mercredi 27 février 2008

"les seules petites idées toutes faites"




Les envolées sarcastiques et anti-socialistes de Dostoïevski, apparaissent de façon paradoxale, comme une défense des pauvres et des paysans contre la bourgeoisie libérale :
"Je vous l'ai déjà dit : nous pénétrerons jusqu'au coeur du peuple. Savez-vous que dès maintenant nous sommes terriblement forts ? Les nôtres ne sont pas seulement ceux qui égorgent et incendient, et ceux qui font le coup de feu classique et qui mordent. Ceux-là ne font que gêner. Sans discipline je ne comprends rien. C'est que je suis un escroc et non un socialiste, ha ha ! Ecoutez, je les ai tous comptés : l'instituteur qui rit avec les enfants de leur Dieu et de leur berceau est déjà à nous. L'avocat qui défend l'assassin instruit en alléguant qu'il est plus évolué que ses victimes et que, pour se procurer de l'argent, il ne pouvait pas ne pas tuer, est déjà à nous. Les écoliers qui tuent un paysan pour éprouver des sensations sont à nous. Les jurés qui acquittent tous les criminels sans exception sont à nous. Le procureur qui tremble à l'audience de ne pas être assez libéral est à nous, à nous. Les administrateurs, les littérateurs, oh, les nôtres sont nombreux, extrêmement nombreux, et ils ne le savent pas eux-mêmes. D'un autre côté, l'obéissance des écoliers et des nigauds a atteint son comble ; les pédagogues ont un épanchement de bile ; partout une vanité incommensurable, un appétit féroce, inouï. Savez-vous, savez-vous combien nous en gagnerons avec les seules petites idées toutes faites ? Quand je suis parti, la thèse de Littré sévissait, qui veut que le crime soit une forme de la folie ; je rentre et déjà le crime n'est plus une folie mais c'est lui précisément le vrai bon sens, presque un devoir, du moins une noble protestation. "Comment un assassin instruit ne tuerait-il pas s'il a besoin d'argent !" Mais ce ne sont que des fleurs. Le Dieu russe a déjà baissé pavillon devant la "camelote". Le peuple est ivre, les mères sont ivres, les enfants sont ivres, les églises vides, et dans les tribunaux : "deux cents coups de verge ou amène une barrique". Oh, laissez seulement la génération grandir. Dommage seulement qu'on ne puisse plus attendre, sans quoi ils auraient été encore plus ivres ! Ah, quel dommage qu'il n'y ait pas de prolétaires ! mais il y en aura, il y en aura, nous en prenons le chemin..."
Evidemment, le cri du coeur d'Ivan Karamazov n'est jamais très loin dans les plans nihilistes, même dans la bouche de Verkhovenski :

"- Ecoutez, j'ai vu moi-même un enfant de six ans ramener à la maison sa mère ivre qui le couvrait de jurons obscènes. Vous croyez que j'en suis content ?"

Et suit alors, de façon étonnante, ce programme qui est presque gnostique, dans ce "purgez-vous du mal en vous y livrant intégralement jusqu'au dégout et la purification totale, avec de toute façon les accents du christianisme inversé :

"Quand ils seront entre nos mains, il se peut que nous les guérissions... s'il en est besoin, nous les chasserons pour quarante ans dans le désert... Mais une ou deux générations de débauche sont pour le moment indispensables ; une débauche inouïe, sordide, où l'homme se transforme en une odure ignoble, poltronne, cruelle, égoïste. - voilà ce qu'il faut ! Et avec cela encore du "sang bien frais" pour qu'on s'habitue."

Et à nouveau la voix de Dostoïevski qui grince, avec des accents très évangélique sur le scandale des petits (Matthieu, 18, 1) ici non pas des enfants mais des "âmes simples" :

"Savez-vous ce que je vais vous dire, Stavroguine : dans le peuple russe, il n'y a pas eu jusqu'à présent de cynisme, malgré ses jurons obscènes. Savez-vous que cet esclave, ce serf se respectait plus que Karmazinov ne se respecte ? On le battait mais il a su sauvegarder ses dieux, tandis que Karmazinov ne l'a pas su."

Evidemment tout cela, comme pour Ivan Karamazov, finit en délire, et à tout délire nihiliste il faut fatalement un Antéchrist, un Messie caché, un Tsarévitch Ivan. Ce sera Stavroguine, aprce qu'il est beau : "vous êtes beau, fier comme un dieu, qui ne cherche rien pour lui-même, avec l'auréole du sacrifice, "se cachant". Car curieusement, le fait qu'il soit beau, donc tsarévitch messianique n'induit pas qu'il doive être montré. Au contraire, sa beauté sera cachée à tous, sauf de son seul séide, Piotr Stepanovitch : "Ecoutez, je ne vous montrerai à personne, à personne : il le faut. Il existe, mais personne ne l'a vu, il se cache. Et savez-vous qu'on pourra même le montrer à un seul sur cent mille, par exemple. Et le bruit emplira toute la terre : "on l'a vu, on l'a vu." Comme Abû Muslim, faisant la propagande d'as-Saffah, sans jamais le nommer, en somme, histoire de se rallier tous les Alides.
Les Possédés

samedi 23 février 2008

Le sceau de l'ange


Dans Les Bienveillantes, le vieillard Nahum fils d'Ibrahim conte à Maximilian Aue Le Livre de la création de l'enfant des Petits Midraschim, qui explique le creux que nous avons sous le nez, au milieu de la lèvre supérieure, par le doigt de l'ange qui scelle nos souvenirs : "Et lorsque vient le moment où il doit venir au monde, l'ange se présente devant lui et lui dit : Sors, car le moment est venu de ton apparition au monde. Et l'enfant répond : J'ai déjà dit devant celui qui fut là que je suis satisfait du monde dans lequel j'ai vécu. Et l'ange lui répond : Le monde dans lequel je t'amène est beau. Et ensuite : Malgré toi, tu as été formé dans le corps de ta mère, et malgré toi, tu es né pour venir au monde. Aussitôt l'enfant se met à pleurer. Et pourquoi pleure-t-il ? A cause du monde dans lequel il avait vécu et qu'il est obligé de quitter. Et dès qu'il est sorti, l'ange lui donne un coup sur le nez et éteint la lumière au-dessus de sa tête, il fait sortir l'enfant malgré lui et l'enfant oublie tout ce qu'il a vu. Et dès qu'il sort, il commence à pleurer. Ce coup sur le nez dont parle le livre, c'est cela : l'ange scelle les lèvres de l'enfant et ce sceau laisse une marque."

Quelques jours après avoir lu cette légende, je regarde Key Largo et il est fait allusion à la même histoire, un "conte pour enfant", que le vieux Temple racontait à son fils quand il avait sept ans. Je me rappelle avec amusement que ce genre de coïncidences, je les nomme le rire de l'ange, ou le clin d'oeil de l'ange.

mercredi 20 février 2008

Chacun est digne d'un parapluie

Toujours l'humour dostoïevskien : le bagnard Fedia, son emphase solennelle, ses curieuses tournures, ses litotes aussi.

"-Tu t'es évadé du bagne ?
- J'ai changé de sort. J'ai remis les livres et les cloches et les affaires d'églises, parce que j'avais été condamné à vie, alors il me fallait attendre trop longtemps la fin de ma peine."

"Piotr Stepanovitch, je vous dirai, Monsieur, il lui est très facile de vivre au monde parce qu'il voit les gens tels qu'il se les imagine et c'est avec ceux-là qu'il vit."


Il y a aussi Lebiadkine, enfin le parapluie de Stavroguine, qui est un lien entre Lebiadkine et le forçat :
"- Ne désirez-vous pas que j'aille sur le perron... pour ne pas entendre quelque chose apr ahsard... parce que les chambres sont minuscules.
- Bonne idée, allez sur le perron. Prenez mon parapluie.
- Le parapluie, le vôtre... est-ce que j'en suis digne ? dit le capitaine dans un accès d'humilité excessive.
- Chacun est digne d'un parapluie.
- Vous définissez d'un coup le minimum des droits humains."

Le général :
"En parlant il étirait particulièrement les mots qu'il prononçait d'un ton suave, habitude qui lui venait sans doute des Russes voyageant à l'étranger ou de ces propriétaires terriens autrefois riches qui avaient été le plus touchés par la réforme paysanne. Stepan Trofimovitch fit même observer un jour que plus un propriétaire était ruiné, plus suavement il zézayait et étirait les mots. Lui-même au demeurant zézayait et étirait doucereusement les mots, mais sans le remarquer dans son propre cas."

Les Possédés, Dostoïevski.

Vilenie

"Pas de vilenie ! murmura-t-il.
Car tu es moins seul si tu agis bien ; moins seul si tu as bien agi. Si tu t'en es tenu au meilleur dans l'occasion, dans ce qui vient de prendre place, où tu pouvais mal te conduire parce que tu étais seul. "Personne ne te voyait", dit l'inconscience morale. Précisément : cela t'exclut ; tu es chassé du paradis, terre des hommes où les hommes ne sont pas des gens mais des humains : dans la forme de l'humaine condition sans le faire exprès, comme des jurés muets, frappé d'humanité malgré leur vie mauvaise et brève. L'homme est un Homme pour l'homme, et cette comm-ité vide et ardente, c'est la braise de leur "fraternité" : de ne rien savoir d'autre l'un sur l'autre. En agissant bien tu as été comme s'ils étaient là. Comme si vous vous regardiez entre humains. Tu n'as pas manqué de tenue. Tu pouvais plus vilainement, plus lâchement, te tenir. Tu as tenu bon. Tu as fait du mieux. C'est toi, toi seul. Tu es seul avec toi-même, et pour toi. Tu es moins seul alors. Entre toi et celui-ci quelconque il y avait l'autre homme : non le troisième, mais la deuxième essence d'Aristote, l'Ange."
Michel Deguy, Le sens de la visite, "Vilenie".

Violence

"Que fait la violence ? Elle viole.
Violer, c'est forcer l'autre. La force ne force pas ; par exemple elle ouvre la porte. C'est la violence qui la force : l'enfonce, la détruit, l'"anéantit", c'est-à-dire l'arrache à son usage. Le but de la violence, c'est l'anéantissement. "Plus fort que l'irrésistible" est son cri, et son phantasme. Faire plier ce qui me résiste. Ajax fut le nom de la symbiose de la violence et de la folie. Qu'est-ce qui me résiste ? Le cours des choses ; et la liberté de l'autre. La violence est donc antistoïcienne, et despotique. Ecraser est son obsession ; le terrorisme s'excuse sur son impuissance pour "faire tout sauter".

L'autre de la violence, c'est la pudeur. La violence viole la pudeur. Que fait la pudeur ? Elle se clôt, se reclôt. Elle recueille, se recueille, se replie. Elle baisse le regard, elle ramène sur soi son voile, elle fait un soi. Vous ne me verrez pas, dit-elle. Ne regardez pas. Je suis secrète ; au secret. Je suis le secret. La pudeur cache. La violence arrache."

Michel Deguy, Le sens de la visite, "Violence".

Secret


"C'est toi l'oracle, comprends-tu ? Tu es ta Pythie ; interpréter, c'est te comprendre, et il n'y a pas de dernière interprétation. En tant que Pythie, ce que tu t'es laissée dire à toi-même, tu l'interprètes en plusieurs sens (comme l'Être selon Aristote). La sphynge est en Oedipe, et le multiple sens de son oracle intérieur l'accompagne en le tourmentant.

Sans doute est-il impossible de renoncer à imaginer cette instance suprême, d'où chaque étant serait vu en son être et son nom. Impossible de la déclarer imaginaire. Le je-crois-en-Dieu est inoubliable. Pourtant la clarté (la lumière fut et elle sera) que vous imaginez "en tout cela" n'est pas une autre que celle qui illumine tout homme en ce monde : celle où s'indivise le soleil et le bien. Votre soleil intelligible, votre soleil en langue, c'est cette clarté qui vous douant de parole, vous illumine. La pensée pense ensemble ce l'un-comme-l'autre de la source soleil et de la source Idée ; la même et pas la même."


Michel Deguy, Le sens de la visite, "Secret".

Traduction

"Il n'y avait plus ni grec ni anglais ni juif ni chrétien, ni homme ni femme - en même temps que, bien sûr, ces différences subsistaient ( et comment !!), se creusaient : en même temps l'abîme du voisinage et la passerelle dus aut sur l'abîme, et l'élan de la traduction des idiomaticités irréductibles s'élançant l'une vers l'autre ; et une "mêmeté" d'humanité en légère transcendance et en avance comme une apparition sur une foule dans la peinture italienne : l'esprit, disaient-ils, en langues sur chacun d'eux, et chacun le voyait à sa manière, l'inventant-recevant dans sa langue ; et tous croyaient le sentir légèrement au-dessus d'eux."

"La globalisation pour nous ça veut dire : tout est à traduire et à retraduire ; toute littérature de toute langue de tout temps dans toutes les autres : tâche "doublement" infinie."


Michel Deguy, Le sens de la visite : "Promesse" ; "Quoi ?".

Des hommes fins, subtils, attentifs et humbles devant les choses de ce monde"

"Voss continuait ; je notais aussi vite que possible. Mais plus encore que par les détails, j'étais séduit par son rapport à son savoir. Les intellectuels que j'avais fréquentés, comme Ohlendorf ou Höhn, développaient perpétuellement leurs connaissances et leurs théories , quand ils en parlaient, c'était soit pour exposer leurs idées, soit pour les pousser encore plus loin. Le savoir de Voss, en revanche, semblait vivre en lui comme un organisme, et Voss jouissait de ce savoir comme d'une amante, sensuellement, il se baignait en lui, en découvrait constamment de nouveaux aspects, déjà présent en lui mais dont il n'avait pas conscience et il y prenait le pur plaisir d'un enfant qui apprend à ouvrir et à fermer une porte ou à remplir un seau de sable et à le vider ; ce plaisir, celui qui l'écoutait le partageait, car son discours n'était que méandres capricieux et surprises perpétuelles ; on pouvait en rire, mais uniquement avec le rire de plaisir du père qui regarde son enfant ouvrir et refermer une porte, dix fois de suite en riant."

"Voss regardait son café d'un air amer et triste. "Doktor Aue. Je vous ai toujours pris pour un homme intelligent et sensé. Même si tout ce que vous me dites est vrai, expliquez-moi, s'il vous plaît, ce que vous entendez par race. Parce que pour moi, c'est un concept scientifiquement indéfinissable et donc sans valeur théorique." - "Pourtant, la race existe, c'est une vérité, nos meilleurs chercheurs l'étudient et écrivent à son sujet. Vous le savez bien. Nos anthropologues raciaux sont les meilleurs du monde." Voss explosa subitement : "Ce sont des fumistes. Ils n'ont aucune concurrence dans les pays sérieux car leur discipline n'y existe pas et n'y est pas enseignée. Aucun d'entre eux n'aurait un emploi et ne serait publié si ce n'était pour des considérations politiques !" - "Doktor Voss, je respecte beaucoup vos opinions, mais vous y allez un peu fort, non ?" dis-je doucement. Voss frappa du plat de la main sur la table, ce qui fit rebondir les tasses et le vase de fausses fleurs ; le bruit et ses éclats de voix firent se tourner quelques têtes :

"Cette philosophie de vétérinaires, comme disait Herder, a volé tous ses concepts à la linguistique, la seule des sciences de l'homme jusqu'à ce jour qui ait une base théorique scientifiquement validée. Comprenez-vous" - il avait baissé le ton et parlait vite et furieusement - "comprenez-vous même ce qu'est une théorie scientifique ? Une théorie n'est pas un fait : c'est un outil qui permet d'émettre des prédictions et de générer de nouvelles hypothèses. On dit d'une théorie qu'elle est bonne, d'abord, si elle est relativement simple, et ensuite, si elle permet de faire des prédictions vérifiables. La physique newtonienne permet de calculer des orbites : si on observe la position de la Terre ou de Mars à plusieurs mois d'intervalles, elles se trouvent toujours précisément là où la théorie prédit qu'elles doivent se trouver. Par contre, on a constaté que Mercure comporte de légères irrégularités qui dévient de l'orbite prédite par la théorie newtonienne. La théorie de la relativité d'Einstein prédit ces déviations avec précision : elle est donc meilleure que la théorie de Newton. Or en Allemagne, autrefois le plus grand pays scientifique du monde, la théorie d'Einstein est dénoncée comme science juive et récusée sans aucune autre explication. C'est tout simplement absurde, c'est ce que l'on reproche aux bolcheviques, avec leurs propres pseudo-sciences au service du Parti. C'est la même chose pour la linguistique et la prétendue anthropologie raciale. En linguistique, par exemple, la grammaire indo-germanique comparée a permis de dégager une théorie des mutations phonologiques qui a une excellente valeur prédictive.



Déjà Bopp, en 1820, dérivait le latin et le grec du sanscrit. En partant du moyen iranien et en suivant les mêmes règles fixes, on retrouve des mots en gaélique. ça marche et c'est démontrable. C'est donc une bonne théorie, bien qu'elle soit constamment en cours d'élaboration, de correction et de perfectionnement. L'anthropologie raciale, en comparaison, n'a aucune théorie. Elle postule des races sans pouvoir les définir, puis avère des hiérarchies, sans les moindres critères. Toutes les tentatives pour définir les races biologiques ont échoué. L'anthropologie crânienne a été un four total : après des décennies de mesures et de compilations de tables, on ne sait toujours pas reconnaître un crâne juif d'un crâne allemand avec le moindre degré de certitude. Quant à la génétique mendélienne, elle donne de bons résultats pour les organismes simples, mais à part le menton Habsbourg on est encore loin de savoir l'appliquer à l'homme. Tout cela est tellement vrai que pour rédiger nos fameuses lois raciales, on a été obligé de se fonder sur la religion des grands-parents ! On a postulé que les Juifs du siècle dernier étaient racialement purs, mais c'est absolument arbitraire. Même vous devez le voir. Quant à ce qui constitue un Allemand racialement pur, personne ne le sait, n'en déplaise à votre Reichsführer-SS. Ainsi, l'anthropologie raciale, incapable de définir quoi que ce soit, s'est simplement rabattue sur les catégories tellement plus démontrables des linguistes.


Schlegel, qui était fasciné par les travaux de Humboldt et de Bopp, a déduit de l'existence d'une langue indo-iranienne supposée originale l'idée d'un peuple également original qu'il a baptisé aryen en prenant le terme à Hérodote. De même pour les Juifs : une fois que les linguistes avaient démontré l'existence d'un groupe de langues dites sémitiques, les racialistes ont sauté sur l'idée, qu'on applique de manière complètement illogique puisque l'Allemagne cherche à cultiver les Arabes et que le Führer reçoit officiellement le Grand Mufti de Jérusalem ! La langue, en tant que véhicule de la culture, peut avoir une influence sur la pensée et de comportement. Humboldt l'avait déjà compris il y a longtemps. Mais la langue peut être transmise et la culture, bien que plus lentement, aussi. Au Turkestan chinois, les turcophones musulmans d'Urumchi ou de Kashgar ont une apparence physique disons iranienne : on pourrait les prendre pour des Siciliens. Certainement, ce sont les descendants de peuples qui ont dû migrer de l'ouest et parlaient autrefois une langue iranienne. Puis ils ont été envahis et assimilés par un peuple turc, les Ouïghours, à qui ils ont pris leur langue et une partie de leurs coutumes. Ils forment maintenant un groupe culturel distinct, par exemple, des peuples turcs comme les Khazars et les Kirghizes, et aussi des Chinois islamisés qu'on appelle des Hui ou des musulmans indo-iraniens comme les Tadjiks. Mais essayer de les définir autrement que par leur langue, leur religion, leurs coutumes, leur habitat, leurs habitudes économiques ou leur propre sentiment de leur identité n'aurait aucun sens. Et tout cela est de l'acquis, pas de l'inné. Le sang transmet une propension aux maladies cardiaques ; s'il transmet aussi une propension à la trahison, personne n'a jamais pu le prouver. En Allemagne, des idiots étudient les chats à queue coupée pour essayer de prouver que leurs chatons naitront sans queue ; et parce qu'ils portent un bouton en or on leur donne une chaire d'Université ! En URSS, par contre, malgré toutes les pressions politiques, les travaux linguistiques de Marr et de ses collègues, au niveau théorique du moins, restent excellents et objectifs, parce que" - il donna quelques coups secs sur la table avec ses phalanges - "comme cette table, cela existe. Moi, les gens comme Hans Günther ou comme ce Montandon, en France, qui fait aussi parler de lui, je leur dis merde. Et si c'est des critères comme les leurs qui servent à décider de la vie et de la mort des gens, vous feriez mieux d'aller tirer au hasard dans la foule, le résultat serait le même." Je n'avais rien dit durant toute la longue tirade de Voss. Enfin je répondis, assez lentement : "Doktor Voss, je ne vous savais pas aussi passionné. Vos thèses sont provocantes, et je ne saurais vous suivre sur tous les points. Je crois que vous sous-estimez certaines des notions idéalistes qui forment notre Weltanschauung et qui sont loin d'une philosophie de vétérinaires, comme vous dites. Néanmoins, cela demande réflexion et je ne voudrais pas répondre à la légère? J'espère donc que vous serez d'accord pour reprendre cette conversation dans quelques jours, quand j'aurai eu le loisir d'y réfléchir." - "Bien volontiers, dit Voss qui s'était subitement calmé. Je suis désolé de m'être emporté. Simplement, quand je on entend autant de bêtises et d'inepties autour de soi, il devient difficile à un moment de se taire. Je ne parle pas de vous, bien sûr, mais de certains de mes confrères. Mon seul désir et mon seul espoir seraient que la science allemande, lorsque les passions seront retombées, retrouve la place qu'elle a si péniblement acquise grâce aux travaux d'hommes fins, subtils, attentifs et humbles devant les choses de ce monde."



Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Allemande I et II.

mardi 19 février 2008

Les Possédés


La drôlerie de Dostoïevski, ses répliques ironiques, presque du Oscar Wilde parfois :


" - Petroucha ! s'écria Stepan Trofimovitch, sortant à l'instant même de sa stupeur ; il joignit les mains et s'élança vers son fils. Pierre, mon enfant, je ne te reconnaissais pas ! il le serra dans ses bras et des larmes coulèrent de ses yeux.

- Allons, sois sérieux, sois sérieux, ne fais pas de gestes, allons, assez, assez, je t'en prie, marmonnait précipitament Petroucha en cherchant à se dégager de son étreinte.

- J'ai toujours, toujours été coupable envers toi !

-Eh bien, cela suffit ; nous en parlerons plus tard. Je savais bien que tu ne serais pas sage. Allons, sois donc un peu plus réservé, je t'en prie.

- mais il y a dix ans que je ne t'ai vu !

- Cela justifie d'autant moins les effusions..."



Sinon, bien sûr, de ces débats vitaux, philosophiques et théologiques qu'on ne trouve que chez lui, avec des phrases denses et brèves comme des tirs de pistolet. Et ces "instants" qui rappellent tellement le waqt des soufis, opposé à l'éternité sans fin : l'abâd.



"- Vous aimez les enfants ?

- Oui, répondit Kirilov, d'un ton d'ailleurs assez indifférent.

- Donc vous aimez aussi la vie ?

- Oui, j'aime aussi la vie, pourquoi ?

- Si vous avez décidé de vous brûler la cervelle.

- Et alors ? Pourquoi les deux ensemble ? La vie est à part et cela est à part. La vie existe et la mort n'existe point.

- Vous croyez maintenant à la future vie éternelle ?

- Non, pas à la vie éternelle future, mais à la vie éternelle ici. Il y a des instants, vous arrivez à des instants, et tout à coup le temps s'arrête et il sera éternellement.

- Vous espérez atteindre un tel instant ?

- Oui.

- Je doute que ce soit possible de notre temps, répondit Nicolas Vsevolodovitch, lui aussi sans aucune ironie, parlant lentement et d'un air pensif. Dans l'Apocalypse l'ange jure qu'il n'y aura plus de temps.

- Je sais. Cela y est très vrai ; net et précis. Lorsque l'homme tout entier aura atteint le bonheur, il n'y aura plus de temps parce qu'il sera inutile. Une idée très juste.

- Où donc le cachera-t-on ?

- On ne le cachera nulle part. Le temps n'est pas un objet mais une idée. Il s'éteindra dans la raison.

- Vingt lieux communs philosophiques, toujours les mêmes depuis le commencement des siècles, grommela Stavroguine avec une sorte de regret dégoûté.

- Toujours les mêmes !Toujours les mêmes depuis le commencement des siècles et il n'y en aura jamais d'autres ! reprit Kirilov, le regard étincelant, comme si cette idée renfermait presque une victoire.

- Vous êtes très heureux, il me semble, Kirilov ?

- Oui, très heureux, répondit celui-ci comme s'il faisait là la réponse la plus banale.

- Mais il y a si peu de temps encore, vous vous affligiez, vous vous fâchiez contre Lipoutine ?

- Hum... maintenant je ne blâme plus. Alors je ne savais pas encore que j'étais heureux. Avez-vous vu une feuille, une feuille d'arbre ?

- Oui.

- J'en ai vu dernièrement une jaune, un peu de vert, légèrement pourrie aux bords. Le vent l'emportait. Quand j'avais dix ans, je fermais exprès les yeux en hiver et je me représentais une feuille verte, éclatante, avec de petites nervures, et le soleil qui brille. Je rouvrais les yeux et je ne croyais pas à ce que je voyais parce que cela avait été très beau, et je les refermais.

- Qu'est-ce donc, une allégorie ?

- N-non... pourquoi ? Je ne fais pas d'allégorie, simplement une feuille, rien qu'une feuille. La feuille c'est bien. Tout est bien.

- Tout ?

- Tout. L'homme est malheureux parce qu'il ne sait pas qu'il est heureux ; uniquement à cause de cela. Tout est là, tout ! Celui qui l'apprendra sera aussitôt heureux, à l'instant-même. Cette belle-mère va mourir et la petite fille restera - tout est bien. J'ai découvert cela subitement.

- Et celui qui meurt de faim, et celui qui fera du mal à la petite fille et la déshonorera, c'est bien ?

- C'est bien. Et celui qui lui fracassera le crâne à cause de l'enfant, cela aussi est bien ; et celui qui ne le fracassera pas, c'est bien aussi. Tout est bien, tout. Ceux-là tous sont heureux qui savent que tout est bien. S'ils savaient qu'ils sont heureux il seraient heureux, mais tant qu'ils ne sauront pas qu'ils sont heureux ils ne seront pas heureux. Voilà toute l'idée, toute, il n'y en a aucune autre !

- Quand donc avez-vous appris que vous étiez si heureux ?

- La semaine dernière, mardi, non, mercredi, parce que c'était déjà mercredi, pendant la nuit.

- Et à quel propos ?

- Je ne me souviens pas, comme ça ; je me promenais dans la pièce... c'est égal. J'ai arrêté ma montre, il était deux heures trente-sept minutes."

Les Possédés

lundi 18 février 2008

Nu


"J'ai le droit de vivre." Talleyrand a perdu, avec son "je n'en vois pas la nécessité". L'homme nu, entièrement prophétique, remplaçable, est le suppôt de tous les droits, qui mobilisent toutes les techniques ; le coût est infini.


Il y a deux nudités. La nudité qui fut d'Assise, ou d'Inde, mendicité, dénuement, parousie de l'inerme, non-violence gagnée, mise à nu. L'autre est celle du nudisme agressif généralisé, exhibition de valeur absolue ; droit de vivre mis à nu ; préemption, avantage décisif immédiat.


Peut-être, alors, pour éviter la flambée réactionnaire qui déteste son époque, la "réaction" d'un Talleyrand d'aujourd'hui, convient-il d'entendre autrement la revendication générale, le langage monotone du droit ; et par l'expression droit-de ("j'ai bien le droit de !"), insupportable aux oreilles de la belle pensée traditionnelle (cf. les pages de Simone Weil sur l'obligation au début de l'Enracinement), faut-il entendre aujourd'hui une demande d'assistance ; et moins une usurpation ou "ressentiment" (Nietzsche) du faible que la suplique de l'humanité avant disparition au seuil de l'humanité."


Michel Deguy, Le sens de la visite, "Nu".

vendredi 15 février 2008

Echange


"Il n'y a pas à rendre la pareille ; je n'attends pas de retour. La réciprocité vit dans la dissymétrie. Le leurre de l'égalité, la puissance extrême de ce désir, est à surveiller étroitement.

Maintenant : sortir de la vengeance, cette aspiration contre la Loi ne concerne pas que les sociétés à omerta. En tant que principe d'un juger plus infini que lui du jugement, cela intéresse toutes les espèces de la vengeance, tous ses modes, les plus insoupçonnables même, partout où il y a de la réciprocité, de l'échange, de l'attente de retour, de la réplique...

A contre-courant de la pente fatale dans le coeur du cyclone centripète, du vortex infernal, comment remonter, à contre-spirale comme dans le conte d'Edgar Poe ?

Qu'est-ce que le haut ?

L'homoion compense l'inégalité ; ce qui passe de l'un à l'autre, qui n'est pas le même, qui se transforme en passant, qui subjugue, unit (raproche) les deux. L'art y est donc école de ça."

Michel Deguy, Le sens de la visite, "Echange".

Exception


"L'exception est le cas.

le kantisme spontané de la conscience morale dicte au reprocheur : "Et si tout le monde en faisait autant !?!"

Rappel de principe ou rappel à l'ordre émanent de l'autorité (toute autorité est, ou se veut, morale) contre une menue transgression : universalise ta maxime, pour voir !!

Mais justement, tout le monde n'en fait pas autant."

Michel Deguy, Le sens de la visite, "Exception".

Don



"Si tu savais le don-de-Dieu, murmurait la dévotion larmoyante. Mais justement nous ne savons pas. M'obligeras-tu à être ton obligé ? Un présent n'est pas recevable. Le donataire a perdu contenance. Le donateur recèle sa recrudescence.

L'ingratitude délègue à quelques-uns la recrudescence. Elle referme les testaments. Ainsi peut-elle vaquer à la noirceur. La quête, de son côté, enquête sur la dette et la cause - en connaissance. Comme un avoué dépositaire sans légateur, ni héritier. Il invente la provenance et l'adresse. Le poème s'interpose.

La transfiguration ne peut se passer de lui. Un sujet ne serait pas, sans reconnaissance. Le poème laisse sa coupe déborder de rejet en rejet. Sa mesure ne devra pas tarir le ton : donné sans donateur, donnant sans donataire."

Michel Deguy, Le sens de la visite, "Don".

jeudi 14 février 2008

Abdication

"Si tu t'abandonnais, fût-ce une heure, tu serais sauvé ; nous serions sauvés. Qu'est-ce qu'aimer ? C'est desserrer la main, la paume dure du paumé ; s'ouvrir - des yeux, sourire, poignets ; comme le récemment-né.

Mais l'enfance même et tout naturellement se refuse. Non est son verbe. le fraîchement-né ne fait plus confiance. Il n'écoute pas, il ne s'en remet plus à. Ce n'est pas une affaire d'obéissance. Lui, l'enfant écarquillé qui va marcher, qui soudain les bras en balancier se lançait pour joindre à quatre pas, non plus à quatre pattes, sa mère, et ce fut son premier, n'obéissait pas : il se donnait. Voici quelqu'un à qui je désire dire oui. Je le suis, c'est le oui matrimonial. Et les dogmes inventés par l'Eglise, ceux qui parlent de communion des esprits, de corps mystique, d'Eglise céleste, exaltent ce moment. C'est la perfection, ce n'est pas la loi."


"Ce refus est en même temps la ratio cognoscendi de l'autonomie, le resaisissement de la liberté : ce qui d'un être est condamné et sauvable, luciférien, adamique. Les deux ont su dire non.
L'innocence est d'avoir dit oui, avant de revenir au non, puis sur son non."

Michel Deguy, Le sens de la visite, "Abdication".

mercredi 6 février 2008

Les Onze dévoilements

De l'Amour :

"Mahabba (l'amour) dérive, dit-on du mot hibba qui désignent les graines qui tombent sur la terre dans le désert. Le mot hubb (l'amour) a été donné à ces semences du désert (hibb), parce que l'amour est la source de la vie comme les graines sont l'origine des plantes. De même que, lorsque les graines sont répandues dans le désert, elles deviennent cachées dans la terre, et la pluie tombe sur elles et le soleil brille sur elles et le froid et la chaleur passent sur elles et cependant, elles ne sont pas altérées par les saisons changeantes, mais elles poussent et portent des fleurs et donnent des fruits, de même, l'amour, quand il établit sa demeure dans le coeur, n'est pas altéré par la présence ou l'absence, par le plaisir et la douleur, par la séparation ou l'union."

"D'autres le font dériver de habâb, "bulles d'eau et leur effervescence dans une forte averse de pluie", parce que l'amour est l'effervescence du coeur dans le désir de l'union avec le Bien-Aimé. De même que le corps subiste grâce à l'esprit, le coeur subsiste grâce à l'amour, et l'amour subiste grâce à la vision du Bien-Aimé et l'union avec lui."

De la mendicité :

"Les shaykhs soufis considèrent la mendicité permise dans trois cas. Tout d'abord, pour libérer l'esprit des tâches quotidiennes, car, disent-ils, nous ne devons pas vouer toute notre journée à l'acquisition de deux galettes de pain, car il n'y a pas d'anxiété plus préoccupante que celle qu'on éprouve au sujet de la nourriture. C'est pourquoi, lorsque le disciple de Shaqîq rendit visite à Abû Yazîd, en réponse à la question d'Abû Yazîd concernant l'état de Shaqîq, le disciple lui répondit que Shaqîq était entièrement détaché des hommes, et qu'il plaçait toute sa confiance en Dieu. Abû Yazîd lui dit : "Quand tu retourneras chez Shaqîq, dis-lui de prendre garde de mettre Dieu à l'épreuve pour deux galettes de pain : s'il a faim, qu'il demande à ses semblables, et qu'il laisse de côté ces histoires de remise à Dieu."


De la pensée fugace (khâtir) :

"On dit qu'il advint à Khayr Nassâj de penser que Junayd attendait à sa porte, mais il voulut chasser cette pensée : elle revint deux ou trois fois, sur quoi il sortit et trouva Junayd qui lui dit : "Si tu avais suivi la première pensée, je n'aurais pas eu besoin de rester ici tout ce temps."

Hujwirî, Somme spirituelle, IV, Les onze dévoilements, trad. Djamshid Mortazavî

"ces jeunes plus agiles que des singes..."

"Il se souvient que dans son enfance il avait lu un conte dont il a aujourd'hui oublié le titre et le nom de l'auteur. Ce conte racontait cette histoire : Dans un royaume, tous les habitants portaient sur la poitrine un miroir où apparaissaient à la vue de tous toute mauvaise idée qu'ils nourrissaient en eux. Ainsi, personne n'entretenait la moindre tromperie, sinon on n'aurait plus osé se montrer, ou on risquait d'être chassé de ce pays qui était désormais devenu un pays de gentilshommes. Lorsque ce héros du livre entra dans ce royaume de la pureté extrême - peut-être était-il entré par erreur, il ne se rappelait plus très bien -, un miroir fut aussi posé sur sa poitrine, qui exposait au vu et au su de tous tout ce qu'il avait en lui, et cela le plongea dans la plus extrême stupeur. Ce qui était arrivé à ce héros, il ne s'en souvenait plus, mais ce conte, tout en l'étonnant, l'avait mis mal à l'aise. Bien qu'il ne fût alors qu'un enfant qui n'avait pas vraiment de mauvaise idée, il n'avait pu s'empêcher d'avoir un peu peur, sans trop savoir de quoi exactement. Cette impression s'était estompée quand il était devenu adulte, il avait quand même espéré devenir un homme nouveau et vivre en paix avec sa conscience, pour dormir sans faire de cauchemars."

"D'une ville à l'autre, d'un pays à l'autre, dans des lieux plus changeants encore que ceux où nichent les oiseaux migrateurs, tu profites de ces instants de bonheur furtifs, tu voles tant que tu peux, tu ne tomberas que si ton coeur te lâche, tu es enfin un oiseau libre, tu recherches ton bonheur en volant, plus besoin de te tourmenter."

"Quand ils arrivèrent au ministère, le bâtiment était tout entier transformé en centre d'accueil des étudiants de province. Depuis le hall d'entrée jusqu'au couloir des étages, les bureaux avaient été vidés. Partout s'entassaient de la paille, des nattes, des tapis de coton, des nappes de plastique, des couvertures en vrac ; le sol était jonché de jarres émaillées, de bols, de baguettes, de cuillères, une odeur aigre de transpiration flottait, mélangée à l'odeur des navets en saumure et des chaussettes sales. Les lycéens faisaient du tapage, mais n'ayant aucun endroit où passer ces nuits d'hiver au froid vif, ils s'étendaient sur le sol, exténués, et s'endormaient. Ils attendaient que le dirigeant suprême les passe en revue, soit le lendemain soit le surlendemain, pour la septième ou la huitième fois. Chaque fois, plus de deux millions de personnes commençaient à se rassembler au milieu de la nuit, d'abord place Tian'anmen, puis la file s'étirait vers l'est et vers l'ouest, des deux côtés de l'avenue Chang'an, sur plus de dix kilomètres. Le dirigeant suprême, accompagné du vice-commandant en chef Lin Biao brandissant à la main le précieux Petit Livre rouge, passait à bord d'une jeep décapotée entre deux murs humains constitués de jeunes gens figés en rangs serrés ; ces jeunes, le visage baigné de larmes, agitaient le précieux Petit Livre rouge et s'arrachaient la gorge à hurler à tue-tête des "Vive le président Mao". Ensuite, pleins de rage et d'excitation révolutionnaires, ils allaient saccager des écoles et des temples, attaquer des unités de travail, afin de réduire en cendres le vieux monde."

Le livre d'un homme seul, Gao Xingjian.




Cela me fait penser à cette scène qui, à l'époque avait été célébrée comme le courage aux mains nues face à l'oppression mécanisée. Qui avait-il à l'intérieur du véhicule ? Un soldat. Devant lui, un étudiant, un ouvrier, peu importe, un héros prêt à mourir, pur et déterminé en cet instant. De ces héros dont on fait des emblèmes ensuite. Mais aujourd'hui, je me dis que celui qui donne le plus de beauté et d'humanité à cette scène reste tout de même celui qui est dans le char et qui a refusé d'avancer.

mardi 5 février 2008

Les soufis fondateurs et les confréries

Sur Abû 'Alî Hasan ibn Muhammad al-Daqqâq Nishapurî :
"J'ai entendu un vieillard raconter qu'un jour, il alla à l'endroit où al-Daqqâq tenait ses réunions, avec l'intention de l'interroger au sujet de l'état de ceux qui placent leur confiance en Dieu. Al-Daqqâq portait un beau turban, fabriqué en Tabaristân, dont le vieillard avait envie. Il dit à al-Daqqâq : "Qu'est-ce que la confiance en Dieu ?" Le shaykh répondit : "S'abstenir de désirer les turbans des autres." Ce disant, il jeta son turban au vieillard."

Sur l'enivrement mystique :

"Mon shaykh, qui suivait la doctrine de Junayd, avait coutume de dire que l'enivrement est le terrain de jeu des enfants et la sobriété le champ de bataille des hommes."



De l'ascèse et de la mortification :

"Ce n'est pas celui qui fournit le plus d'effort qui est en sécurité, mais celui qui a le plus de grâce qui est le plus près de Dieu. Un ermite priant dans sa cellule peut être éloigné de Dieu, et un pécheur dans une taverne peut être proche de lui. La chose la plus noble du monde est la foi d'un enfant qui n'est pas soumis à la sharia et qui, à cet égard, appartient à la même catégorie que les fous ; si la mortification n'est pas la cause du plus noble de tous les dons, aucune cause ne s'avère nécessaire pour ce qui est inférieur."

"L'un dit : "Celui qui cherche, trouvera" et l'autre dit : "Celui qui trouve, cherchera." Chercher est la cause de trouver, mais il est également que trouver est la cause de chercher. Les uns pratiquent la mortification en vue d'atteindre la contemplation, et les autres s'adonnent à la contemplation afin de parvenir à la mortification."

"La cause de la réalisation est la réalisation elle-même, non l'action de chercher la réalisation ; si le chercheur ne faisait qu'un avec l'objet recherché, le chercheur serait uni à ce qu'il cherchait, et dans ce cas, il ne serait pas un chercheur ; celui qui est arrivé est en repos, et le chercheur est dans le mouvement."
"En résumé, les soufis sont unanimes à reconnaître l'existence de l'ascèse et des autorités, mais considèrent qu'il est mal de leur attribuer de l'importance. Ceux qui nient l'ascèse ne veulent pas pour autant nier sa réalité, mais seulement refuser qu'on y prête attention, ou que l'on soit orgueilleux de ses propres actions en les considérant comme saintes, étant donné que la mortification est l'acte de l'homme, tandis que la contemplation est un état dans lequel on est maintenu par Dieu, et les actions de l'homme ne commencent à acquérir de la valeur que lorsque Dieu le maintient en cet état.
La mortification de ceux que Dieu aime est l'oeuvre de Dieu en eux, sans aucun choix de leur part ; elle les subjugue et les consume, c'est là une faveur divine ; mais la mortification des hommes ignorants est leur oeuvre personnelle en eux-mêmes et par leur propre choix ; cela les trouble et les afflige. Et l'affliction est due au mal."

Hujwirî, Somme spirituelle, III, Les Soufis fondateurs et les confréries, trad. Djamshid Mortazavî

Le Livre d'un homme seul


Roman avec un sujet a priori très casse-gueule : histoire d'amour et de sensualité entre un Chinois rescapé de la Révolution culturelle et une Juive allemande hantée par un génocide qu'elle n'a pas vécu. Celui qui a vécu veut oublier, celle qui se souvient sans l'avoir vécu ne veut pas... Jusqu'ici, le meilleur est ce qui est raconté du côté chinois. L'héroïne elle fait surtout dans le genre chieuse abandonnique, avec en allusion, ce nombrilisme européen autour de la Shoah : Rien n'est pire que... et le Chinois de dire : "Tu ne sais pas, tu ne connais pas la Chine" ; un remake de "Tu n'as rien vu à Hiroshima" en quelque sorte.

Ainsi, le malentendu sur l'amour : Elle craignant qu'il n'aime que son corps, et lui, comme le héros de 1984, trouvant que déjà ce n'était pas si mal la pure sensualité, qui, après tout, ne porte pas en elle, contrairement à l'amour tout court, le germe de la trahison :

"A plusieurs reprises il avait été trahi et dénoncé. Quand il était encore à l'université, il était amoureux d'une étudiante de la même classe que lui. Le visage allongé et la voix pleine de douceur, cette adorable jeune fille en quête de progrès avait fait un rapport idéologique au secrétaire du Parti où elle notait les propos sarcastiques qu'il avait tenus au sujet du roman révolutionnaire Le Chant de la jeunesse, préconisé comme lecture obligatoire par la Ligue de la jeunesse communiste. L'étudiante n'avait bien sûr pas l'intention de lui nuire, elle éprouvait même une inclination à son égard, mais plus une fille était amoureuse, moins elle était capable de s'abstenir de s'en ouvrir au Parti, tout comme un croyant a besoin de confesser ses secrets au prêtre. "

"- Le fascisme n'existe pas qu'en Allemagne, tu n'as jamais vraiment vécu en Chine, la terreur de la Révolution culturelle n'a rien à envier au fascisme, dis-tu froidement.
- Mais ce n'est pas pareil, les fascistes procèdent à un génocide, c'est seulement parce que dans tes veines coule du sang juif, ce n'est pas une question d'idéologie, de point de vue politique. Ils n'ont pas de théorie, réfute-t-elle en élevant la voix.
- Théorie de merde ! Tu ne comprends rien à la Chine, tu n'as pas connu la terreur rouge, cette maladie contagieuse peut rendre tout le monde fou ! t'emportes-tu soudain."

En 1946, la définition du génocide incluait la destruction d'un groupe politique, avec les autres groupes, raciaux ou religieux. Les motifs politiques furent supprimés en 1948, à l'instigation de l'URSS, pour des raisons évidentes. Par ailleurs il est erroné de penser que sous un régime communiste, on n'était pas éliminé pour ce que l'on était, par essence, et seulement pour ce que l'on pensait ou faisait. Dans un monde totalitaire, c'est le régime qui définit votre essence, pas vous.

"Avant qu'il ne brûle ces manuscrits et ces journaux intimes, il avait vu au beau milieu de la journée un groupe de gardes rouges frapper à mort une vieille femme, à côté du stade, près du quartier très animé de Xidan. C'était le moment de la pause-repas de midi, l'avenue était noire de monde ; lui-même arrivait à bicyclette. Une dizaine de jeunes garçons et quelques jeunes filles portant de vieux costumes militaires, brassards rouges recouverts de caractères noirs au bras - des lycéens de quinze ou seize ans -, frappaient de leur ceinturon la vieille femme tombé à terre, une pancarte en bois attachée au cou, sur laquelle il était écrit "femme de propriétaire foncier réactionnaire" ; elle ne pouvait plus faire un geste, mais elle continuait à gémir. Les passants se tenaient à l'écart et regardaient la scène immobiles, sans qu'aucun ne tente de s'interposer. Un policier coiffé d'une large casquette, les mains protégées par des gants blancs, passait par là, mais il fit semblant de ne rien voir. Parmi les gardes rouges, une fillette aux cheveux noués en deux petites couettes, ses lunettes à la monture de couleur pâle faisant ressortir la finesse de ses traits, se mit elle aussi à faire tournoyer sa ceinture dont la boucle atteignit la tête grisonnante ébouriffée. La vieille femme poussa un cri étouffé et roula sur le sol en se protégeant la tête des deux mains. Le sang coula entre ses doigts et elle n'émit plus un son."

"Dix ans plus tard, il avait entendu dire que le vieil homme était sorti de prison ; lui-même avait fini par quitter la campagne et rentrer à Pékin. Il était retourné le voir. Celui-ci n'avait plus que la peau et les os, il avait perdu une jambe et était allongé sur une chaise longue. Il tenait dans ses bras un chat aux longs poils noirs, une canne était appuyée contre l'accoudoir.
- Les chats vivent mieux que les hommes.
Le vieil homme avait grimacé un sourire découvrant les rares dents qu'il lui restait. Tandis qu'il caressait son chat, ses pupilles toutes rondes, profondément enfoncées dans les orbites, brillaient d'une lueur étrange, comme les yeux de l'animal. Le vieil homme ne lui dit pas un mot des souffrances qu'il avait endurées en prison. Ce ne fut que peu de temps avant sa mort, alors qu'il allait le voir à l'hôpital, qu'il lui avait fait un aveu : le plus grand regret de sa vie était d'être entré au Parti."

"Plus tard, il devait apprendre que la section de la sécurité de son organisme avait reçu un rapport des habitants du comité du quartier signalant que des sons provenant d'un émetteur radio avaient été entendus dans cette chambre. Ce rapport venait certainement du voisin, le vieil ouvrier nommé Huang. Alors que Tan et lui étaient au travail, le vieux retraité qui passait ses journées chez lui avait dû entendre la radio derrière la porte fermée à clef et avait aussitôt pensé qu'il s'agissait d'un émetteur diffusant des rapports secrets. En permettant de trouver un ennemi, il prouverait sa fidélité envers les dirigeants et le Parti. Après la perquisition , lorsqu'il avait croisé dans la cour le vieil homme, celui-ci avait toujours le même visage souriant. La catastrophe l'avait frôlé."

"Rien de plus ennuyeux que de parler de la Révolution culturelle allongé dans le noir, lampe éteinte, avec une femme dont la peau touche la tienne ; seule une juive doté d'un cerveau allemand et parlant chinois peut y trouver de l'intérêt."

"Tu lui demandes si elle a déjà joué avec des moineaux, ou si elle a vu des enfants le faire. On leur attache à la patte une ficelle dont on garde l'extrémité dans la main, l'oiseau se met à voler de toutes ses forces tandis qu'on le retient. Il finit par fermer les yeux et meurt pendu au bout de la ficelle."

Le livre d'un homme seul

lundi 4 février 2008

Le soleil d'amour du Khorassan


"Il serait difficile de mentionner tous les shaykhs du Khorassân. J'en ai rencontré trois cents dans cette seule province, lesquels possédaient de tels dons spirituels qu'un seul d'entre eux aurait suffi au monde entier. Car le soleil de l'amour et l'heureuse fortune de la voie soufie rayonnent au Khorassân."
Hujwirî, Somme spirituelle, III, Les Soufis fondateurs et les confréries, trad. Djamshid Mortazavî

vendredi 1 février 2008

De l'amour et de la sincérité


Les propos de Malik ibn Dînar sur l'action et la sincérité, ces propos qui rejoignent ce que Jankélévitch disait aussi :

"On rapporte qu'il dit : "L'acte que je préfère est la sincérité dans son accomplissement", parce qu'une action ne devient juste que dans la sincérité, laquelle comporte la même relation avec l'action que l'esprit avec le corps ; de même que le corps sans esprit est une forme inanimée, une action dépourvue de sincérité est sans valeur. La sincérité appartient à la catégorie des actions intérieures, tandis que les actes de dévotion appartiennent à la catégorie des actions extérieures : ces dernières sont complétées par les premières, tandis que les premières tirent leur valeur des secondes. Même si un homme garde un coeur sincère pendant mille ans, cette sincérité ne devient véritable que lorsqu'elle se conjoint à l'action ; quand même il effectuerait des actions extérieures pendant mille ans, de telles actions ne s'assimileraient pas à la dévotion avant d'être unies à la sincérité."

De même sur l'amour et le repos impossible :
"Puisqu'on n'atteint pas son but en ce monde ni dans l'autre, le coeur ne peut jamais se reposer des palpitations de l'amour ; et puisque l'indifférence est interdite à ceux qui aiment Dieu, le coeur ne peut jamais se reposer de l'agitation de Sa recherche. Cette perplexité est un principe ferme dans le sentier des mystiques."

Hujwirî, Somme spirituelle, II, Les Compagnons : Premiers califes et imams, trad. Djamshid Mortazavî

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.