation de ce qui touche aux sentiments. En effet, même si Tirmidhî ne consacre aucune réflexion spécifique à l'amitié, on a vu qu'il s'intéresse néanmoins de près à tout ce qui concerne les sentiments qui lient entre eux les humains. Le plus important et le plus élevé d'entre eux est l'amour qu'un être humain porte à un autre être humain "en Dieu". : "L'amour en Dieu comporte deux aspects : Celui qui aime en Dieu ne change jamais à l'égard de son aimé, même si la situation de celui qui l'aime change en apparence. Celui qui aime pour l'obéissance envers Dieu change son amour envers celui qui obéit si sa situation change, car il l'aimait en raison de son obéissance à Dieu. Quant à celui qui aime, non pas pour l'obéissance, mais à cause de ce que l'être aimé a reçu de Dieu, même si cet être change en apparence, le don qu'il a reçu reste et celui qui l'aime ne change pas son amour à son égard. En effet, ce qu'il a reçu de Dieu persiste, alors qu'en apparence il est fautif."
Cette image du Fidèle d'Amour, je la trouve plus noble et plus convaincante que celle d'un Ruzbehân et son assemblage obligé Amour/Beauté et le tout dans l'absence de péché, en fait.
Quant à la délicatesse exposée dans les nécessaires reproches à faire à un égaré, cela pourrait être partie du bréviaire du murshid, qui doit corriger l'âme (nafs) du murîd, sans porter atteinte ni à son coeur ni au divin en lui :
"Les sentiments entrent néanmoins en jeu dans le cas de l'éducation ou du conseil prodigué à un homme : "Lorsque tu fais une recommandation à quelqu'un, tu l'avises et met en évidence la laideur de l'acte critiquable (madhmûm) qu'il a commis. Cependant, en même temps que tu le désapprouves, ton coeur est rempli de miséricorde à son égard et tu agis avec mansuétude envers lui. Par cette désapprobation, c'est son âme "qui incite au mal" qui est visée, car c'est elle qui l'a poussé à commettre cet acte critiquable. Tu veux, par cet avertissement, la réprimer afin qu'elle soit brisée et écrasée. Grâce à cette initiative, tu fais triompher le Droit de Dieu et, en même temps, tu fais preuve de mansuétude à l'égard de cet homme. Tu te limites très précisément à critiquer son âme car tu sais que le coeur du croyant serait incapable d'approuver un tel acte (isâr) de l'âme. Malgré tout, c'est toujours son âme que tu vises dans cette situation et non pas son coeur, car le coeur du croyant n'agrée pas la désobéissance. C'est son âme passionnelle qui conjure son coeur d'agir ainsi. Si elle vainc le coeur et le domine, alors les fautes apparaissent auniveau des membres du corps. Si tu te donnes pour but de désapprouver son âme et non son coeur, tu lui donnes alors un avertissement. En revanche, si le but que tu te fixes est de ne pas atteindre son âme sans toucher également son coeur, considérant que les deux ne sont qu'un seul bloc, alors on dira que tu le blâmes (anta lâ'im)." Cette distinction entre le coeur et l'âme de la personne, qui reprend le thème fondateur du Livre des nuances, permet de trouver la mesure juste du comportement à l'égard de l'autre et, précisément, de respecter en ce qui le concerne toutes les nuances qui s'imposent en refusant d'identifier l'essence pure de son être, le coeur, à la part de lui-même qui l'entraîne à commettre des fautes, l'âme. Cette distinction est essentielle, puisqu'elle concerne, au fond, tous les humains, leurs coeurs préexistants ayant, à l'origine, le Jour du Tout commencement, tous reconnu l'unicité divine dans l'amour dont ils étaient eux-mêmes issus. Or, celui qui réussit à mettre en oeuvre une telle finesse dans ses jugements possède la qualité d'élégance (tazarruf), qui est une qualité de discernement venant du coeur."
Sur la tristesse apparente des saints, coque protectrice du noyau de leur joie, totalement à l'opposé du véritable attristé, le "mort de Dieu" :
""Si l'homme accède à Dieu, il est alors libéré des préoccupations et des afflictions. Il se tient alors dans l'océan des tristesses. Parmi les attristés il en est qui sont prostrés (yakmad), qui portent sur eux leur mort et la perte de leur force vitale (muhja). Celui-là est un mort "de Dieu". Il en est d'autres qui associent à leur tristesse la joie par Dieu. Ils sont guéris de la prostration (kamad). Leur extérieur s'attriste, mais leur intérieur se réjouit. Le coeur d'un tel homme est rempli de joie alors qu'il est environné des tristesses du désir ardent de sa rencontre en état de pureté totale (safâ). Or, cela ne peut se produire qu'après sa mort. A ce moment-là, sa joie en Dieu perdure toujours et ses tristesses s'accumulent autour de ses joies. Il ne les laisse pas jsuqu'à ce que Dieu le mette à l'aise. Ceci est une qualité particulière des saints de Dieu." Dans cette dialectique de la joie et la tristesse, Tirmidhî met en avant le fait qu'il convient que la tristesse soit une attitude extérieure, alors que la joie habite le coeur du saint, en restant néanmoins toujours discrète, afin de ne pas déstabiliser la personne elle-même en raison d'une sorte de débordement, comme celui dont fut victime Yahya ibn Mu'adh, qui perdit soudainement toutes les grâces qu'il avait reçues de Dieu pour s'être épanché de manière inconsidérée, à l'image d'un chaudron, soumis à une ébullition trop forte, qui voit s'échapper toutes les bonnes choses qu'il contenait."
"La description de cet équilibre entre une tristesse profonde, sorte de gravité intérieure et le sentiment d'une joie spirituelle sans mélange permet de réaliser à quel point les mentalités chrétiennes et musulmane pouvaient être proches, à l'époque, sur des questions de cette importance. Irénée Hausheer rappelle en effet que pour saint François de Sales, "Un saint triste est un triste saint" ajoutant que "l'ambition divine qui les anime et la certitude qu'ils ont de devoir et de pouvoir en conquérir l'objet impose à leur visage un sérieux d'une essence toute particulière. Sérieux qui peut, aux regards superficiels, paraître sembables à cette tristesse qu'ils abhorrent, mais en fait, cette gravité se pénètre de bonheur à mesure qu'elle s'approfondit."
Geneviève Gobillot : Introduction au Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (Kitâb al-furûq wa man' al-taradûf), Al-Hakîm al-Tirmidhî.
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