mercredi 27 février 2008

"les seules petites idées toutes faites"




Les envolées sarcastiques et anti-socialistes de Dostoïevski, apparaissent de façon paradoxale, comme une défense des pauvres et des paysans contre la bourgeoisie libérale :
"Je vous l'ai déjà dit : nous pénétrerons jusqu'au coeur du peuple. Savez-vous que dès maintenant nous sommes terriblement forts ? Les nôtres ne sont pas seulement ceux qui égorgent et incendient, et ceux qui font le coup de feu classique et qui mordent. Ceux-là ne font que gêner. Sans discipline je ne comprends rien. C'est que je suis un escroc et non un socialiste, ha ha ! Ecoutez, je les ai tous comptés : l'instituteur qui rit avec les enfants de leur Dieu et de leur berceau est déjà à nous. L'avocat qui défend l'assassin instruit en alléguant qu'il est plus évolué que ses victimes et que, pour se procurer de l'argent, il ne pouvait pas ne pas tuer, est déjà à nous. Les écoliers qui tuent un paysan pour éprouver des sensations sont à nous. Les jurés qui acquittent tous les criminels sans exception sont à nous. Le procureur qui tremble à l'audience de ne pas être assez libéral est à nous, à nous. Les administrateurs, les littérateurs, oh, les nôtres sont nombreux, extrêmement nombreux, et ils ne le savent pas eux-mêmes. D'un autre côté, l'obéissance des écoliers et des nigauds a atteint son comble ; les pédagogues ont un épanchement de bile ; partout une vanité incommensurable, un appétit féroce, inouï. Savez-vous, savez-vous combien nous en gagnerons avec les seules petites idées toutes faites ? Quand je suis parti, la thèse de Littré sévissait, qui veut que le crime soit une forme de la folie ; je rentre et déjà le crime n'est plus une folie mais c'est lui précisément le vrai bon sens, presque un devoir, du moins une noble protestation. "Comment un assassin instruit ne tuerait-il pas s'il a besoin d'argent !" Mais ce ne sont que des fleurs. Le Dieu russe a déjà baissé pavillon devant la "camelote". Le peuple est ivre, les mères sont ivres, les enfants sont ivres, les églises vides, et dans les tribunaux : "deux cents coups de verge ou amène une barrique". Oh, laissez seulement la génération grandir. Dommage seulement qu'on ne puisse plus attendre, sans quoi ils auraient été encore plus ivres ! Ah, quel dommage qu'il n'y ait pas de prolétaires ! mais il y en aura, il y en aura, nous en prenons le chemin..."
Evidemment, le cri du coeur d'Ivan Karamazov n'est jamais très loin dans les plans nihilistes, même dans la bouche de Verkhovenski :

"- Ecoutez, j'ai vu moi-même un enfant de six ans ramener à la maison sa mère ivre qui le couvrait de jurons obscènes. Vous croyez que j'en suis content ?"

Et suit alors, de façon étonnante, ce programme qui est presque gnostique, dans ce "purgez-vous du mal en vous y livrant intégralement jusqu'au dégout et la purification totale, avec de toute façon les accents du christianisme inversé :

"Quand ils seront entre nos mains, il se peut que nous les guérissions... s'il en est besoin, nous les chasserons pour quarante ans dans le désert... Mais une ou deux générations de débauche sont pour le moment indispensables ; une débauche inouïe, sordide, où l'homme se transforme en une odure ignoble, poltronne, cruelle, égoïste. - voilà ce qu'il faut ! Et avec cela encore du "sang bien frais" pour qu'on s'habitue."

Et à nouveau la voix de Dostoïevski qui grince, avec des accents très évangélique sur le scandale des petits (Matthieu, 18, 1) ici non pas des enfants mais des "âmes simples" :

"Savez-vous ce que je vais vous dire, Stavroguine : dans le peuple russe, il n'y a pas eu jusqu'à présent de cynisme, malgré ses jurons obscènes. Savez-vous que cet esclave, ce serf se respectait plus que Karmazinov ne se respecte ? On le battait mais il a su sauvegarder ses dieux, tandis que Karmazinov ne l'a pas su."

Evidemment tout cela, comme pour Ivan Karamazov, finit en délire, et à tout délire nihiliste il faut fatalement un Antéchrist, un Messie caché, un Tsarévitch Ivan. Ce sera Stavroguine, aprce qu'il est beau : "vous êtes beau, fier comme un dieu, qui ne cherche rien pour lui-même, avec l'auréole du sacrifice, "se cachant". Car curieusement, le fait qu'il soit beau, donc tsarévitch messianique n'induit pas qu'il doive être montré. Au contraire, sa beauté sera cachée à tous, sauf de son seul séide, Piotr Stepanovitch : "Ecoutez, je ne vous montrerai à personne, à personne : il le faut. Il existe, mais personne ne l'a vu, il se cache. Et savez-vous qu'on pourra même le montrer à un seul sur cent mille, par exemple. Et le bruit emplira toute la terre : "on l'a vu, on l'a vu." Comme Abû Muslim, faisant la propagande d'as-Saffah, sans jamais le nommer, en somme, histoire de se rallier tous les Alides.
Les Possédés

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.