dimanche 24 décembre 2006

Do the great tales never end ?



A la fin des Two Towers, il y a ce dialogue entre Frodo et Sam, alors qu'ils font une pause juste avant de se jeter dans la toile de Shelob. C'est une observation sage de Samwise le bien-nommé, non pas sur la condition humaine mais sur la condition des aventuriers qui n'est pas, il le découvre, le fait des ennuyés, des têtes folles, des assoiffés de danger, mais la leur, la condition de qui n'a rien demandé et ne sait pas trop comment tout cela se terminera. Et qu'en fait, l'aventurier c'est celui qui n'a rien demandé, ou qui se dit : "Si j'avais su j'aurais pas venu" :

"Yeah that's so", said Sam. "And we shoudn't be here at all, if we'd known more about it before we started. But I suppose it's often that way. The brave things in the old tales and songs, Mr. Frodo : adventures, as I used to call them. I used to think that there were things the most wonderful folk of the stories went out and looked for, because they wanted them, because they were exciting and life was a bit dull, a kind of a sport, as you might say. But that's not the way of it with the tales that really mattered, or the ones that stay in the mind. Folk seem to have been just landed in them, usually - their paths were laid that way, as you put it. But I expect they had lot of chances, like us, of turning back, only they didn't."

Ces deux remarques,"And we shoudn't be here at all, if we'd known more about it before we started" et "Folk seem to have been just landed in them, usually - their paths were laid that way, as you put it. But I expect they had lot of chances, like us, of turning back, only they didn't", font penser à la réflexion du héros d' Être sans destin, quand il explique à la fin, à son interlocuteur inconnu, pourquoi il n'y a pas d'ennui dans un camp de concentration, mais aussi que l'on tient parce qu'on ne sait pas d'avance tout ce qui va arriver, soit la meilleure façon de tuer le homard :

"... et j'ai essayé de lui expliquer à quel point c'était différent d'arriver, par exemple, dans une gare pas nécessairement luxueuse mais tout à fait acceptable, jolie, proprette, où on découvre tout petit à petit, chaque chose en son temps, étape par étape. Le temps de passer une étape, de l'avoir derrière soi, et déjà arrive la suivante. Ensuite, le temps de tout apprendre, on a déjà tout compris. Et pendant qu'on comprend tout, on ne reste pas inactif : on effectue déjà sa nouvelle tâche, on agit, on bouge, on réalise les nouvelles exigences de chaque nouvelle étape. Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait immédiatement dessus, sur place, il est possible qu'alors ni notre tête ni notre coeur ne pourraient le supporter..."

Et plus loin, toujours sur le problème de meubler le temps : "J'avais vu par exemple, lui dis-je, des détenus qui vivaient depuis quatre, six ou même douze ans déjà - plus précisément : survivaient en camp de concentration. Et donc ces quatre, six ou douze années, à savoir dans ce dernier cas douze fois trois cent soixante-cinq jours, c'est-à-dire douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre heures, et donc douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre fois... et tout cela à rebours, minute par minute, heure par heure, jour par jour : c'est-à-dire qu'ils ont dû meubler tout ce temps d'une certaine manière. Mais d'autre part, ai-je ajouté, c'est justement ce qui les aidait, parce que si ces douze fois, toirs cent soixante-cinq fois, vingt-quatre fois, soixante fois, et encore soixante fois leur étaient tombées dessus d'un seul coup, alors ils n'auraient sûrement pas pu les supporter comme ils avaient pu le faire - ni avec leur corps, ni avec leur cerveau."

La connaissance insupportable du chemin à parcourir n'est pas finalement, comment ça va finir, parce que les fins, aussi épouvantables puissent-elles être, sont toujours rapides, mais ce qui va se passer entre temps, ce qu'il faut endurer, et qu'on n'endurerait pas si on le savait d'avance. D'un autre côté, si on était sûr d'une fin heureuse, supporterait-on mieux l'entre-deux ? Pas sûr, il pourrait en être dix fois plus pénible, puisqu'on n'aurait plus à s'occuper l'esprit de savoir comment ça va finir, hypnotisé à en être fou par ce temps qui nous sépare encore de la dernière station.

Autre chose qui fait écho à la fois dans l'esprit de Frodo et dans tous les aventuriers anonymes qui n'ont rien demandé, c'est que le plus insupportable est moins l'échec que l'ignorance totale dans laquelle cet échec sera tenu. Il y a une différence entre le sacrifice connu et célébré d'avance et l'étouffement absolu de se dire que quoi qu'il arrive, personne n'en saura rien. D'où les graffiti dans les cellules des condamnés à mort... Déjà Frodo avait eu cette oppression au coeur : "All is lot. Even if my errand is performed, no one will ever know. There will be no one I can tell. It will be in vain."Même s'il se reprend et se résigne à la fin obscure : "what he had to do, he had to do, if he could, and that whether Faramir or Aragorn or Elrond or Galadriel or Gandalf or anyone else ever knew about it was beside the purpose." Il sait que les aventures qui ne se racontent pas sont des aventures perdues, comme le souligne Sam : "Folk seem to have been just landed in them, usually - their paths were laid that way, as you put it. But I expect they had lot of chances, like us, of turning back, only they didn't. And if they had, we shouldn't know, because they'd have been forgotten. We hear about just those as just went on - and not all to a good end, mind you ; at least not to what folk inside a story and not outside it call a good end. You know, coming home, and finding things all right, though not quite the same - like old Mr. Bilbo."

S'ensuit un autre échange fabuleux, c'est quand les deux hobbits se posent la question de savoir de quelle sorte de conte sont-ils les personnages : happy end ou non ? D'une façon presque détachée bien qu'un peu pensive : "I wonder", said Frodo. "But I don't know. And that's the way of a real tale. Take any one that you're fond of. You may know, or guess, what kind of a tale it is, happy-ending or sad-ending, but the people in it don't know. And you don't want them to."

Et tout en approuvant, Sam rappelle le conte de Beren et le Silmaril et d'un seul coup, cette intuition le saisit, que, tout comme Alice se demande si elle n'est qu'une part du rêve du roi rouge, il est peut-être, lui, une partie du conte de Beren : "And why, sir, I never thought of that before ! We've got - you've got some of the light of it in that star-glass that the Lady gave you ! Why, to think of it, we're in the same tale still ! It's going on ! Do the great tales never end ?"

Et Frodo de faire cette réponse qui laisse comprendre que la vie et toute l'histoire du monde n'est peut-être qu'un seul vaste conte fait de contes emboités, les Mille-et-une nuit, quoi : "No, they never end as tales," said Frodo. "But the people in them come, and go when their part's ended. Our part will end later - or sooner."

A noter que dans ce dialogue si clair, à la fois si détaché et si émouvant, celui que pourraient avoir deux soldats, disons un officier et son ordonnance dans une tranchée entre deux assauts, il y a deux moments où s'éclaire le monde de Sauron. Le premier est par le rire. Quand Frodo rit, quelque chose se produit qui secoue le domaine de Sauron, un peu comme les chants des Ainurs éclairent le monde : "and he laughed, a long clear laugh from his heart. Such a sound had not been heard in those places since Sauron came to Middle-Earth. To Sam suddenly it seemed as if all the stones were listening and the tall rocks leaning over them. But Frodo did not heed them ; he laughed again."

Autre beau moment, celui du sommeil de Sam et Frodo, tel que Gollum, de retour, les découvre, alors qu'il s'aprête à les trahir, et là c'est une de ces crêtes où une âme peut basculer, il s'en est fallu non d'un cheveux mais d'une bonne parole :

"And so Gollum found them hours later, when he returned, crawling and creeping down the path out of the gloom ahead. Sam sat propped against the stone, his head dropping sideways and his breathing heavy. In his lap Frodo's head, drowned deep in sleep ; upon his white forehead lay one of Sam's brown hands, and the other lay softly upon his master's breast. Peace was both on their faces.

Gollum looked at them. A strange expression passed over his lean hungry face. The gleam faded from his eyes, and they went dim and grey, old and tired. A spasm of pain seemed to twost him, and he turned away, peering back up toward the pass, shaking his head, as if engaged in some interior debate. Then he came back, and slowly putting out a trembling hand, very cautiously he touched Frodo's knee - but almost the touch was a caress. For a fleeting moment, could one of the sleepers have seen him, they would have thought that they beheld an old weary hobbit, shrunken by the years that had carried him far beyond this time, beyond friends and kin, and the fields and streams of youth, an old starve pitiable thing."

Mais voilà Sam se réveille, se méprend et "the fleeting moment has passed, beyond recall." Comme le dit Jankélévitch, "le menteur, comme le méchant, l'est peut-être de n'avoir pas été assez aimé."

vendredi 22 décembre 2006

Malamâtiyya


"Passions du Vrai qui toutes entières naissent du Vrai
Mais que ne peut atteindre la compréhension des plus grands
Car qu'est-ce que la passion sinon une inclination suivie d'un regard
Lequel propage une flamme parmi ces consciences ?
Si le Vrai vient habiter la conscience
Trois états y redoublent au regard des clairvoyants :
Un état qui anéantit la conscience dans l'essence de sa passion
Puis la rend présente par la passion en état de perplexité
Et un état où toutes les forces de la conscience se nouent
En se tournant vers une vue qui anéantit tout voyant."

Al-Hallâdj, Poèmes mystiques, trad. Sami-Ali.




"L'imam a de sérieux doutes sur la foi de Nasr Eddin, d'autant qu'il ne fréquente guère la mosquée. Puis qu'il est de son devoir de faire rentrer au bercail les brebis égarées, il vient un soir lui faire ses remontrances.

- Tu me sous-estimes beaucoup, lui répond le Hodja l'air pénétré. Je suis peiné que tu n'aies pas compris qu'en fait je suis un grand mystique, affranchi des formes et des circonstances extérieures.

-Peux-tu m'en donner une manifestation?

- Eh bien, je suis tellement rempli d'amour divin que tout ce qui surgit devant mon regard, je crois que c'est Lui.

- Et si c'est ton âne ? ironise le religieux.

- Non, là je sais immédiatement que c'est toi."
Absurdités et paradoxes de Nasr Eddin Hodja, trad. Jean-Louis Maunoury.

samedi 9 décembre 2006

Du sang, de la sueur et des larmes


Il y a un un passage extraordinaire dans The Two Towers quand Gandalf et sa troupe, Théoden et les cavaliers du Rohan Rohan viennent parlementer avec Saruman, réfugié en haut d'Isengard. Tour à tour, chacun sera soumis à la tentation de Saruman, sans que Gandalf, de façon extraordinairement habile, ou peut-être théologique, en partisan du libre arbitre, n'intervienne : "Théoden opened his mouth as if to speak, but he said nothing. He looked up at the face of Saruman with its dark solemn eyes bent down upon him, and then to Gandalf at his side ; and he seemed to hesitate. Gandalf made no sign ; but stood silent as stone"

Et quand Théoden finalement fait son choix (et que se passe-t-il en lui à ce moment-là, que se dit-il, nous n'en saurons rien, pas plus que nous serons dans la tête de Gandalf quand viendra son tour) sa libération n'est pas légère, n'est pas aisée ni joyeuse : "thickly and with an effort." Et les Cavaliers du Rohan ont bien du mal, eux, à se réveiller du chant des sirènes : "Harsh as an old raven's their master's voice sounded in their ears after the music of Saruman."

Subtilité morale quand Tolkien montre que les moins perméables à la voix de Saruman sont les plus jeunes, comme Eomer, qui n'a pas sur lui et en sa conscience le poids d'un royaume et de la vie de ses hommes. Si Théoden est le plus tenté de faire la paix, ce n'est pas parce qu'il est le plus fou, mais le plus sage

Et pour finir, quand vient le tour de Gandalf, c'est surtout la gentillesse paternelle de Saruman, en même temps que dominatrice, affligée par avance d'avoir à les punir, qui frappe les hommes :

"They heard the gentle remonstrance of a kindly king with an erring but much-loved minister. But they were shut out, listening at a door to words no meant for them : ill-mannered children or stupid servants overhearing the elusive discourse of their elders, and wondering how it would affect their lot. Of loftier mould these two were made : reverend and wise. It was inevitable that they should make alliance. Gandalf would ascend into the tower, to discuss things beyond their comprehension in the high chambers or Orthanc. The door would be closed, and they would be left outside, dismissed to await allotted work or punishment."

Tolkien est un admirable observateur du XX° siècle totalitaire, de cette première moitié du XX° siècle où la guerre de la communication se faisait par la voix, par les discours radiophoniques et non par l'image. Voix grandiloquente, voix paternelle, voix rude, voix flatteuse, voix qui promet l'espoir, voix qui promet la peur et la mort, aux oreilles collées sur les TSF.

lundi 4 décembre 2006

Future




"That is the buiseness of wizards : Wizard are always troubled about the future." The Two Towers, Tolkien.

mercredi 22 novembre 2006

Gurmatta


Sur SikhSpectrum.com : French woman pinning a flower to honor Sikh soldiers arriving in France 1914.

Les soldats sikhs qui étaient parmi les plus braves de l'armée britannique ont toujours refusé de porter un casque et ont gardé leurs turbans, car un guerrier sikh est sans peur. Ils ont fait les deux guerres mondiales ainsi, et voilà que maintenant dans nos belles écoles républicaines, on renvoie les garçons coupables de s'habiller en grands seigneurs. Une coiffe qui exprime le courage, l'honneur, et la liberté d'une chevelure non entaillée par les ciseaux est forcément une vision d'horreur : il faut courber les nuques, griser les couleurs, raboter tout ce qui dépasse, désapprendre L'Usage du monde.

mardi 14 novembre 2006

L'éclaircissement de la langue française

En plus de me fader assez régulièrement sur le quai un sonore et élégant : "Veuillez vous positionner par rapport au marquage en place", il arrive qu'au hasard des aléas de la ligne, soient distribuées de surcroît quelques perles-bonus SNCF...

Ainsi pour l'interruption des trains ce week-end : "Pour plus d'informations, veuillez vous rapprocher des agents SNCF." Je relève la tête, cherche vaguement des yeux lesdits agents qui peut-être attendent plus loin sur le quai qu'on vienne leur poser des questions. Mais non. "Veuillez vous rapprocher", ça voulait dire dans le jargon de la dame au haut-parleur : "allez vous renseigner au guichet".

"Tu prends quel train ?" "Je sais pas, faut que je me rapproche de la SNCF, là, pour mes horaires."

lundi 6 novembre 2006

Quelque éternité sur un pied d'espace




"Il erra sans but. Le soleil se couchait. Ces derniers temps, il ressentait une étrange angoisse. Elle n'avait rien de mordant, de brûlant ; mais elle avait un cachet permanent d'éternité ; il pressentait des années et des années de cette froide, de cette mortelle angoisse sans issue, il pressentait quelque éternité sur "un pied d'espace". Quand le soir descendait, cette sensation le torturait davantage encore."

Crime et châtiment, Fedor Dostoïevski.

vendredi 20 octobre 2006

I myself will go to war, to fall in the front of the battle, if it must be. Thus shall I sleep better.


Beethoven encore une proie facile pour la crétinerie, tiens. Pas dans ses sonates, mais dans sa musique symphonique il se lâche. La 5°, par exemple. A la fin du Premier mouvement, Allegro con brio, la série de Pom ! Pom ! bien assenée pour que l'on comprenne bien que c'est la fin. On croit que c'est assez ? Encore un Pom ! et un Pom ! Jusqu'au dernier somptueux coup de casseroles, rangez les batteries... Rien à redire sur l'Andante, les Andante sont toujours très beaux chez lui, simples, d'une retenue élégante, émouvante, avec à la fin le petit sursaut glorieux.

Mais la plus belle partie, le 3° mouvement, l'Allegro, avec ses éclats pathétiques, déchirants et affirmatifs, l'affirmation de soi, toujours ce côté "oui, j'avance" chez lui. Et pour finir, l'Allegro con presto, tout en enthousiasme juvénile, fiérot, "regardez-moi, ce que je sais faire." Touchant ? oui. J'aime cette sincérité dans la comédie qui se donne à fond. Beethoven c'est un peu le roi Théoden, naïf, brave humain et pompeux, mais toujours toujours noble, même quand il se plante, il le fait de façon royale. Et pour finir c'est cela sa qualité, il est noble, toujours. Pas grand : noble.

"I myself will go to war, to fall in the front of the battle, if it must be. Thus shall I sleep better."



mercredi 18 octobre 2006

L'islam et la raison


Par hasard je tombe sur le fameux discours, et je dois dire qu'en le tournant dans tous les sens il n'y a franchement pas de quoi s'offenser. En gros, le pape, pour louer l'usage de la raison dans la foi, s'appuie sur un texte écrit par Manuel II, relatant un dialogue qu'il a eu lui-même avec un savant musulman, alors qu'il était envoyé par son père, l'empereur Jean V auprès du sultan ottoman Bayazit pour l'aider en sa campagne contre les Mongols en 1391. Le même Bayazit avait d'ailleurs soutenu l'empereur quand un de ses petits-fils s'était révolté, ce qui n'avait rien de surprenant : les relations entre les Byzantins et les Turcs, Seldjoukides, Akkoyunlu et Karakoyyunlu ou Ottomans ont été très bien étudiées par Claude Cahen dans son livre La Turquie pré-ottomane, il démontre que jamais auparavant, même dans la Syrie des Croisades, les relations entre une aristocratie musulmane et chrétienne n'avaient été aussi étroite, allant jusqu'aux intermariages.

Pourquoi le pape en a-t-il cité un extrait ? Tout simplement pour illustrer ses réflexions sur le « juste usage de la raison » et sur la « dimension raisonnable de la foi ». En lisant la totalité du discours, on voit bien que cette comparaison Islam/Christianisme n'est pas du tout le sujet, et que ce n'était donc qu'en passant qu'elle est faite. Pas de quoi non plus hurler à l'insulte et à la croisade anti-musulmane, beaucoup de bruit pour rien, comme toujours. Par ailleurs, je ne souscris guère à cette hypocrisie contemporaine qui somme toutes les religions de faire assaut de politesse mutuelle, voire de s'aimer et de se louanger entre elles. Demande-t-on aux courants politiques de faire de même ? Non. Les religions, surtout les religions prosélytes comme le Christianisme et l'Islam ne sont pas faites pour « s'entendre », pas plus qu'on ne demanderait à un Libertarien d'exprimer son profond respect pour l'alter-mondialisme. Tout ce qu'on souhaiterait, en nos démocraties post-modernes, c'est un affrontement par la voie du logos/kalâm, de la raison et des affrontements verbaux et non physiques, ce qui n'est déjà pas gagné. )


Ce dialogue est donc dans la lignée des débats interreligieux, tels qu'ils furent inaugurés en Islam, à Bagdad, avec la fameuse Bayt al Hikmat (Maison de la Sagesse). Ainsi ce témoignage (indigné !) d'un voyageur espagnol Abû 'Umar Ahmad ibn Muhamamd ibn Sa'idi (rapporté par l'historien al-Humaydi) d'une séance de débat tenue par les Mutakallimun (gens du Kalâm), soit des théologiens « rationnalistes », « le Kalâm, comme scolastique de l'Islam, se caractérisant comme une dialectique rationnelle pure, opérant sur les concepts théologiques » comme le dit Henry Corbin dans son Histoire de la philosophie islamique.

"A la première assemblée étaient présents non seulement des gens de différentes sectes (musulmanes) mais aussi des incroyants, des Mages (Zoroastriens), des matérialistes, des athées des juifs et des chrétiens, en bref, des mécréants de toutes sortes. Chaque groupe avait son propre meneur, dont la tâche était de defendre son point de vue, et toutes les fois qu'un de ces meneurs entrait dans la pièce, ses disciples se levaient et restaient debouts jusqu'à ce qu'il s'assoit. En meme temps, le hall s'était rempli à craquer par la foule. Un des mécréants se leva et dit à l'assemblée : "Nous nous rencontrons ici pour une discussion. Ses conditions sont connues de tous. Vous, musulmans, n'avez pas le droit de vous appuyer sur vos livres et vos traditions prophétiques puisque nous ne les reconnaissons pas. Tous, ici, devons nous limiter à des arguments rationnels." (in Jews of Iraq, Nissim Rejwan).

Le dialogue retranscrit par Manuel quelques années plus tard, alors que Bayazid toujours sultan assiège Constantinople a sans doute plus de liberté, dans cet entretien privé, où Manuel II et son adversaire pouvaient attaquer plus franchement leurs cultes respectifs, sans craindre d'être ennuyés pour blasphème publique.

Ainsi le pape s'interroge sur « sur Dieu au moyen de la raison », une position qui connut un très grand succès en Islam, au VIII° siècle, se répandant avec le succès du courant mo'tazilite, le plus connu des rationnalistes, né dans la ville de Basra en Irak. Les historiens considèrent en général que la formation de cette école, qui se voulait rompue à l'argumentation, à la dialectique et à la logique avait éprouvé la nécessité de ces outils en débattant avec les gens d'autres religions, les Zoroastriens et autres adeptes des cultes iraniens, les Juifs, les Chrétiens, qui en tant que ressortissants de « vieilles » philosophies avaient une formation poussée dans l'art du débat et de la controverse, avec en plus un héritage talmudique, grec, mésopotamien et iranien qui leur permettaient au début d'écraser assez facilement les « jeunes » théologiens musulmans s'ils ne s'appuyaient que sur le Coran et la Sunna. Et voici le passage du discours papal qui apparemment a mis le feu aux poudres :

"Dans le septième entretien (controverse) édité par le professeur Khoury, l'empereur aborde le thème du djihad, de la guerre sainte. Assurément, l'empereur savait que dans la sourate 2, 256 on peut lire: "Pas de contraintes en matière de foi". C'est l'une des sourates de la période initiale, disent les spécialistes, lorsque Mahomet lui-même n'avait encore aucun pouvoir et était menacé. Mais, naturellement, l'empereur connaissait aussi les dispositions, développées par la suite et fixées dans le Coran, à propos de la guerre sainte. Sans s'arrêter sur les détails, tels que la différence de traitement entre ceux qui possèdent le "Livre" et les "incrédules", l'empereur, avec une rudesse assez surprenante qui nous étonne, s'adresse à son interlocuteur simplement avec la question centrale sur la relation entre religion et violence en général, en disant: "Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l'épée la foi qu'il prêchait". L'empereur après s'être prononcé de manière si peu amène, explique ensuite minutieusement les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable. La violence est en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l'âme. "Dieu n'apprécie pas le sang - dit-il -, ne pas agir selon la raison, est contraire à la nature de Dieu. La foi est le fruit de l'âme, non du corps. Celui, par conséquent, qui veut conduire quelqu'un à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de raisonner correctement, et non de la violence et de la menace... Pour convaincre une âme raisonnable, il n'est pas besoin de disposer ni de son bras, ni d'instrument pour frapper, ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel on pourrait menacer une personne de mort.... "

Bref une défense du "Pas de contrainte en religion !" coranique, justement cité par Benoît XVI. A vrai dire, le difficile équilibre entre la conquête politique et la non-violence initiale du Christianisme peut aussi faire l'objet du même débat mais ce qu'il faut ici préciser c'est que la conquête historique de l'islam c'est plutôt l'extension du Dar al-Islam, son extension géographique et politique, autrement dit la gestion politique et religieuse du plus grand nombre de territoires possibles en se référant à la Chari'a, qui n'implique pas nécessairement la conversion de tous les habitants des territoires devenus musulmans, mais plutôt leur infériorité politique et citoyenne. C'est la fameuse "dhimmitude".

Les conversions forcées quand elles se sont produites étaient plutôt le fait de militaires peu au courant des subtilités théologiques : ainsi un prisonnier chrétien sur un champ de bataille pouvait être sommé de se convertir pour échapper à l'esclavage ou à l'exécution, ou bien les collectes humaines (devshirme) pour le corps des Mamelouks et plus tard des Janissaires impliquaient la conversion des enfants dans les écoles, mais en général la propagation de l'islam dans les pays conquis venait plus simplement d'une assimilation banale des groupes dominés par le groupe dominant : prestige, avantage social, influence des représentations "négatives" que l'on pouvait donner des dhimmis (naturellement les polythéistes ne sont pas compris dans cette "tolérance").

Par ailleurs il faut ajouter que d'un point de vue technique la conversion forcée en islam est impossible, puisqu'il faut pour devenir musulman non seulement réciter la shahada "Il n'y a de Dieu sinon Dieu et Muhammad est son envoyé", mais le faire en y croyant dans son coeur, une formulation insincère ne faisant pas du récitant un Musulman. Ce qui implique que Dieu seul, au fond, sait qui est vrai Musulman ou non, lui seul pouvant sonder les coeurs et les reins, et que les accusations d'impiétés entre Musulmans ne peuvent reposer que sur des faits concrets (écrits, déclarations publiques, transgressions) à charge, mais finalement la preuve décisive n'appartient pas à l'homme. Il est donc toujours très dangereux pour un Musulman de décider de l'impiété d'un autre, que les plus exaltés le sachent... Cela qui explique qu'un phénomène telle que l'Inquisition religieuse s'est produit très rarement, même au plus violent des conflits internes de l'Islam. Pour ma part, je ne vois comme événements proches de l'Inquisition la persécution des Zindiq (Manichéens) de 779 à 786 par les califes al-Mahdî et al-Hadî qui faisaient surtout la chasse aux "faux convertis" soupçonnés de propager leur hérésie parmi les musulmans. Comme plus tard les juifs marranes espagnols sommés de manger du porc, les « zindiq », soumis à l'enquête du Sâhib al-Zanâdika, devaient apporter la preuve de leur orthodoxie en crachant sur un portrait de Mani, ceux qui refusaient étant décapités. Il y eut aussi la persécution des chiites et Qizil Bash (Alévis) dans l'Empire ottoman du XVI° au XVIII° siècle, où des fonctionnaires étaient chargés d'enquêter sur les croyances réelles des populations suspectes. Ainsi le mühimme defterli étudié par Colin Imber montre que les cadis, les beylerbey et les sancaks, cherchaient dans la vie quotidienne, les faits et gestes des sujets qui dénotaient une appartenance à l'hérésie : dans les années 1570, le cadi de Kirkuk rapporte les activités d'un groupe de Kizil Bach à Dakuk, en spécifiant qu'ils forment des réunions mixtes, entre hommes et femmes (La même année, le sandjakbeyi et le cadi d'Entab arrête un certain Mehmet : il semble que dans son village, on insulte la mémoire des califes Omar et Othman (mais pas d'Abou Bakr). Des fonctionnaires recommandent de prêter attention aux prénoms donnés : si dans une communauté, personne ne se prénomme Othman ou Omar, que les Ali, les Huseyin, les Hasan prédominent, alors il est certain que l'on a affaire à des hérétiques. Un rapport d'Urfa, de 1574, mentionne qu'un certain Shahirdi et son fils Hosh collectent des présents (nezir) et organisent des sacrifices (kurban) pour le souverain persan.

Dans un autre extrait « comparatiste » entre la liberté religieuse en Islam et dans le Christianisme , Benoît XVI explique que » l'affirmation décisive dans cette argumentation contre la conversion au moyen de la violence est: ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. » Or en Islam le déterminisme divin de la conversion est appuyé par le verset coranique que Dieu, bien sûr, déroute qui il veut et remet qui il veut sur un chemin droit (XIV, 4), ce qui entre autres, fut un des points qui mirent dans l'embarras les partisans du libre arbitre.

Mais il poursuit en citant Ibn Hazm qui aurait déclaré que « Dieu ne serait pas même lié par sa propre parole et que rien ne l'obligerait à nous révéler la vérité. Si cela était sa volonté, l'homme devrait même pratiquer l'idolâtrie. » Il est à noter que Ibn Hazm était lui-même sceptique sur les arguments « rationnels », prétendant (en très grand psychologue et moraliste) que sous cette fausse rationnalité, ne s'exprimaient en fait que des préjugés ou des préférences suscités non par la raison mais par nos passions, nos intérêts, nos affects, et que seul est en Dieu la vérité, révélé dans l'apparent (le Zahîr), c'est-à-dire le texte coranique et les hadiths et que pour arriver à cette compréhension du language divin, seul est possible l'union dans la compréhension, le fahm. Il récuse absolument tout ésotérisme (batîn) au profit de la lecture compréhensive du texte dans ce qu'il dit de plus clair, sans altération par la pensée humaine et en évitant autant qu'il se peut toute subjectivité. La raison, pour Ibn Hazm, est donc subordonnée à la connaissance des vérités divines, ce qui est finalement n'est pas loin des propos du pape.

Quant au passage où la pensée grecque est définie comme affirmant la primauté du Logos, comme concordance « entre ce qui est grec dans le meilleur sens du terme et ce qu'est la foi en Dieu sur le fondement de la Bible", c'est le même couplage entre le Kalâm musulman et le Coran que tentèrent donc de faire nombre de théologiens et philosophes musulmans, et pas seulement les Mo'tazilites, mais aussi les philosophes hellénisants, tels al-Kindî, al-Farabî, mais surtout Avicenne, qui avant Sohrawardi, combine Intellect, intelligence ('aql) avec illumination (Ishraq) c'est-à-dire réception de la Connaissance par le biais d'une révélation mystique, transcendante.

C'est ce que résume Al-Sharazurî, le biographe et disciple de Sohrawardî quand il commente sa Sagesse orientale :

"Les connaissances essentielles se subdivisent en deux catégories : un savoir qui est théosophie mystique (Dhawqiyâ) et révélation-intérieure (kashfiyâ) et un savoir qui est dialectique rationnelle (bahtiya) et intellectuelle (nazarîya). Par le premier, on entend la vision directe des Idées et des essences immatérielles en un face à face intime, non par une réflexion dialectique (fikr) ni par la construction d''arguments syllogistiques (dalîl qîyâsî), ou en établissant une notification définissante ou descriptives, mais par des Lumières « orientales » (anwâr ishrâqîyat) qui se succèdent par intervalles, extasiant l'âme hors du corps."

Sohrawardî s'opposa donc aux rationnalistes purs, en catégorisant, dans son Prologue à sa Sagesse orientale, les degrés de Connaissance :

- le « théosophe (hakîm ilahî) qui a pénétré très avant dans l'expérience mystique (tâ'alloh) mais qui est dépourvu de connaissance philosophique (bahth) » ; bien que Shirazî désigne ainsi des soufis tels al-Bastamî, al-Hallaj et nombre de sheikhs mystiques qui ne « disposaient pas de l'nvestigation philosophique », pour Sohrawardî, ces soufis étaient plus "philosophes" que les héllénisants, comme il le fait dire à Aristote dans une vision d'extase qu'il relate et qui fut à l'origine de son détachement du Kalâm.

- le « philosophe (hakîm) parfaitement maître de la spéculation philosophique, mais dépourvu d'expérience mystique ; » Pour Qotb od-Dîn Shirazî, qui le commente, ce sont "les Anciens, les péripatéticiens, et parmi les modernes, Abû Nasr al-Farabî et Abû 'Alî Ibn Sînâ" (Avicenne). Cela semble un peu injuste pour Avicenne, qui n'était pas un rationnaliste pur. Par ailleurs Sohrawardî lui doit beaucoup, même si en réformateur de sa pensée, il s'estimait au-dessus de lui, comme le rapporte Shahrazurî dans sa notice biographique : "On m'a dit qu'on lui avait demandé s'il était meilleur qu'Avicenne (Abû 'Alî ibn Sînâ). Il répondit : « Soit je suis aussi bon que lui, soit je suis meilleur dans la dialectique rationnelle . Mais je suis meilleur dans la découverte (kash) et dans la théosophie mystique (dhawqiyya)".

Vient ensuite le sage parfait, celui qui est « fort avant à la fois dans l'expérience mystique et dans la connaissance philosophique ».

Les autres catégories sont des variations, le bon théosophe en mystique mais médiocre en phiklosoohie, le théosophe bon en philosophie mais médiocre en mystique, le chercheur (tâlib) qui recherche les deux connaissances), le chercheurs en connaissance philosophique seule et le chercheur en mystique seule.

Sur le Sage parfait (la 2° catégorie), Shirazî précise que "ce rang (tabaqa) est plus précieux que la pierre philosophale", et qu'à sa connaissance, aucun Ancien n'a atteint ce degré, et parmi les Moderne, seul "l'auteur de ce livre", c'est-à-dire Sohrawardi lui-même. Ce dernier qu'en pensait-il ? Celui que l'on appelait le Seigneur du Temps s'est-il réellement vu en prophète ? Sohrawardi dit seulement que "s'il se rencontre à une époque donnée (un sage) qui ait à la fois profondément pénétré en l'expérience mystique et en la connaissance philosophique, c'est à lui que revient l'autorité terrestre (ri'âsa) et c'est lui le khalife de Dieu." Si c'est à lui qu'il pensait, on peut comprendre qu'il ait décoiffé les ulémas alépins et que Saladin n'ait pas vu d'un bon oeil la proximité de son fiston al-Zahîr avec notre cher Shihâb al-Dîn, mais rien n'est sûr là-dessus et il semble plutôt qu'il appelle de ses voeux, la venue de ce mahdî, ce qui était assez courant à l'époque sans que cela en fasse pour autant un chiite ou un Ismaélien.

Revenons à l'assertion d'Ibn Hazm sur la volonté absolue de Dieu, ce "il pourrait le faire, s'il le voulait", où sa croyance en la puissance illimitée de Dieu s'exprime, au sens où rien n'est impossible ni interdit à Dieu, qui tout-puissant, ne peut être limité par sa propre parole ou vérité. C'est sur le même argument spécieux que Sohrawardî fut condamné, lors du mauvais procès qu'on lui fit à Alep, quand ses juges lui auraient demandé si selon lui, Dieu pouvait, à tout moment, créer un autre Prophète (alors que Muhammad est censé être le dernier, bien sûr). Shihâb al-Dîn aurait répondu, un peu comme Ibn Hazm, - "Est-ce impossibilité, ou non ?" - que si Dieu le voulait, cela lui serait possible (on ne sait pas s'il pensait qu'il l'avait déjà fait ou allait le faire), puisque tout lui est possible (et bon, il s'est fait officiellement condamné : "Tu es un kâfir ! - car à son "Certes Dieu a puissance sur toutes choses", il lui fut répondu : "Mais non pas sur la création d'un prophète".

"L'image d'un Dieu-Arbitraire, qui n'est pas même lié par la vérité et par le bien" que Benoît XVI voit comme étant celui de Ibn Hazm est plutôt en fait celle qu'en ont les Soufis, qui cherchent à abdiquer toute volonté, devant un Dieu-Aimé dont les caprices et l'arbitraire ne servent qu'à purifier leur amour de toute tentation de "récompense" comme l'écrivait Rabi'a, al-Adawiya, dans sa fameuse déclaration : " Je ne l'adore ni par crainte de son feu, ni par amour de son Paradis -je ne serais alors qu'un vil serviteur ne travaillant qu'en vue du salaire- mais je l'adore par amour de lui, dans le désir ardent de lui seul... ", et aussi parce que l'Amour pur est censé se suffire à lui-même, et que tout ce qui émane du Bien-Aimé est en soi Perfection, même l'injustice et la souffrance (les anecdotes de Farid od-Dîn Attar fourmillent d'exemples de beau garçon irascible piétinant jusqu'à le faire mourir un sufi extasié), mais cela peut aller aussi jusqu'à cette "folle sagesse" qui évidemment abdique toute raison, où le monde apparent est sans signification, où les méchants peuvent être bons et les bons damnés dans l'autre monde, où le Bien et le Mal s'indifférencient, ce sont ainsi les provocations des malamatî extrêmes, derviches bektachis et autres fous de Dieu dont l'incohérence visible est seulement le signe d'une Sagesse inaccessible.


"Garde en secret dans ton âme mes mystères
Dissimule mes états spirituels même à toi-même.
Si tu as une âme, cache-moi comme ton âme
Considère mon impiété comme la foi."


Djalal ad-Din Rûmî, 13ème siècle, Rubâi'at, trad. Eva de Vitray-Meyerovitch et Djalchid Mortazavi

Evidemment pour ceux-là, la raison ne signifie rien, mais cette Voie du Blâme n'a pas cherché à s'exprimer dans la violence politique, les derviches étant en vrais mystiques absolument indifférents au monde terrestre. Les "mystiques en armes" furent les ghazis, qui d'Afrique du nord à l'Anatolie et en Asie centrale ont effectivement fondé des confréries à la fois religieuses et militaires, par exemple à la faveur du Djihad lancé contre les Francs et les Byzantins en Anatolie, contre les Chrétiens d'Andalous, mais aussi contre les autres musulmans jugés "tièdes" ou infidèles à la vraie Foi. Ayant souvent des figures charismatiques à leur tête, quand elles ne tournaient pas carrément au prophétisme, au mahdisme voir à la revendication d'une nature divine (comme les Nusayris et les Kizil bach), leur mélange de foi "aveugle" et de désirs de conquête est finalement ce que l'on retient le plus aujourd'hui de l'islam combattant, "agressif" : "Un ghazi, c'est l'instrument de la religion de Dieu, un serviteur de Dieu qui nettoie la terre de la souillure du polythéisme ; un ghazi c'est le glaive de Dieu, il est le protecteur et l'asile des croyants ; s'il devient martyr dans les voies d'Allah ne crois pas qu'il soit mort, il vit bienheureux auprès de Dieu, il a la vie éternelle." Ahmedi, cité dans EI (Ghazi).

L'islam des ghazis s'il a été instrumentalisé par les pouvoirs politiques musulmans, surtout les émirats turcomans et kurdes qui avaient intérêt à pousser ces troupes difficilement contrôlables sur les frontières chrétiennes, n'a pas grand-chose à voir avec l'islam policé de l'establishment urbain des fuqaha et ulémas bien en place et si l'on embrasse l'ensemble de l'Islam dans sa dimension historique et géograophique, ces courants, s'ils ont toujours existés comme instruments de guerre (djihad) ou expression des révoltes sociales (les mystiques revanchardes souvent inspirées du chiisme ont toujours eu un certains succès chez les pauvres, les non-urbains, les méprisés ou les idéalistes déçus par le siècle) n'ont pas été prépondérantes ni très constantes dès que les empires musulmans se stabilisaient politiquement.

C'est pourtant ce que l'on retient aujourd'hui le plus dans les représentations occidentales sur l'islam, lequel serait de façon essentialiste, voué à la violence et au refus de la controverse dialectique et de la rationnalité.

Les Hommes naissent tous le même jour




L'écoute du premier mouvement du concerto n° 21 pour piano et orchestre K. 467 me me remet en mémoire ce très beau roman de Max Gallo, son meilleur sans doute, Les Hommes naissent tous le même jour, dont ce concerto était un peu le soundtrack. Je savais ce livre par coeur, ce qui accessoirement me permit d'obtenir 16/20 de moyenne en Histoire-Géo au bac, tout en ayant presque jamais mis les pieds en cours cette année-là.

Vivacité emportée, fine, tension de funambule entre la gaieté et la fêlure, petites notes précises, perlées, dont on ne sait si elles sont piqûres de souffrance ou gambadements. De toute façon, chaque fois que le piano est proche de l'éclat, du pathos révélé, cela retombe vite en une pirouette, sur la ritournelle, quelques notes enfantines, presque zézayantes, doigt dans la bouche. Mozart, dans ses concertos pour piano est le faussement benêt, le faussement simple, saut de l'acrobate qui feint de tomber et puis rétablissement impeccable, pied de nez.


lundi 16 octobre 2006

Tannhauser




Autre question sur la grâce en musique : Comment un crétin pareil pouvait écrire de telles notes, aussi brûlantes, aussi ferventes, d'une émotion surhumaine, d'une religiosité aussi tendre, une musique aussi mystique donc, et d'une mystique enthousiaste, juvénile, en joie et en gloire ?

Non il ne s'agit pas de Mozart vs Salieri, mais de Wagner et pour ce dernier j'ai une explication. Je crois que sa bêtise lui tenait lieu de religiosité.



dimanche 8 octobre 2006

Les hommes d'autrefois étaient beaux et grands


Toujours subjuguée par Sean Connery dans Le Nom de la rose. Souplesse, harmonie des postures, des déplacements, et ce charisme dont je ne sais s'il est dû à une force intérieure sous une apparence élégante, ou une élégance intérieure magnifiée dans un corps puissant. Bref, un gentleman captivant.

dimanche 1 octobre 2006

Patmos


"Car tout est bien. Puis il mourut. Mainte parole amie
Serait à dire. Et ils ont vu son dernier regard vainqueur,
A lui, le plus joyeux de tous, ses amis, au dernier moment encore."
Hölderlin, Hyperion.

jeudi 28 septembre 2006

Amadeus













Ce n'est pas forcément parce que je suis mozartienne depuis l'âge de six ans, mais Amadeus est un des films que j'ai vu le plus grand nombre de fois, et toujours avec la même jubilation-attraction. Sans doute parce qu'il y a dedans une palanquée de sujets qui me fascinent,dont celui de la grâce "imméritée" (alors que si l'on y réfléchit bien, une grâce méritée n'en est pas une), du don divin non pas follement distribué, mais au contraire sciemment donné à celui qui se soucie le moins de le "mériter". Emotion extraordinaire et joyeuse du détachement de ses notes, commentées par Salieri comme étant "sublimes", "divines", "parfaites", et tout soudainement interrompues par le rire de l'insupportable et benêt moqueur, qui est peut-être - et Salieri n'en doute pas - le rire de Dieu lui-même.

samedi 23 septembre 2006

La troisième fois n'est pas la bonne


Lolita est un des rares livres (je ne parle pas des nanars) qui me tombe des mains, bien que j'essaie de le lire jusqu'au bout depuis des années. A trois reprises j'ai essayé de le lire, à trois reprises j'en ai baillé" d'ennui et je n'ai jamais réussi à aller plus loin que la mort de la mère. J'adore Nabokov pourtant, j'adore tous ses livres des premiers jusqu'aux derniers, et particulièrement Ada ou l'ardeur. Mais Lolita rien à faire, je n'accroche pas et je n'arrive pas à savoir pourquoi (le film de Kubrick m'a ennuyé aussi dès les premières minutes, mais comme les 3/4 des films m'ennuient avant même de les avoir vus, c'est moins surprenant).
Et en plus cette fois-ci, j'ai paumé le livre. Dans 26m2 je ne sais plus où il est passé. Décidément je crois qu'il me faudra mourir sans l'avoir lu.
Je crois que je vais relire Le Rouge et le noir. Ou Crime et châtiment.

dimanche 27 août 2006

Badinage, ruse et vengeance



"... échantillons d'une dernière manière, comme les tout derniers hymnes de Hölderlin ; expression d'une tension intérieure qui, comprimée exagérément pour pouvoir s'exprimer, tend sans cesse au bégaiement, au balbutiement. Ce n'est pas sans raison que l'élément fataliste, dans ces dictons, revêt un tel degré de fantastique ; ce sont les vagues écumantes d'un fleuve qui se hâte toujours plus manifestement vers une chute dont on entend au loin le sombre grondement, pour être bientôt englouti par elle ; les vagues d'un destin où vouloir et être voulu ne font qu'un et se reconnaissent déjà comme ne faisant qu'un :
...
"La seule chose qui délivre de toute souffrance -
(Allons, choisis !)
La mort rapide
Ou un long amour."
Nietzsche- Essai de mythologie ; Badinage, ruse et vengeance. Ernst Bertram.

samedi 19 août 2006

Folle sagesse


"L'état génial d'un homme est cet état d'amour et de persiflage où il se trouve en face d'un seul et même objet."
Nietzsche, Choses humaines.

samedi 5 août 2006

L'histoire est une légende mal racontée



"TOUT ce qui fut n'est que symbole. Nulle méthode historique ne parvient - comme semble si souvent le croire, dans sa naïveté, certain réalisme historique au XIX° siècle - à nous faire voir la réalité en chair et en os, "telle qu'elle fut vraiment". L'histoire, c'est-à-dire, en fin de compte, la science des âmes et la révélation des âmes, ne signifie jamais reconstruction d'un objet quelconque du passé, approximation maxima, même d'une réalité passée. Bien davantage au contraire, elle dé-réalise cette ci-devant réalité, elle la transpose dans une toute autre sorte d'existence ; elle évalue, elle ne restaure pas la réalité. L'image que crée l'historien (ou qu'il sert : car, même dans sa connaissance la plus impassible et la plus scrupuleuse, l'historien, tout en menant le jeu, est lui-même mené par quelque chose qui veut devenir image), cette image est, de tous points, une réalité d'ordre nouveau et, pour ainsi dire, supérieur ; tout s epasse comme si les faits troubles revenaient se dérouler dans une matière plus cristalline et selon des lois plus transparentes. On éprouve cette impression particulièrement nette, là où il s'agit d'histoire au sens le plus intensif, dans l'histoire des individualités qui nous sont restées visibles ou redevenues visibles. Nous ne nous rendons pas présente une vie ,passée, nous la vidons de son présent, lorsque nous la considérons historiquement. Nous ne la tirons pas de l'oubli pour la ramener à notre époque, nous la plaçons hors du temps. En cherchant à voir plus clair en elle, nous l'interprétons déjà. Ce qui subsiste d'elle, quels que soient nos efforts pour l'éclairer, la pénétrer, la revivre, ce n'est jamais la vie, mais toujours sa légende. Ce qui, sous forme d'histoire, demeure dans tout événement, est toujours en dernier lieu - prenons le mot sans le surmonter d'aucun harmonique romantique ou même romanesque - la légende."
Nietzsche- Essai de mythologie ; Introduction : légende. Ernst Bertram.

mercredi 19 juillet 2006

A la guerre, on pense à la mer





Avec la chaleur, je relis toujours des tragédies grecques. ça va bien à la chaleur, la tragédie. Comme In the Heat of the Night, on n'imagine pas que ç'eut pu être In the Coldness of the Night. Bref.

Les Sept contre Thèbes est une de mes préférées. Plus que Les Perses encore. Dans cette dernière, c'est plutôt la souffrance et l'horreur de la guerre, dont on parle. Mais il s'agit là alors de contemporains, de Grecs et de Perses civilisés. Dans Les Sept contre Thèbes, il montre l'avers, toute la beauté de la guerre, sa fureur sacrée, ce déchaînement horrible et enthousiasmant, d'autant plus librement que les héros sont bien loin dans le temps, des ancêtres glorieux et sanglants. Quiconque descend d'une brute, au bout de quelques générations, ne dira plus que de son grand-père fratricide, parricide et incestueux : "Quel gaillard !"

Le récit dans Les Sept est superbe, une langue d'images, de couleur et de fureur, on entend le métal choquer, l'Âge du fer mérite bien son nom.

"Sept capitaines fougueux ont égorgé un taureau sur un bouclier noir et, trempant leur main dans le sang de la victime, ils ont juré par Arès, Enyô et la Déroute, amie du carnage, ou de saccager et de détruire de fond en comble la ville des Cadméens, ou de périr en arrosant cette terre de leur sang.

Puis ils ont suspendu de leurs mains au char d'Adraste des souvenirs qu'ils envoient dans leurs foyers à leurs parents, en versant des larmes, mais sans laisser échapper aucune plainte de leur bouche. Leur coeur de fer, bouillant de courage, ne respirait que la guerre, comme des lions aux yeux plein d'Arès. Et l'effet de leurs serments ne se fait pas attendre. Je les ai laissés, tandis qu'ils tiraient au sort à quelle porte chacun d'eux conduirait sa phalange. En conséquence, choisis les meilleurs chefs qui soient dans la ville et hâte-toi de les poster aux issues des portes ; car les soldats d'Argos, armés de pied en cap, s'approchent à cette heure de nos murs ; la poussière s'élève, et la plaine est souillée par la blanche écume qui dégoutte des poumons d eleurs chevaux. C'est à toi, comme un habile pilote, de fortifier la ville, avant que le souffle d'Arès se déchaîne ; car on entend mugir la vague terrestre des assaillants."

Eschyle évoque souvent la mer dans l'océan des batailles. Il y a bien sûr la célèbres images des Perses battus à coups de rames "comme des thons ou des poissons pris au filet". Plus loin dans les Sept il parle de "nautoniers ardents au crime", "engeance odieuse aux dieux."

"LE CHOEUR : Je crie ma peur et mes vives douleurs. L'armée est lâchée; un flot immense de cavaliers a quitté le camp et le voici qui roule et court en avant. C'est ce que m'atteste la poussière que je vois monter dans les airs, messager sans voix, mais sincère et vrai.

Les plaines de mon pays sont remplis du bruit des sabots qui s'approche, vole et gronde comme un torrent invincible qui bat le flanc des monts.

Las ! las ! dieux et déesses, écartez le malheur qui fond sur nous. Les cris passent par dessus les murs. Le peuple aux boucliers blancs, prêt au combat, s'élance à pas pressés contre la ville."

(trad. Emile Chambry).

J'ai toujours réagi vivement aux Grecs. Comme une mèche imbibée d'huile, dès l'enfance, je m'embrasais à leur évocation. Comme si j'avais été thébaine ou athénienne dans une autre vie. Et pourtant au Louvre, quand j'ai dû choisir une spécialité, j'ai tourné le dos à la Grèce, tant c'était déjà trop moi, et que j'étais déjà assez occidentale comme ça, ça me dessécherait. Qu'il fallait que je récupère ma part d'orient. Mais voilà, que choisir entre Sumer, Accad, Babylone, les Perses ? Pour finir en prenant l'Islam j'ai vraiment tout réconcilié, la part grecque et la part iranienne. Car si les Iraniens sont fils des Mèdes et des Perses autant que moi des Grecs (et il me plait de songer qu'il y a des millénaires, nous nous affrontions en chars et en navires), ils ont aussi tout recueilli, comme mon cher Yahyâ, fils de Darius et de Chosroès, qui sentait couler dans ses veines tout l'Avesta par héritage naturel, et avec son turban et ses savates de muletier dansait le semâ après avoir lu, expliqué et corrigé Aristote, Saint Jean, Avicenne, (et même le Buddha au passage).

mardi 4 juillet 2006

Oh ! Sémiramis !


"J'avais été, avant la séance, voir les peintures de Courbet. J'ai été étonnée de la vigueur et de la saillie de son principal tableau; mais quel tableau ! quel sujet ! La vulgarité des formes ne ferait rien; c'est la vulgarité et l'inutilité de la pensée qui sont abominables; et même, au milieu de tout cela, si cette idée, telle quelle, était claire ! Que veulent ces deux figures ? Une grosse bourgeoise, vue par le dos et toute nue sauf un lambeau de torchon négligeamment peint qui couvre le bas des fesses, sort d'une petite nappe d'eau qui ne semble pas assez profonde seulement pour un bain de pied. Elle fait un geste qui n'exprime rien, et une autre femme, que l'on suppose sa servante, est assise par terre occupée à se déchausser. On voit là des bas que l'on vient de tirer : l'un d'eux, je crois, ne l'est qu'à moitié. Il y a entre ces figures un échange de pensées qu'on ne peut comprendre. Le paysage est d'une vigueur extraordinaire, mais Courbet n'a fait autre chose que mettre en grand une étude que l'on voit là près de sa toile; il en résulte que les figures y ont été mises ensuite et sans lien avec ce qui les entoure (...)
O Rossini ! O Mozart ! O les génies inspirés dans tous les arts, qui tirent des choses seulement ce qu'il faut en montrer à l'esprit ! Que diriez-vous devant ces tableaux ? Oh ! Sémiramis ! Oh ! entrée des prêtres, pour couronner Ninias !"
Vendredi 15 avril 1853. Journal de Delacroix.

samedi 1 juillet 2006

On s'en fout

Ségolène n'épousera pas François cet été.

Widerstehe doch der Suende


L'air de la Cantate BWV 54 : si l'on écoute que la musique, on entend une effusion tendre, une retenue souriante, un abandon confiant. Et pourtant les paroles sont : "Résiste donc au péché", rien à voir, avec l'Homme armé dans le ton, même si le message est le même... Parfois je me demande si le Cantor n'était pas un peu piétiste sur les bords...




Comparant les interprétations de Deller et d'Andrea Scholl, je sais pourquoi celles du premier sont si bouleversantes : c'est qu'il chante vraiment religieusement, en y croyant, au moins le temps de son interprétation. Quand il chante l'agnus dei, c'est lui ce souffle qui va s'arrêter dans quelques heures, quand le ciel va gémir et tonner. Andrea Scholl, par exemple dans le stabat mater de Vivaldi, a toujours sa belle voix, velouté, aisance gracieuse, mais je n'y entends pas cette émotion au premier degré, qui me fait penser aussi à Gustav Leonhardt quand il joue les Sonates de Kuhnau, et qu'avant chacune d'elle, il récite les introductions : "Der Streit zwischen David und Goliath", lance-t-il solennellement. Et de continuer avec la même intonation, simple, fraîche, d'une gravité presque enfantine, naïve en tous cas. Car il ne s'agit pas d'être intelligent ou au-dessus de ça, il s'agit de croire à ce moment là que "Das in der Schrift abgemahlte Portrait des grossen Goliath ist was seltzames..." Et puis il s'assoit et commence à jouer, comme le faisaient les maîtres de chapelle, comme un simple office dominical, mais de toute sa conviction.

vendredi 23 juin 2006

Pourquoi Ismaïl Kadaré n'a pas eu le Nobel.


Enervement hier. Un immense écrivain, jugé par des gens qui font la fine bouche en ayant toujours eu le cul au chaud. Comme si un écrivain ne devait pas avant tout vivre pour écrire ! Même Le Grand Hiver, qui fut une oeuvre "fortement conseillée" par le régime réussit l'exploit d'être un beau livre, un beau roman. Sous une dictature il faut être plus malin que le dictateur. Que savent-ils, ces couillons, de l'espionnage intime, des interrogatoires, des auto-confessions obligées, des menaces ouvertes ? Abrutis.

Le chemin pour survivre dans un régime de fer sans y perdre son âme est aussi mince que le pont du Sidre. Et il y a réussi, et en plus on a ses livres en cadeaux.

A part ça je me fous du Nobel, mais si je l'avais eu à sa place, moi, j'aurais fait comme Hemingway à Ezra Pound, je lui aurais envoyé.

mercredi 14 juin 2006

Thawaf





Contre la sunna et la science du hadith, Bayazîd "opposait d'ailleurs la science ésotérique et mystique reçue du "Vivant qui ne meurt pas", à la science religieuse exotérique "reçue d'un mort qui l'a reçue d'un mort."

"J'ai fait plusieurs fois le thawaf (tour rituel) autour de la Kaaba disait Bayazîd ; mais quand je fus parvenu auprès du Seigneur, ce fut la Kaaba qui vint faire le thawaf autour de moi."

lundi 12 juin 2006

L'Empereur


Les mesures malicieuses du premier mouvement. Petite danse entonnée par les violons, puis reprise dans la douceur grave des cuivres. Après, bien sûr, avec beethoven ça tourne au poum poum triomphant. mais que j'aime chez lui ces moments éclair où le jupitérien couillu redevient le petit garçon craintif et brave et pourtant apeuré par son père, et qui fredonne pour se consoler comme on s'encourage à chanter dans le noir.








mardi 6 juin 2006

Les persécutions et la mort



"mais il y avait toujours parmi les littéralistes des gens hérissés contre toute prétention à une science réservée et ayant la phobie de toute innovation (bida'), comme si le genre de vie des Médinois et des Bédouins du VII° siècle devait servir de norme à toute l'humanité de tous les temps, comme si l'un des principaux efforts de l'intelligence musulmane, et chez les canonistes eux-mêmes (qui montrent une virtuosité parfois inquiétante), n'était justement pas de suivre le développement du germe reçu avec le Coran et la Sounna.

Dzoû'l Noûn fut donc suspect pour avoir inauguré "une science dont on n'avait pas l'habitude".

Son élève, Yoûsouf ibn Housayn al Râzî, arriva un jour tout ému : "Les gens disent que tu es zindîq. - Ils sont encore bien bons de ne pas me traiter de juif"."

Emile Dermenghem, Vie des saints musulmans, Dzoû'l Noûn.

mercredi 31 mai 2006

Les Quarante


"Un des disciples de Doû'l Noûn avait fait quarante pèlerinages, quarante retraites de quarante jours dans la solitude, prié la nuit pendant quarante ans et il n'obtenait, malgré toutes ces prouesses, aucune lumière de l'invisible, aucun regard de l'Ami caché. Comme il se lamentait, son maître lui dit de se coucher ce soir-là sans prier après avoirmangé tout son soûl. "Il arrivera, dit-il, sans doute que l'Ami ne te regarde pas avec l'oeil de la miséricorde, il te regardera du moins avec celui de la colère." Le disciple mangea donc à sa faim, fit néanmoins la prière du soir et vit en rêve le Prophète, qui lui dit : "l'Ami t'envoie le salut et il a ajouté : "Bien pusillanime celui qui, à peine arrivé à ma cour, a hâte de s'en retourner ! Dans cette route-là, pose le pied comme doivent faire les hommes de coeur et alors il faudra bien que nous te donnions la récompense de tous les exercices de piété que tu as accomplis pendant quarante ans et que nous te fassions arriver au but de tes désirs. Quant à Dzoû'l Noûn, fais parvenir de notre part le salut à ce bandit détrousseur de grands chemins et dis-lui :"O bandit de Dzoû'l Noûn ! si je ne te signalais pas à la réprobation des hommes, c'est que je ne serais pas ton Seigneur ; car je ne veux pas que tu continues à enseigner la ruse à mes adorateurs." Quand al-Miçrî apprit la façon gentiment cavalière dont Dieu avait parlé de lui, le traîtant d'impudent et de menteur après l'avoir salué, il pleura amèrement au milieu de sa joie."

Différence saisissante d'esprit entre la vie de Bichr le "va-nu-pieds" et celle de Dzoû'l Noûn. C'est que Bichr était plus adpete de la Sunna et des hadith et de la droite voie réglementaire que soufi... D'ailleurs je me demande si Dermenghem, comme 'Attar dans son Mémorial des Saints, ne confonds pas en un seul genre, dévots et soufis. Ou plutôt si les mystiques insouciants et les malamatî ne sont pas les seuls vrais soufis, les autres n'étant que des dévots inquiets, coupables jsuqu'à la névrose, comme Rabi'a.

"Une des conception du çoufisme sera l'idée d'une hiérarchie cachée et permanente des saints, armature mystique du monde, chacun, à sa mort, étant remplacé par un autre, tous ayant à leur tête le Pôle suprême, qui prend parfois les proportions d'un Logos, d'un résumé du Plérôme et même d'une sorte de victime vicaire assumant tous les maux. Ce qouthb (pôle) ou ghawth (grand secours) est l'axe du monde et polarise les émanations divines, répandant l'esprit de vie sur toute la nature. Il est "sur le coeur d'Israfîl", l'archange. Au-dessous de lui sont deux imâms (ou trois nouqabâ (délégués), quatre awtâds (colonnes) correspondant aux points cardinaux, sept abrâr (justes), quarante abdâl (échangés, remplacés par permutation), soixante-dix noujabâ, trois cents nouqabâ qui sont "sur le coeur d'Abraham," - saints apotropéens, sel de la terre détournant les maux du monde en les prenant sur eux et dont on peut dire que c'est non seulement grâce à eux que le monde subsiste mais en leur considération qu'il existe."

Vies des saints musulmans, "Dzoû'l Noûn, Emile Dermenghem.





"La Maison de la Sainteté a des "angles" bien établis!
Nos maîtres qui y résident sont des Abdâl.
Entre Silence, Solitude, Faim et Veille,
Se dresse le sommet du Pur Transcendant."

Hilyatu al 'Abdal, Ibn Arabî, trad. Michel Valsan, édition de l'Oeuvre, 1992.

lundi 29 mai 2006

Les états mystiques des pèlerins



"272.- Sur les Frères de l'esseulement illuminent des lumières et elles comprennent plusieurs catégories. La Lumière d'un éclair se présente aux novices, elle fulgure et se replie comme la fulguration d'un éclair délicieux. Se présente aussi aux autres la Lumière d'un éclair plus vif que celle-là et qui ressemble plus à l'éclair, sauf que c'est un éclair grandiose. Souvent l'on entend, en même temps que lui, un bruit qui ressemble à celui d'un tonnerre ou à un bourdonnement dans le cerveau. Une Lumière soudaine et délicieuse dont l'irruption ressemble à ce que serait celle d'une eau brûlante sur la tête. Une Lumière qui persiste un temps assez long, qui subjugue avec violence et qui s'accompagne d'une sorte de torpeur dans le cerveau. Une Lumière extrêment douce qui est sans ressemblance avec l'éclair, mais qui est accompagné d'un état d'allégresse subtil et tendre, étant mise en vibration par la puissance de l'amour. Une Lumière qui embrase, se mouvant du mouvmeent de la puissance qui domine (quwwa 'azzîya), et parfois qui se manifeste par un concert de timbales et de trompettes, de choses qui terrifient le débutant, ou bien qui affectent avec force l'entendement (tafakkur) et la phantasis (takhayyul). Une Lumière qui fulgure dans un rapt immense, qui se révèle, à la contemplation et à la vue, plus manifeste que le soleil, dans une jouissance ravie. Une Lumière très éclatante, extrêmement douce. On s'imagine suspendu par la chevelure un temps assez long. Une Lumière advenante en même temps qu'une emprise imaginale. On a l'impression qu'elle empoigne la chevelure, qu'elle la tire avec force et lui impose une souffrance délicieuse. Une Lumière en même temps qu'une étreinte ; on a l'impression qu'elle est implantée dans le cerveau. Une Lumière qui illumine du fond de l'âme sur l'ensemble du pneuma psychique. Il semblerait alors que quelque chose est dans son corps comme dans une armure et peu s'en faut que le pneuma de la totalité du corps ne reçoive une forme lumineuse et c'est un état d'extrême douceur. Une Lumière qui commence dans l'impétuosité. A son commencement l'homme se figure que quelque chose s'écroule. Une Lumière advenante qui dépossède l'âme alors qu'elle s'élucide à elle-même comme suspendue et pure ; elle contemple à partir d'elle son arrachelment hors des dimensions spatiales, bien que le possesseur de cette âme n'en ait pas eu connaissance avant cela. Une Lumière avec laquelle on se représente une pesanteur que le mystique est à peine capable de supporter. Une Lumière avec une puissance de mouvoir le corps, si bien que les jointures de ses membres en sont presque rompues."



mercredi 24 mai 2006

Ad-Duha

Hier, il est passé à la biblio, me débaucher pour qu'on aille prendre un verre.

Assis en terrasse, au soleil, à bavarder comme deux derviches paresseux, de livres, de choses graves et intimes, du roman en cours d'écriture, du monde et de ce que nous ignorons ou savons des pistes de la vie. Je me sens extraordinairement bien avec ce type qui est mon frère en Lumière, mon frère d'Outre-monde, et pour qui j'éprouve véritablement une tendresse lumineuse, comme celle qui relie Sybille cet autre moi-même, à mon cher Shihab od-Dîn, même bénéfice d'énergie échangée. C'est bien d'avoir dans le monde un campement où l'on sait que l'on peut revenir et parler ou ne rien dire quand le coeur a un trop plein de sang, de mauvais chagrin ou de solitude lassée.

A gare de l'Est, au moment de se quitter, étreinte affectueuse et muette, comme deux Beni Amer se disant au revoir. Et on se resserre encore, sourire jusqu'aux oreilles, je crois qu'on avait envie de se remercier d'exister.

Hasard raisonné





Alexandra David-Neel croyait à "une attitude mentale capable de modeler les circonstances plus ou moins conformément à ses voeux."

mardi 23 mai 2006

Sur le retour, les prophéties et les songes



"Lorsque les Lumières-Espahbad ont vaincu les substances nyctiphores, lorsque leur amour et leur ardent désir du monde de la Lumière se sont intensifiés, lorsqu'elles resplendissent de l'éclat des Lumières archangéliques et qu'enfin l'habitus de se conjoindre avec le monde de la Lumière pure est actualisé en elles, alors, au moment où se dissout la citadelle de [leur corps], elles ne sont pas entraînées vers d'autres citadelles, si parfaite est leur force et si intense l'attraction qui les entraîne vers les sources de la Lumière."- 237.

"Lorsque tu as compris que la jouissance consiste en ce qu'un être atteigne à ce qui lui correspond, et en ce que cet être perçoive qu'il a atteint cette chose ; qu'en revanche la souffrance d'un être consiste en ce qu'il ait conscience d'avoir atteint quelque chose en discordance avec lui-même, et qu'il le perçoive quant à cette discordance ; [lorsque d'autre part tu as compris] que tous les actes de connaissance viennent de la Lumière immatérielle, car il n'est rien de plus cognitif que celle-ci - , alors il n'est rien qui soit plus sublime ni plus délectable que sa perfection et que d'être en accord avec elle." - 238.

241.- De même que pour celui qui perçoit la Lumière immatérielle, l'acte de perception et l'objet perçu ne se comparent pas avec les trois homologues qui leur correspondent dans les êtres de Ténèbres, de même sa jouissance ne se compare pas avec les leurs et ne saurait même être conquise par ceux-ci en ce monde. Comment les comparer, étant donné que toute jouissance physique (barzakhîya) elle-même se produit grâce à quelque chose qui a la nature de la Lumière qui émane sur les barzakhs ? Si bien que même le plaisir sexuel est une émanation (rashh) des jouissances vraies ?

Celui qui recherche ce plaisir ne désire pas le contact de l'inerte. Ou plutôt il ne désire qu'un écran (barzakhs ?) et une beauté dans laquelle il est un mélange lumineux (shawb nûrî). Enfin son plaisir est rendu complet par la chaleur, laquelle est un amant de la Lumière et l'un de ses causés, et par le mouvement, qui est aussi un amant de la Lumière et un de ses causés. Sa double puissance d'amour et de domination se met en mouvement, de sorte que le membre masculin (dhakar) veut s'emparer du partenaire féminin. Tombe alors du monde de la Lumière, sur le masculin, un amour s'accompagnant de force, et sur le féminin un amour s'accompagnant de douceur ; le rapport étant analogue au rapport entre la cause et le causé, comme on l'a exposé précédemment. Et chacun des deux veut ne faire qu'un avec son compagnon, afin que soit levé le voile du corps. Et cela, c'est, chez la Lumière-Espahbad, la recherche des jouissances du monde de la Lumière dans lequel il n'y a pas de voile."

Le Livre de la Sagesse orientale, Shihab al-Dîn Sohrawardî, Livre V, II, Où l'on montre la délivrance des âmes pures retournant au monde de la Lumière.

lundi 22 mai 2006

Du système de l'Être



IV. Où l'on explique que le mouvement des sphères célestes est un mouvement volontaire et comment le multiple émane de la Lumière des Lumières.

"144.- Thèse sur la générosité de la Lumière des Lumières.
La générosité consiste à combler un désir, sans attendre quelque chose en retour. Celui qui recherche gloire et récompense n'est qu'un mercenaire. De même celui qui cherche par là à échapper au blâme ou à quelque chose de tel. Rien n'est plus généreux que ce qui est Lumière, dans la réalité constitutive de son être, car la Lumière s'épiphanise et effuse par soi-même sur tout réceptacle. Le roi au sens vrai, c'est celui qui possède l'essence de toute chose, mais dont l'essence n'appartient à aucune, et c'est la Lumière des Lumières."

X. Explication de la science divine conformément à ce qui est la doctrine de l'Ishrâq.

163. - Sache que le blanc semble plus proche, quand il y a quelque chose de noir et quelque chose de blanc sur une surface. C'est que le blanc ressemble davantage à ce qui est apparent, qui ressemble à la proximité. Le noir semble au contraire plus lointain, pour la raison contraire à ce que nous venons de dire.
C'est pourquoi dans le monde de la Lumière pure, dont la transcendance exclut le lointain des distances, toute Lumière qui est plus élevée dans la hiérarchie des causes est en même temps Lumière qui s'abaisse davantage vers les plus humbles, en raison de la puissance de sa manifestation."


Le Livre de la sagesse orientale, II, Du système de l'Être, Shihaboddîn Yahya Sohravardî (trad. Henry Corbin).

jeudi 18 mai 2006

Que la Lumière n'a pas besoin de définition


"107. - S'il y a dans l'être quelque chose qui n'a besoin ni qu'on ne définisse ni qu'on l'explique, c'est cela l'apparent (zâhir). Or il n'est rien qui soit plus apparent que la Lumière. Donc il n'est rien qui soit plus que la Lumière indépendant de toute déifnition."

Personne à qui casser la gueule




"Sarah Bernhardt avait joué en travesti le rôle de Roméo et quand, dans la scène du balcon, ce dialogue de deux enfants portés par les ailes de l'amour et se séduisant l'un l'autre, Sarah s'était approchée de l'échelle de soie qui pendait de la fenêtre de Juliette en traversant dans toute sa largeur le plateau de son grand théâtre, non comme un amant ivre qui pose le pied sur le prmeier échelon et va grimper insensiblement, en extase, séducteur séduit, mais comme un serpent, une larve rampante, roulant par à-coups dans son fauteuil d'infirme dont elle faisait aller les roues caoutchoutées des deux mains et que la Bernhardt s'était levée en s'appuyant péniblement sur une canne, sa jambe unique et maigre de vieillarde tremblant visiblement dans son maillot de justaucorps et sa culotte bouffante de page, cette scène sophistiquée avait été un triomphe avec cris, hystérie, rappels, applaudissements inextinguibles du Tout-Paris, un public de snobs, de nouveaux riches tarés, de généraux vainqueurs, de ministres et de diplomates alliés délégués à la signature du traité de Versailles.

Je n'avais pas voulu accompagner Jean Cocteau au théâtre car ce spectacle m'eût été horrible. C'était au lendemain de l'autre guerre. J'avais vu trop de soldats, de la véritable jeunesse, l'avenir de la France, souffrir sans rien dire, oubliés sur les lits de sangle des hôpitaux militaires et n'osant aller à se présenter à leurs fiancées, des gueules cassées, des aveugles de guerre, des gazés, des tuberculeux, des amputés du bras ou des jambes, des trépanés, des cinglés, et, moi-même, je sortais à peine de l'hosto..."

"Et, aujourd'hui, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la suite de ce complexe, de ce malentendu, de ce snobisme, c'est l'Existentialisme, au théâtre et en philosophie, Sartre et tous ces jeunes littérateurs littératurants qui se trémoussent dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, qui se situent à la pointe de l'extrême avant-garde de l'exégèse poétique et qui plongent à rebours et font carrière dans le conformisme, qui ne peuvent vivre qu'en groupe, qu'en bande, à la queue d'un chef d'école car le bifteck prime... "A nous la liberté !"

Dans cette détresse et cet ennui,
Personne à qui serrer la main...

dit le grand poète Nékrassov, qui s'est suicidé par ennui selon la tradition des poètes russes ou s'en est allé de la poitrine, et le vagabond Maxime l'Amer (Maxime Gorki) de commenter : "... personne à qui casser la gueule !..."

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.