Par hasard je tombe sur le fameux discours, et je dois dire qu'en le tournant dans tous les sens il n'y a franchement pas de quoi s'offenser. En gros, le pape, pour louer l'usage de la raison dans la foi, s'appuie sur un texte écrit par Manuel II, relatant un dialogue qu'il a eu lui-même avec un savant musulman, alors qu'il était envoyé par son père, l'empereur Jean V auprès du sultan ottoman Bayazit pour l'aider en sa campagne contre les Mongols en 1391. Le même Bayazit avait d'ailleurs soutenu l'empereur quand un de ses petits-fils s'était révolté, ce qui n'avait rien de surprenant : les relations entre les Byzantins et les Turcs, Seldjoukides, Akkoyunlu et Karakoyyunlu ou Ottomans ont été très bien étudiées par Claude Cahen dans son livre La Turquie pré-ottomane, il démontre que jamais auparavant, même dans la Syrie des Croisades, les relations entre une aristocratie musulmane et chrétienne n'avaient été aussi étroite, allant jusqu'aux intermariages.
Pourquoi le pape en a-t-il cité un extrait ? Tout simplement pour illustrer ses réflexions sur le « juste usage de la raison » et sur la « dimension raisonnable de la foi ». En lisant la totalité du discours, on voit bien que cette comparaison Islam/Christianisme n'est pas du tout le sujet, et que ce n'était donc qu'en passant qu'elle est faite. Pas de quoi non plus hurler à l'insulte et à la croisade anti-musulmane, beaucoup de bruit pour rien, comme toujours. Par ailleurs, je ne souscris guère à cette hypocrisie contemporaine qui somme toutes les religions de faire assaut de politesse mutuelle, voire de s'aimer et de se louanger entre elles. Demande-t-on aux courants politiques de faire de même ? Non. Les religions, surtout les religions prosélytes comme le Christianisme et l'Islam ne sont pas faites pour « s'entendre », pas plus qu'on ne demanderait à un Libertarien d'exprimer son profond respect pour l'alter-mondialisme. Tout ce qu'on souhaiterait, en nos démocraties post-modernes, c'est un affrontement par la voie du logos/kalâm, de la raison et des affrontements verbaux et non physiques, ce qui n'est déjà pas gagné. )
Ce dialogue est donc dans la lignée des débats interreligieux, tels qu'ils furent inaugurés en Islam, à Bagdad, avec la fameuse Bayt al Hikmat (Maison de la Sagesse). Ainsi ce témoignage (indigné !) d'un voyageur espagnol Abû 'Umar Ahmad ibn Muhamamd ibn Sa'idi (rapporté par l'historien al-Humaydi) d'une séance de débat tenue par les Mutakallimun (gens du Kalâm), soit des théologiens « rationnalistes », « le Kalâm, comme scolastique de l'Islam, se caractérisant comme une dialectique rationnelle pure, opérant sur les concepts théologiques » comme le dit Henry Corbin dans son Histoire de la philosophie islamique.
"A la première assemblée étaient présents non seulement des gens de différentes sectes (musulmanes) mais aussi des incroyants, des Mages (Zoroastriens), des matérialistes, des athées des juifs et des chrétiens, en bref, des mécréants de toutes sortes. Chaque groupe avait son propre meneur, dont la tâche était de defendre son point de vue, et toutes les fois qu'un de ces meneurs entrait dans la pièce, ses disciples se levaient et restaient debouts jusqu'à ce qu'il s'assoit. En meme temps, le hall s'était rempli à craquer par la foule. Un des mécréants se leva et dit à l'assemblée : "Nous nous rencontrons ici pour une discussion. Ses conditions sont connues de tous. Vous, musulmans, n'avez pas le droit de vous appuyer sur vos livres et vos traditions prophétiques puisque nous ne les reconnaissons pas. Tous, ici, devons nous limiter à des arguments rationnels." (in Jews of Iraq, Nissim Rejwan).
Le dialogue retranscrit par Manuel quelques années plus tard, alors que Bayazid toujours sultan assiège Constantinople a sans doute plus de liberté, dans cet entretien privé, où Manuel II et son adversaire pouvaient attaquer plus franchement leurs cultes respectifs, sans craindre d'être ennuyés pour blasphème publique.
Ainsi le pape s'interroge sur « sur Dieu au moyen de la raison », une position qui connut un très grand succès en Islam, au VIII° siècle, se répandant avec le succès du courant mo'tazilite, le plus connu des rationnalistes, né dans la ville de Basra en Irak. Les historiens considèrent en général que la formation de cette école, qui se voulait rompue à l'argumentation, à la dialectique et à la logique avait éprouvé la nécessité de ces outils en débattant avec les gens d'autres religions, les Zoroastriens et autres adeptes des cultes iraniens, les Juifs, les Chrétiens, qui en tant que ressortissants de « vieilles » philosophies avaient une formation poussée dans l'art du débat et de la controverse, avec en plus un héritage talmudique, grec, mésopotamien et iranien qui leur permettaient au début d'écraser assez facilement les « jeunes » théologiens musulmans s'ils ne s'appuyaient que sur le Coran et la Sunna. Et voici le passage du discours papal qui apparemment a mis le feu aux poudres :
"Dans le septième entretien (controverse) édité par le professeur Khoury, l'empereur aborde le thème du djihad, de la guerre sainte. Assurément, l'empereur savait que dans la sourate 2, 256 on peut lire: "Pas de contraintes en matière de foi". C'est l'une des sourates de la période initiale, disent les spécialistes, lorsque Mahomet lui-même n'avait encore aucun pouvoir et était menacé. Mais, naturellement, l'empereur connaissait aussi les dispositions, développées par la suite et fixées dans le Coran, à propos de la guerre sainte. Sans s'arrêter sur les détails, tels que la différence de traitement entre ceux qui possèdent le "Livre" et les "incrédules", l'empereur, avec une rudesse assez surprenante qui nous étonne, s'adresse à son interlocuteur simplement avec la question centrale sur la relation entre religion et violence en général, en disant: "Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l'épée la foi qu'il prêchait". L'empereur après s'être prononcé de manière si peu amène, explique ensuite minutieusement les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable. La violence est en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l'âme. "Dieu n'apprécie pas le sang - dit-il -, ne pas agir selon la raison, est contraire à la nature de Dieu. La foi est le fruit de l'âme, non du corps. Celui, par conséquent, qui veut conduire quelqu'un à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de raisonner correctement, et non de la violence et de la menace... Pour convaincre une âme raisonnable, il n'est pas besoin de disposer ni de son bras, ni d'instrument pour frapper, ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel on pourrait menacer une personne de mort.... "
Bref une défense du "Pas de contrainte en religion !" coranique, justement cité par Benoît XVI. A vrai dire, le difficile équilibre entre la conquête politique et la non-violence initiale du Christianisme peut aussi faire l'objet du même débat mais ce qu'il faut ici préciser c'est que la conquête historique de l'islam c'est plutôt l'extension du Dar al-Islam, son extension géographique et politique, autrement dit la gestion politique et religieuse du plus grand nombre de territoires possibles en se référant à la Chari'a, qui n'implique pas nécessairement la conversion de tous les habitants des territoires devenus musulmans, mais plutôt leur infériorité politique et citoyenne. C'est la fameuse "dhimmitude".
Les conversions forcées quand elles se sont produites étaient plutôt le fait de militaires peu au courant des subtilités théologiques : ainsi un prisonnier chrétien sur un champ de bataille pouvait être sommé de se convertir pour échapper à l'esclavage ou à l'exécution, ou bien les collectes humaines (devshirme) pour le corps des Mamelouks et plus tard des Janissaires impliquaient la conversion des enfants dans les écoles, mais en général la propagation de l'islam dans les pays conquis venait plus simplement d'une assimilation banale des groupes dominés par le groupe dominant : prestige, avantage social, influence des représentations "négatives" que l'on pouvait donner des dhimmis (naturellement les polythéistes ne sont pas compris dans cette "tolérance").
Par ailleurs il faut ajouter que d'un point de vue technique la conversion forcée en islam est impossible, puisqu'il faut pour devenir musulman non seulement réciter la shahada "Il n'y a de Dieu sinon Dieu et Muhammad est son envoyé", mais le faire en y croyant dans son coeur, une formulation insincère ne faisant pas du récitant un Musulman. Ce qui implique que Dieu seul, au fond, sait qui est vrai Musulman ou non, lui seul pouvant sonder les coeurs et les reins, et que les accusations d'impiétés entre Musulmans ne peuvent reposer que sur des faits concrets (écrits, déclarations publiques, transgressions) à charge, mais finalement la preuve décisive n'appartient pas à l'homme. Il est donc toujours très dangereux pour un Musulman de décider de l'impiété d'un autre, que les plus exaltés le sachent... Cela qui explique qu'un phénomène telle que l'Inquisition religieuse s'est produit très rarement, même au plus violent des conflits internes de l'Islam. Pour ma part, je ne vois comme événements proches de l'Inquisition la persécution des Zindiq (Manichéens) de 779 à 786 par les califes al-Mahdî et al-Hadî qui faisaient surtout la chasse aux "faux convertis" soupçonnés de propager leur hérésie parmi les musulmans. Comme plus tard les juifs marranes espagnols sommés de manger du porc, les « zindiq », soumis à l'enquête du Sâhib al-Zanâdika, devaient apporter la preuve de leur orthodoxie en crachant sur un portrait de Mani, ceux qui refusaient étant décapités. Il y eut aussi la persécution des chiites et Qizil Bash (Alévis) dans l'Empire ottoman du XVI° au XVIII° siècle, où des fonctionnaires étaient chargés d'enquêter sur les croyances réelles des populations suspectes. Ainsi le mühimme defterli étudié par Colin Imber montre que les cadis, les beylerbey et les sancaks, cherchaient dans la vie quotidienne, les faits et gestes des sujets qui dénotaient une appartenance à l'hérésie : dans les années 1570, le cadi de Kirkuk rapporte les activités d'un groupe de Kizil Bach à Dakuk, en spécifiant qu'ils forment des réunions mixtes, entre hommes et femmes (La même année, le sandjakbeyi et le cadi d'Entab arrête un certain Mehmet : il semble que dans son village, on insulte la mémoire des califes Omar et Othman (mais pas d'Abou Bakr). Des fonctionnaires recommandent de prêter attention aux prénoms donnés : si dans une communauté, personne ne se prénomme Othman ou Omar, que les Ali, les Huseyin, les Hasan prédominent, alors il est certain que l'on a affaire à des hérétiques. Un rapport d'Urfa, de 1574, mentionne qu'un certain Shahirdi et son fils Hosh collectent des présents (nezir) et organisent des sacrifices (kurban) pour le souverain persan.
Dans un autre extrait « comparatiste » entre la liberté religieuse en Islam et dans le Christianisme , Benoît XVI explique que » l'affirmation décisive dans cette argumentation contre la conversion au moyen de la violence est: ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. » Or en Islam le déterminisme divin de la conversion est appuyé par le verset coranique que Dieu, bien sûr, déroute qui il veut et remet qui il veut sur un chemin droit (XIV, 4), ce qui entre autres, fut un des points qui mirent dans l'embarras les partisans du libre arbitre.
Mais il poursuit en citant Ibn Hazm qui aurait déclaré que « Dieu ne serait pas même lié par sa propre parole et que rien ne l'obligerait à nous révéler la vérité. Si cela était sa volonté, l'homme devrait même pratiquer l'idolâtrie. » Il est à noter que Ibn Hazm était lui-même sceptique sur les arguments « rationnels », prétendant (en très grand psychologue et moraliste) que sous cette fausse rationnalité, ne s'exprimaient en fait que des préjugés ou des préférences suscités non par la raison mais par nos passions, nos intérêts, nos affects, et que seul est en Dieu la vérité, révélé dans l'apparent (le Zahîr), c'est-à-dire le texte coranique et les hadiths et que pour arriver à cette compréhension du language divin, seul est possible l'union dans la compréhension, le fahm. Il récuse absolument tout ésotérisme (batîn) au profit de la lecture compréhensive du texte dans ce qu'il dit de plus clair, sans altération par la pensée humaine et en évitant autant qu'il se peut toute subjectivité. La raison, pour Ibn Hazm, est donc subordonnée à la connaissance des vérités divines, ce qui est finalement n'est pas loin des propos du pape.
Quant au passage où la pensée grecque est définie comme affirmant la primauté du Logos, comme concordance « entre ce qui est grec dans le meilleur sens du terme et ce qu'est la foi en Dieu sur le fondement de la Bible", c'est le même couplage entre le Kalâm musulman et le Coran que tentèrent donc de faire nombre de théologiens et philosophes musulmans, et pas seulement les Mo'tazilites, mais aussi les philosophes hellénisants, tels al-Kindî, al-Farabî, mais surtout Avicenne, qui avant Sohrawardi, combine Intellect, intelligence ('aql) avec illumination (Ishraq) c'est-à-dire réception de la Connaissance par le biais d'une révélation mystique, transcendante.
C'est ce que résume Al-Sharazurî, le biographe et disciple de Sohrawardî quand il commente sa Sagesse orientale :
"Les connaissances essentielles se subdivisent en deux catégories : un savoir qui est théosophie mystique (Dhawqiyâ) et révélation-intérieure (kashfiyâ) et un savoir qui est dialectique rationnelle (bahtiya) et intellectuelle (nazarîya). Par le premier, on entend la vision directe des Idées et des essences immatérielles en un face à face intime, non par une réflexion dialectique (fikr) ni par la construction d''arguments syllogistiques (dalîl qîyâsî), ou en établissant une notification définissante ou descriptives, mais par des Lumières « orientales » (anwâr ishrâqîyat) qui se succèdent par intervalles, extasiant l'âme hors du corps."
Sohrawardî s'opposa donc aux rationnalistes purs, en catégorisant, dans son Prologue à sa Sagesse orientale, les degrés de Connaissance :
- le « théosophe (hakîm ilahî) qui a pénétré très avant dans l'expérience mystique (tâ'alloh) mais qui est dépourvu de connaissance philosophique (bahth) » ; bien que Shirazî désigne ainsi des soufis tels al-Bastamî, al-Hallaj et nombre de sheikhs mystiques qui ne « disposaient pas de l'nvestigation philosophique », pour Sohrawardî, ces soufis étaient plus "philosophes" que les héllénisants, comme il le fait dire à Aristote dans une vision d'extase qu'il relate et qui fut à l'origine de son détachement du Kalâm.
- le « philosophe (hakîm) parfaitement maître de la spéculation philosophique, mais dépourvu d'expérience mystique ; » Pour Qotb od-Dîn Shirazî, qui le commente, ce sont "les Anciens, les péripatéticiens, et parmi les modernes, Abû Nasr al-Farabî et Abû 'Alî Ibn Sînâ" (Avicenne). Cela semble un peu injuste pour Avicenne, qui n'était pas un rationnaliste pur. Par ailleurs Sohrawardî lui doit beaucoup, même si en réformateur de sa pensée, il s'estimait au-dessus de lui, comme le rapporte Shahrazurî dans sa notice biographique : "On m'a dit qu'on lui avait demandé s'il était meilleur qu'Avicenne (Abû 'Alî ibn Sînâ). Il répondit : « Soit je suis aussi bon que lui, soit je suis meilleur dans la dialectique rationnelle . Mais je suis meilleur dans la découverte (kash) et dans la théosophie mystique (dhawqiyya)".
Vient ensuite le sage parfait, celui qui est « fort avant à la fois dans l'expérience mystique et dans la connaissance philosophique ».
Les autres catégories sont des variations, le bon théosophe en mystique mais médiocre en phiklosoohie, le théosophe bon en philosophie mais médiocre en mystique, le chercheur (tâlib) qui recherche les deux connaissances), le chercheurs en connaissance philosophique seule et le chercheur en mystique seule.
Sur le Sage parfait (la 2° catégorie), Shirazî précise que "ce rang (tabaqa) est plus précieux que la pierre philosophale", et qu'à sa connaissance, aucun Ancien n'a atteint ce degré, et parmi les Moderne, seul "l'auteur de ce livre", c'est-à-dire Sohrawardi lui-même. Ce dernier qu'en pensait-il ? Celui que l'on appelait le Seigneur du Temps s'est-il réellement vu en prophète ? Sohrawardi dit seulement que "s'il se rencontre à une époque donnée (un sage) qui ait à la fois profondément pénétré en l'expérience mystique et en la connaissance philosophique, c'est à lui que revient l'autorité terrestre (ri'âsa) et c'est lui le khalife de Dieu." Si c'est à lui qu'il pensait, on peut comprendre qu'il ait décoiffé les ulémas alépins et que Saladin n'ait pas vu d'un bon oeil la proximité de son fiston al-Zahîr avec notre cher Shihâb al-Dîn, mais rien n'est sûr là-dessus et il semble plutôt qu'il appelle de ses voeux, la venue de ce mahdî, ce qui était assez courant à l'époque sans que cela en fasse pour autant un chiite ou un Ismaélien.
Revenons à l'assertion d'Ibn Hazm sur la volonté absolue de Dieu, ce "il pourrait le faire, s'il le voulait", où sa croyance en la puissance illimitée de Dieu s'exprime, au sens où rien n'est impossible ni interdit à Dieu, qui tout-puissant, ne peut être limité par sa propre parole ou vérité. C'est sur le même argument spécieux que Sohrawardî fut condamné, lors du mauvais procès qu'on lui fit à Alep, quand ses juges lui auraient demandé si selon lui, Dieu pouvait, à tout moment, créer un autre Prophète (alors que Muhammad est censé être le dernier, bien sûr). Shihâb al-Dîn aurait répondu, un peu comme Ibn Hazm, - "Est-ce impossibilité, ou non ?" - que si Dieu le voulait, cela lui serait possible (on ne sait pas s'il pensait qu'il l'avait déjà fait ou allait le faire), puisque tout lui est possible (et bon, il s'est fait officiellement condamné : "Tu es un kâfir ! - car à son "Certes Dieu a puissance sur toutes choses", il lui fut répondu : "Mais non pas sur la création d'un prophète".
"L'image d'un Dieu-Arbitraire, qui n'est pas même lié par la vérité et par le bien" que Benoît XVI voit comme étant celui de Ibn Hazm est plutôt en fait celle qu'en ont les Soufis, qui cherchent à abdiquer toute volonté, devant un Dieu-Aimé dont les caprices et l'arbitraire ne servent qu'à purifier leur amour de toute tentation de "récompense" comme l'écrivait Rabi'a, al-Adawiya, dans sa fameuse déclaration : " Je ne l'adore ni par crainte de son feu, ni par amour de son Paradis -je ne serais alors qu'un vil serviteur ne travaillant qu'en vue du salaire- mais je l'adore par amour de lui, dans le désir ardent de lui seul... ", et aussi parce que l'Amour pur est censé se suffire à lui-même, et que tout ce qui émane du Bien-Aimé est en soi Perfection, même l'injustice et la souffrance (les anecdotes de Farid od-Dîn Attar fourmillent d'exemples de beau garçon irascible piétinant jusqu'à le faire mourir un sufi extasié), mais cela peut aller aussi jusqu'à cette "folle sagesse" qui évidemment abdique toute raison, où le monde apparent est sans signification, où les méchants peuvent être bons et les bons damnés dans l'autre monde, où le Bien et le Mal s'indifférencient, ce sont ainsi les provocations des malamatî extrêmes, derviches bektachis et autres fous de Dieu dont l'incohérence visible est seulement le signe d'une Sagesse inaccessible.
"Garde en secret dans ton âme mes mystères
Dissimule mes états spirituels même à toi-même.
Si tu as une âme, cache-moi comme ton âme
Considère mon impiété comme la foi."
Djalal ad-Din Rûmî, 13ème siècle, Rubâi'at, trad. Eva de Vitray-Meyerovitch et Djalchid Mortazavi
Evidemment pour ceux-là, la raison ne signifie rien, mais cette Voie du Blâme n'a pas cherché à s'exprimer dans la violence politique, les derviches étant en vrais mystiques absolument indifférents au monde terrestre. Les "mystiques en armes" furent les ghazis, qui d'Afrique du nord à l'Anatolie et en Asie centrale ont effectivement fondé des confréries à la fois religieuses et militaires, par exemple à la faveur du Djihad lancé contre les Francs et les Byzantins en Anatolie, contre les Chrétiens d'Andalous, mais aussi contre les autres musulmans jugés "tièdes" ou infidèles à la vraie Foi. Ayant souvent des figures charismatiques à leur tête, quand elles ne tournaient pas carrément au prophétisme, au mahdisme voir à la revendication d'une nature divine (comme les Nusayris et les Kizil bach), leur mélange de foi "aveugle" et de désirs de conquête est finalement ce que l'on retient le plus aujourd'hui de l'islam combattant, "agressif" : "Un ghazi, c'est l'instrument de la religion de Dieu, un serviteur de Dieu qui nettoie la terre de la souillure du polythéisme ; un ghazi c'est le glaive de Dieu, il est le protecteur et l'asile des croyants ; s'il devient martyr dans les voies d'Allah ne crois pas qu'il soit mort, il vit bienheureux auprès de Dieu, il a la vie éternelle." Ahmedi, cité dans EI (Ghazi).
L'islam des ghazis s'il a été instrumentalisé par les pouvoirs politiques musulmans, surtout les émirats turcomans et kurdes qui avaient intérêt à pousser ces troupes difficilement contrôlables sur les frontières chrétiennes, n'a pas grand-chose à voir avec l'islam policé de l'establishment urbain des fuqaha et ulémas bien en place et si l'on embrasse l'ensemble de l'Islam dans sa dimension historique et géograophique, ces courants, s'ils ont toujours existés comme instruments de guerre (djihad) ou expression des révoltes sociales (les mystiques revanchardes souvent inspirées du chiisme ont toujours eu un certains succès chez les pauvres, les non-urbains, les méprisés ou les idéalistes déçus par le siècle) n'ont pas été prépondérantes ni très constantes dès que les empires musulmans se stabilisaient politiquement.
C'est pourtant ce que l'on retient aujourd'hui le plus dans les représentations occidentales sur l'islam, lequel serait de façon essentialiste, voué à la violence et au refus de la controverse dialectique et de la rationnalité.
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