La drôlerie de Dostoïevski, ses répliques ironiques, presque du Oscar Wilde parfois :
" - Petroucha ! s'écria Stepan Trofimovitch, sortant à l'instant même de sa stupeur ; il joignit les mains et s'élança vers son fils. Pierre, mon enfant, je ne te reconnaissais pas ! il le serra dans ses bras et des larmes coulèrent de ses yeux.
- Allons, sois sérieux, sois sérieux, ne fais pas de gestes, allons, assez, assez, je t'en prie, marmonnait précipitament Petroucha en cherchant à se dégager de son étreinte.
- J'ai toujours, toujours été coupable envers toi !
-Eh bien, cela suffit ; nous en parlerons plus tard. Je savais bien que tu ne serais pas sage. Allons, sois donc un peu plus réservé, je t'en prie.
- mais il y a dix ans que je ne t'ai vu !
- Cela justifie d'autant moins les effusions..."
Sinon, bien sûr, de ces débats vitaux, philosophiques et théologiques qu'on ne trouve que chez lui, avec des phrases denses et brèves comme des tirs de pistolet. Et ces "instants" qui rappellent tellement le waqt des soufis, opposé à l'éternité sans fin : l'abâd.
"- Vous aimez les enfants ?
- Oui, répondit Kirilov, d'un ton d'ailleurs assez indifférent.
- Donc vous aimez aussi la vie ?
- Oui, j'aime aussi la vie, pourquoi ?
- Si vous avez décidé de vous brûler la cervelle.
- Et alors ? Pourquoi les deux ensemble ? La vie est à part et cela est à part. La vie existe et la mort n'existe point.
- Vous croyez maintenant à la future vie éternelle ?
- Non, pas à la vie éternelle future, mais à la vie éternelle ici. Il y a des instants, vous arrivez à des instants, et tout à coup le temps s'arrête et il sera éternellement.
- Vous espérez atteindre un tel instant ?
- Oui.
- Je doute que ce soit possible de notre temps, répondit Nicolas Vsevolodovitch, lui aussi sans aucune ironie, parlant lentement et d'un air pensif. Dans l'Apocalypse l'ange jure qu'il n'y aura plus de temps.
- Je sais. Cela y est très vrai ; net et précis. Lorsque l'homme tout entier aura atteint le bonheur, il n'y aura plus de temps parce qu'il sera inutile. Une idée très juste.
- Où donc le cachera-t-on ?
- On ne le cachera nulle part. Le temps n'est pas un objet mais une idée. Il s'éteindra dans la raison.
- Vingt lieux communs philosophiques, toujours les mêmes depuis le commencement des siècles, grommela Stavroguine avec une sorte de regret dégoûté.
- Toujours les mêmes !Toujours les mêmes depuis le commencement des siècles et il n'y en aura jamais d'autres ! reprit Kirilov, le regard étincelant, comme si cette idée renfermait presque une victoire.
- Vous êtes très heureux, il me semble, Kirilov ?
- Oui, très heureux, répondit celui-ci comme s'il faisait là la réponse la plus banale.
- Mais il y a si peu de temps encore, vous vous affligiez, vous vous fâchiez contre Lipoutine ?
- Hum... maintenant je ne blâme plus. Alors je ne savais pas encore que j'étais heureux. Avez-vous vu une feuille, une feuille d'arbre ?
- Oui.
- J'en ai vu dernièrement une jaune, un peu de vert, légèrement pourrie aux bords. Le vent l'emportait. Quand j'avais dix ans, je fermais exprès les yeux en hiver et je me représentais une feuille verte, éclatante, avec de petites nervures, et le soleil qui brille. Je rouvrais les yeux et je ne croyais pas à ce que je voyais parce que cela avait été très beau, et je les refermais.
- Qu'est-ce donc, une allégorie ?
- N-non... pourquoi ? Je ne fais pas d'allégorie, simplement une feuille, rien qu'une feuille. La feuille c'est bien. Tout est bien.
- Tout ?
- Tout. L'homme est malheureux parce qu'il ne sait pas qu'il est heureux ; uniquement à cause de cela. Tout est là, tout ! Celui qui l'apprendra sera aussitôt heureux, à l'instant-même. Cette belle-mère va mourir et la petite fille restera - tout est bien. J'ai découvert cela subitement.
- Et celui qui meurt de faim, et celui qui fera du mal à la petite fille et la déshonorera, c'est bien ?
- C'est bien. Et celui qui lui fracassera le crâne à cause de l'enfant, cela aussi est bien ; et celui qui ne le fracassera pas, c'est bien aussi. Tout est bien, tout. Ceux-là tous sont heureux qui savent que tout est bien. S'ils savaient qu'ils sont heureux il seraient heureux, mais tant qu'ils ne sauront pas qu'ils sont heureux ils ne seront pas heureux. Voilà toute l'idée, toute, il n'y en a aucune autre !
- Quand donc avez-vous appris que vous étiez si heureux ?
- La semaine dernière, mardi, non, mercredi, parce que c'était déjà mercredi, pendant la nuit.
- Et à quel propos ?
- Je ne me souviens pas, comme ça ; je me promenais dans la pièce... c'est égal. J'ai arrêté ma montre, il était deux heures trente-sept minutes."
Les Possédés
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