Tarzan, c'est l'avant-garde des "gendarmes du monde" : toutes les cinq minutes il franchit son Mékong pour aller séparer deux groupes en conflit (au choix : des singes, des Vietnamiens, des Noirs ou des Cambodgiens).
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Tarzan se transforme en matamore de piscine, son naturisme en circuit touristique. Sa vie est réglée par une femme fixe, un fils idiot et une guenon factotum, sa maison, même si elle est perchée au sommet d'un arbre, s'enrichit de confort et de gadgets multiples. Prochainement sur vos écrans, il aura une télé, un frigo et une machine à laver les pagnes. Certes, Tarzan plonge dans les fleuves (pour que les spectateurs puissent l'imiter), mais il ne se déplace plus en sautant de liane en liane (l'opération n'est pas prévue dans les villages du Club Med).
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Pourquoi le mythe refleurit-il en France ? Comment s'est-il refait une virginité ? Je ne saurais le dire. Il s'agit probablement d'une exploitation de la nostalgie du quadragénaire en mal d'aventures. Mais je ne crois pas que les Italiens soient particulièrement attirés par Tarzan en tant que tel. Le retour à la nature ? Nous sommes un peuple qui tue les petits oiseaux. Alors, les singes, vous pensez...
Passé à la cathédrale. J'avais soif de bénédiction, je crois, d'eau spirituelle, de me ressourcer un peu, quoi. Passant devant le Christ, je ne m;y arrête pas, ce n'est qu'une statue, je ne vais pas virer idolâtre, je peux passer à autre chose et m'approcher d'autre chose. Je m'assois dans la travée centrale, devant l'autel, prie un peu, me relève, flâne, passe devant la guérite où un "innocent" qui vend les cartes postales et les cierges discute avec une vieille religieuse. Je sens à nouveau le flux apaisant, joyeux et serein de cette lumière, dans toute la cathédrale. Comme en août dernier, je me suis sentie joyeuse et chez moi. Un jour, le monde entier sera pour moi comme cette cathédrale.
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Tombant sur un site avec des documents de Gitta Mallasz et des autres, je vois le cahier de Lili et son signe, le triangle inversé. Je me demande, une fois de plus, quel est mon signe, qui est mon Ange, quelle est ma tâche.
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Vu L'Avocat de la terreur, passionnant, captivant de bout en bout et souvent très drôle.
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Toujours à reclasser ma biblio, le casse-tête d'un rêve de biblio-monde impossible. J'hésite à mettre Césaire en littérature française ou à faire une catégorie littérature caribéenne, puisque j'en ai une d'Afrique noire. Mademoiselle Frog insiste, alors du coup, Carpentier, en espagnol, va côtoyer Depestre, en français, dans les romans. Et sur ses suggestions, je mets aussi le Mexique (Fuentès) en littérature nord-américaine.
Quant à Kafka, littérature tchèque ne veut rien dire et en plus c'est quasi-anachronique. Je le mets dans littérature autrichienne. Pas sûr qu'il aille bien avec Bernhardt, mais je peux pas le séparer de la Cacanie de Musil.
Restent les apatrides polyglottes emmerdants : Nabokov, Nakhjavani, Khalil Gibran... Je vais faire une catégorie Passeport Nansen.
Quand il décrit le grenier des Morel, la famille du tailleur de pierres précieuses, honnête et malheureux, son aînée séduite, engrossée et soupçonnée d'infanticide par le perfide notaire Jacques Ferrand, sa fillette de quatre ans morte de privations sur la paille, ses autres enfants rongés par le froid et la faim, sa femme agonisante, sa belle-mère folle à la bouche baveuse qui perd les diamants dont il avait la charge, les huissiers à sa porte venus le traîner en prison, c'est alors que Sue mesure toute la puissance de sa plume. Parmi les centaines de lettres qu'il reçoit, entre les nobles dames qui, enivrées, lui ouvrent leur alcôve, les prolétaires qui saluent en lui l'apôtre des pauvres, les lettrés de renom qui s'honorent de son amitié, les éditeurs qui se le disputent à coups de contrats en blanc, le journal fourriériste La Phalange qui le glorifie comme celui qui a su dénoncer la réalité de la misère et de l'oppression, les ouvriers, les paysans, les grisettes de Paris qui se reconnaissent en ces pages, la publication d'un Dictionnaire de l'argot moderne, ouvrage indispensable pour l'intelligence des "Mystères de Paris" de M. Eugène Sue, complété d'un aperçu physiologique sur les prisons de Paris, histoire d'une jeune détenue de Saint-Lazare racontée par elle-même, et deux chansons inédites de deux prisonniers célèbres de Sainte-Pélagie, les cabinets de lecture qui louent dix sous la demi-heure les exemplaires du Journal des Débats, les analphabètes qui se font lire les épisodes du roman par les concierges instruits, les malades qui, pour mourir, attendent la fin de l'histoire, le président du Conseil en proie à des crises de colère lorsque l'épisode ne paraît pas, les jeux de l'oie inspirés des Mystères, les roses du Jardin des Plantes baptisées Rigolette et Fleur-de-Marie, les quadrilles et les chansons suggérées par la Goualeuse et le Chourineur, les requêtes désespérées que le roman-feuilleton engendre déjà et engendrera encore ("Faites revenir le Chourineur d'Algérie ! Ne faites pas mourir Fleur-de-Marie !"), l'abbé Damourette qui, poussé par la lecture du roman, fonde un orphelinat, le comte de Portalis qui préside à l'institution d'une colonie agricole sur le modèle de la ferme de Bouqueval décrite dans la troisième partie, les comtesses russes qui s'imposent d'interminables voyages pour obtenir une relique de leur idole – parmi toutes ces délirantes manifestations de succès, Sue atteint le sommet rêvé par tout romancier, il réalise ce que Pirandello ne fera qu'imaginer : Son public lui envoie de l'argent pour secourir la famille Morel. Et un ouvrier chômeur, nommé Bazire, lui réclame l'adresse du Prince de Gerolstein, afin d'avoir recours à cet ange des pauvres, ce défenseur des indigènes.
Les essais de ce volume, écrits en diverses occasions, sont dominés par une seule idée fixe, qui d'ailleurs n'est pas de moi mais de Gramsci.
Cette idée fixe, qui justifie le titre, est la suivante : "Quoi qu'il en soit, on peut affirmer que beaucoup de la prétendue "surhumanité" nietzschéenne a comme origine et modèle doctrinal non pas Zarathoustra mais le comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas." (Antonio Gramsci, Letterature e vita nazionale, III. "Letteratura popolare".
Prise à la lettre, l'affirmation de Gramsci pourrait ne paraître que paradoxale. Il ne faut cependant pas oublier qu'à l'époque où il écrivait ces mots, il se trouvait en butte aux petits surhommes fascistes, et entendait leur rappeler d'une manière polémique qu'ils ne s'inspiraient pas, ainsi qu'ils le croyaient, d'une source philosophique illustre mais de leurs lectures de petits-bourgeois provinciaux.
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En 1962, le Centre international des études humanistes et l'Institut des études philosophiques de Rome avaient organisé un congrès sur "Démythification et image". Je ne m'étendrai pas sur le thème de cette rencontre (les actes sont publiés sous le même titre par la Cedam de Padoue, 1962) ; je me contenterai de signaler qu'y participaient des philosophes comme Paul Ricœur, des mythologues comme Karl Kerényi, des iconologues comme Robert Klein et Eugenio Battisti, des spécialistes d'herméneutique et d'histoire des religions. On comprendra donc l'intention provocatrice avec laquelle, jeune universitaire de trente ans, j'avais présenté une communication sur les BD de Superman. Afin d'étayer mon propos "scientifique", j'avais émaillé mon texte de réflexions philosophiques et sociologiques, tout en étalant sur la table un recueil complet des comic books de Superman. J'ai souffert en tant que collectionneur mais ai savouré un grand triomphe en tant que sémioticien lorsque je me suis aperçu qu'à l'issue de ma communication, sous prétexte de me poser des questions et de me féliciter, de sévères pères dominicains avaient escamoté dans leurs amples manches plusieurs exemplaires de mes comic books, tandis que les laïcs avaient eu recours à de profondes serviettes de cuir.
Umberto Eco, De Superman au Surhomme, "Introduction".
Tout ce que nous avons énoncé jusqu'à présent nous pousse à croire, au contraire, qu'il n'y a jamais de purs cas d'invention radicale, pas plus, probablement, que de pure invention modérée, étant donné que (et nous y avons déjà fait allusion), pour que naisse la convention, il faut que l'invention de ce qui n'a pas encore été dit soit soutenue de ce qui a déjà été dit. Les textes 'inventifs' sont des structures labyrinthiques où sont tissées et entremêlées les inventions, répliques, les stylisations, les ostensions et ainsi de suite. La sémiosis ne surgit jamais ex novo ni ex nihilo. Ce qui revient à dire que toute nouvelle proposition culturelle se profile toujours sur un fond de culture déjà organisée. Il n'y a jamais de signes en tant que tels, et beaucoup de soi-disants signes sont des textes ; et les signes et les textes sont le résultats de corrélations où entrent divers modes de production. Si l'invention était une catégorie de la typologie des signes, il serait alors possible de trouver des signes qui, en tant qu'inventions absolues et radicales, seraient la preuve tangible d'un état primordial du langage, conception qui est la grande découverte et la voie sans issue de la linguistique idéaliste.
Mais si nous proposons une définition de l'invention comme n'étant qu'un des modes de production sémiotique parmi beaucoup d'autres, collaborant à la formulation des fonctifs et à leur corrélation en fonctions sémiotiques, nous exorcisons la tentation idéaliste.
Si les hommes instituent et réorganisent sans cesse les codes, c'est seulement parce qu'il en existe déjà. L'univers sémiotique ne connaît ni héros ni prophètes. Même les prophètes doivent être acceptés par la société pour dire "vrai" ; sinon, ce sont de faux prophètes.
Comment est-il possible de représenter une jeune femme blonde, assise, avec en fond un paysage montagneux et lacustre sur lequel se profile la silhouette filiforme des arbres, et qui, un livre ouvert dans les mains, tient compagnie à deux enfants, dont l'un est nu, et l'autre revêtu d'une peau de bête, joue avec un petit oiseau ? Raphaël y réussit très bien dans la Vierge au chardonneret.
Étant donné que cet ensemble de traits picturaux constitue un texte qui véhicule un discours complexe et que le contenu n'en est pas connu au préalable par le destinataire, qui saisit à travers des tracés expressifs quelque chose dont le type culturel n'est pas préétabli, comment peut-on définir sémiotiquement ce genre de phénomènes ?
La seule solution paraît être d'affirmer qu'un tableau n'est pas un phénomène sémiotique, parce qu'il ne se réfère ni à une expression ni à un contenu qui soient préétablis, et qu'il n'y existe donc pas de corrélations entre fonctifs rendant effectif un processus de signification ; par suite, le tableau apparaît comme un phénomène mystérieux déterminant ses propres fonctifs plutôt que déterminé par eux.
Cependant, même si ce phénomène semble fuir la définition corrélationnelle de la fonction sémiotique, il ne fuit pas celle du signe compris comme quelque chose qui est à la place d'autre chose.
Le tableau de Raphaël répond à cette définition : c'est quelque chose de physiquement présent (des taches de couleurs sur une toile) qui véhicule quelque chose d'absent et qui, en cela feint de référer à un événement ou à un état du monde dont la probable valeur de vérité est "Faux" (quiconque croit pour raisons de foi que l'Enfant Jésus et Jean-Baptiste ont joué ensemble dans leur enfance sait pourtant très bien que Marie n'aurait jamais pu avoir entre les mains un livre de poche).
Parfois, sentant venir les sapes sournoises d'un crétin venimeux parce qu'envieux de je ne sais quoi (pourquoi j'attire l'inimitié immédiate de cette sorte-là, quel que soit leur sexe ? Je dois avoir le profil de la royale victime girardienne), je me dis, perplexe : Et pourtant, ils sont censés être le visage du Christ ! Pas un qui ne soit la Grosse Dame de Seymour.
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Essayé de voir le docu Homo Sapiens. Pas pu tenir 10 mn, peut-être moins. Commentaire aussi con que dans La Marche de l'Empereur, il fallait le faire.
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Passé ma semaine à écrémer et reclasser ma biblio. J'aimerais redescendre à 1000 bouquins, m'alléger, comme sur le point d'un départ... Écrémer une biblio, c'est aussi se débarrasser intérieurement, de poids morts, du passé qui ne sert plus. Le genre d'acte que j'adore faire, mue ou renouveau de printemps. Je ne suis pas Serpent pour rien.
Tout au long de l'histoire des arts visuels, on trouve des 'représentations iconiques' qui dans un premier temps n'ont pas été reconnues comme telles, puis, au fur et à mesure que leurs destinataires s'y accoutumaient, devenaient conventionnelles au point de sembler plus "naturelles" que les objets eux-mêmes, si bien que, par la suite, la perception de la nature était "filtrée" par le modèle iconique dominant. Gombrich cite le cas d'une série de dessinateurs du XVIe au XVIIe siècle qui ont continué à représenter des rhinocéros 'd'après nature' en reproduisant inconsciemment le modèle de rhinocéros proposé par Dürer (modèle qui correspondait à la description du rhinocéros popularisée par les bestiaires médiévaux) ; Gombrich cite encore le cas d'un peintre du XIXe siècle qui représente d'après nature la façade de la cathédrale de Chartres, et qui, tout en la voyant avec des portails en plein cintre, représente des portails en ogive pour être fidèle à la notion culturelle de "cathédrale gothique" prédominante à son époque ; ces épisodes, et tant d'autres, nous apprennent que dans les cas de signes régis par la ratio difficilis, ce n'est pas l'objet qui motive l'organisation de l'expression, mais le contenu culturel qui correspond à un objet donné.
D'autre part, que veut dire, pour un signe, être 'semblable' à son propre objet ? Les ruisseaux et les cascades que l'on voit sur le fond des tableaux de l'École de Ferrare ne sont pas fait d'eau, comme dans certaines crèches de Noël : mais certains stimuli visuels, des couleurs, des rapports spatiaux, l'incidence de la lumière sur la matière picturale déclenchent une perception à bien des égards 'semblable' à celle que l'on aurait en présence du phénomène physique que la peinture imite, à la différence près que ces stimuli sont de nature diverses. Nous pourrions alors affirmer que les signes iconiques ne possèdent pas les mêmes propriétés physiques que l'objet, mais mettent en œuvre une structure perceptive 'semblable' à celle que déclenche l'objet. Il s'agit maintenant d'établir, étant donné la transformation des stimuli matériels, ce qui reste inchangé dans le système de relations qui construit la Gestalt perçue. Ne peut-on pas supposer que, sur la base d'un apprentissage préalable, on soit amené à voir comme 'semblable' ce qui de fait est un perçu différent ?
Hans Holbein le Jeune, v. 1523
Musée du Louvre
Observons le dessin élémentaire d'une main : l'unique propriété qu'a le dessin de la main, une ligne noire continue sur une surface bidimensionnelle, est l'unique propriété que la main n'a pas. Le tracé du dessin sépare l'espace 'dedans' de la main de l'espace 'dehors' de la main, alors qu'en réalité la main constitue un volume précis qui se détache sur le fond de l'espace environnant. Il est vrai que, lorsque la main réelle se détache sur une surface claire, par exemple, le contraste entre les limites du corps qui absorbe le plus de lumière et celui qui la reflète ou l'éclaire, peut apparaître en certaines circonstances comme une ligne continue. Mais le processus est plus complexe, les limites ne sont pas aussi précisément définies, la ligne noire du dessin constitue donc la simplification sélective d'un processus beaucoup plus compliqué. Par conséquent, une convention graphique permet de TRANSFORMER sur le papier les éléments schématiques d'une convention perceptive ou conceptuelle qui a motivé le signe.
Supposons que nous ayons à exprimer la situation suivante : "Salomon rencontre la reine de Saba, tous deux sont à la tête d'un cortège de seigneurs et de gentilshommes habillés en style Renaissance, baigné par la luminosité d'un matin enchanté où les corps prennent l'aspect d'intemporelles statues, etc." Tout le monde aura reconnu dans ces expressions verbales une allusion vague au texte pictural de Piero della Francesca qui se trouve dans l'église d'Arezzo, mais on ne saurait avancer que le texte verbal 'interprète' le texte pictural. Au mieux il y renvoie ou le suggère et, s'il y réussit, ce n'est que parce que c'est un texte pictural que notre contexte culturel a très souvent verbalisé. Et même dans ce cas, parmi toutes les expressions verbales, certaines seulement se réfèrent à des unités de contenu reconnaissables (Salomon, la reine de Saba, 'rencontrer', etc.), tandis que les autres transmettent des contenus totalement différents de ceux qui s'exprimeraient en présence de la fresque, si l'on considère en outre qu'une expression verbale comme /Salomon/ n'est qu'un interprétant plutôt générique de l'image peinte par Piere della Francesca. Quand le peintre a commencé son travail, le contenu qu'il voulait exprimer (selon sa nature de nébuleuse) n'était pas encore suffisamment segmenté. Ainsi a-t-il dû INVENTER.
Un objet fonctionnellement et mécaniquement complexe, comme le corps humain, n'est pas reproductible justement parce qu'un très grand nombre de ses lois fonctionnelles et organiques demeurent inconnues pour nous, en premier lieu celles qui régissent la formation de la matière vivante. C'est à cette particularité que l'on doit les difficultés et les désillusions affrontées tant par le rabbin Loew, auteur du Golem, que par le docteur Frankestein...
"Si Dieu existait, il faudrait s'en débarrasser..."
Tombé, un matin, sur cette phrase, déjà entendue et lue cent fois, bien sûr, mais dont le comique, soudain, a éclaté à mes yeux, tant et si bien que j'ai, moi, éclaté de rire : "Mais on ne fait jamais que ça ! Tout le temps, toute sa vie !" J'ai repensé à cette phrase de Torok : "On refoule l'enfant comme on respire."
Et peut-être bien s'agit-il de la même chose. Les trois-quarts du temps, il me semble que tout le monde dépense une énergie folle à ne pas le laisser entrer, alors même qu'il n'a pas l'intention de forcer la porte. Pas seulement les athées ou les agnostiques, mais aussi les dévots. Peut-être eux, plus encore : la piété, les rites, le respect des règlements, la flagellation, la façon de se rassurer, de prier, dans tout cela occupés de nous-mêmes et seulement de nous-même, nous passons notre temps à Lui tourner le dos. S'en débarrasser ? Tu parles d'un exploit !
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Heures un peu paisibles, un peu tristounettes. Ou plutôt sans gaieté. L'absence de gaieté est-elle en soi une tristesse ?
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Hier, vu la première partie du documentaire d'Arnaud Desjardins sur les soufis afghans. Très beaux murshids, très beaux visages de murshids. C'est vrai que les murshids sont fabuleusement beaux. Arnaud Desjardins dit que souvent, quand, au bazar, avec un ami, il se mettait en quête de tel ou tel maître dont on lui avait dit qu'il travaillait là, ils le reconnaissaient instantanément, parmi d'autres boutiquiers, à son regard. Je comprends très bien ce qu'il dit. Un regard de murshid, ça ne s'oublie jamais, jamais. Et quand on rencontre le sien, quel bonheur de se découvrir une âme potentiellement si belle. Qui se connaît, connaît son Seigneur, l'inverse aussi : Qui connaît son maître voit son âme.
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Passé l'Ascension, allongée sur mon lit, à relire trois livres en même temps : Angélique et la démone (presque fini), Adios, Tierra del Fuego (fini), le volet 3 des voyages d'Ibn Battûta (en suis encore au tiers, Ibn Battûta, en plus d'être antipathique, est un raconteur mortellement ennuyeux, le seul divertissement de ses récits est quand il lui arrive des tuiles).
Du coup, le lendemain, courbatures aux abdominaux, comme si j'avais passé ma journée à faie des pompes. La lecture peut être décidément un exercice physique, et parfois périlleux : il y a deux ans, j'avais eu une sciatique comme ça.
Terminé enfin Quatre Sœurs. Sur la fin, l'histoire devient lassante à force des répétitions causées par les mariages manqués de Youki-Ko. On tourne les pages avec un soupir en disant : "Mais elle va se décider, cette pétassegreluche mijaurée !" Le plus curieux est que, dans tout ça, c'est la vilaine "Koi San" qui est jugée parce qu'elle entend vivre sans attendre son aînée, (et heureusement pour le roman qu'elle le fait sinon il n'y aurait pas grand rebondissement dans l'histoire) alors que c'est finalement la troisième qui bloque tout et fait fuir les prétendants avec ses manières lugubres et mollassonnes.
Mais la fin m'a plu, justement par sa façon de tourner court, sur une chansonnette :"Bon, tout ça rien que pour ça..."
"Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre, je suis venu séparer le fils du père, la fille de la mère. etc.", ça ne veut pas dire : "Je suis venu apporter la violence" ; mais plutôt : "Je suis venu apporter une paix telle, une paix tellement privée de victimes, qu'elle surpasse vos possibilités et que vous allez devoir en passer par une explication avec vos phénomènes victimaires."
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Dans les Évangiles tout est imitation puisque, puisque le Christ lui-même se veut imitant et imité. À la différence des gourous modernes qui prétendent n'imiter personne… mais veulent se faire imiter à ce titre-à, le Christ dit : "Imitez-moi comme j'imite le Père."
Les règles du royaume de Dieu ne sont pas du tout utopiques : si vous voulez mettre fin à la rivalité mimétique, abandonnez tout au rival. Vous étoufferez la rivalité dans l'œuf. Il ne s'agit pas d'un programme politique, c'est beaucoup plus simple et plus fondamental. Si autrui vous propose des exigences excessives, c'est qu'il est déjà dans la rivalité mimétique, il s'attend à ce que vous participiez à la surenchère. Donc, pour y couper court, le seul moyen, c'est de faire le contraire de ce que la surenchère réclame : payer au double la demande provocatrice. Si on veut que vous marchiez un kilomètre, faites-en deux ; si on vous frappe la joue gauche, tendez la droite. Le Royaume de Dieu n'est rien d'autre, mais cela ne veut pas dire qu'il soit d'accès facile…
Pieter Bruegel l'Ancien, 1565
Courtald Institute Galleries, Londres
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La lapidation n'était requise que pour les épouses adultères, pas pour les époux. Au premier siècles de notre ère, cette prescription était contestée. Certains la jugeaient trop sévères. Jésus se trouve confronté à un dilemme redoutable. S'il dit non à la lapidation, le soupçon paraît confirmé. S'il dit oui, il trahit son propre enseignement, entièrement dirigé contre les contagions mimétiques, les emballements violents dont cette lapidation, si elle avait vraiment lieu, serait un exemple, au même titre que la Passion. À plusieurs reprises, Jésus est menacé de lapidation dans des scènes qui annoncent et préparent la Passion. Le révélateur et le dénonciateur du meurtre fondateur ne peut manquer d'intervenir en faveur de toutes les victimes du processus qui finalement aura raison de lui.
Si les hommes qui interpellent Jésus ne désiraient pas susciter la lapidation, ils ne placeraient pas la coupable "bien en vue", ils ne l'exhiberaient pas complaisamment. Ils veulent que rayonne sur la foule, sur les passants éventuels, la puissance du scandale qui émane de l'adultère. Ils veulent pousser jusqu'à son terme fatal l'emballement mimétique qu'ils ont déclenché.
Pour préparer son intervention, pour la rendre décisive, Jésus a besoin d'un peu de recueillement, il a besoin de gagner du temps, et il écrit dans la poussière avec son doigt. On se demande toujours ce qu'il a pu écrire. Cette question me paraît oiseuse. Il faut la laisser aux entichés de langage et d'écriture. Il ne faut pas toujours recommencer le moyen âge.
Ce n'est pas dans le dessein d'écrire que Jésus se penche, c'est parce qu'il s'est penché qu'il écrit. Il s'est penché pour ne pas regarder ceux qui le défient du regard. Si Jésus renvoyait ce regard, la foule se sentirait à son tour défiée, c'est son propre regard, c'est son propre défi qu'elle croirait reconnaître dans les yeux de Jésus. L'affrontement mènerait tout droit à la violence, c'est-à-dire à la mort de la victime qu'il s'agit de sauver. Jésus évite jusqu'à l'ombre d'une provocation.
Et enfin il parle : "Que celui qui se croit sans péché lui jette la première pierre !" Pourquoi la première pierre ? Parce qu'elle est seule décisive. Celui qui la jette n'a personne à imiter. Rien de plus facile que d'imiter un exemple déjà donné. Donner soi-même l'exemple est tout autre chose.
La foule est mimétiquement mobilisée, mais il lui reste un dernier seuil à franchir, celui de la violence réelle. Si quelqu'un jetait la première pierre, aussitôt les pierres pleuvraient.
En attirant l'attention sur la première pierre, la parole de Jésus renforce cet obstacle ultime à la lapidation. Il donne aux meilleurs dans cette foule le temps d'entendre sa parole et de s'examiner eux-mêmes. S'il est réel, cet examen ne peut manquer de découvrir le rapport circulaire de la victime et du bourreau. Le scandale qu'incarne cette femme à leurs yeux, ces hommes le portent déjà en eux-mêmes, et c'est pour s'en débarrasser qu'ils le projettent sur elle, d;autant plus aisément, bien sûr, qu'elle est vraiment coupable.
Pour lapider une victime de bon cœur, il faut se croire différent d'elle, et la convergence mimétique, je le rappelle, s'accompagne d'une illusion de divergence. C'est la convergence réelle combinée avec l'illusion de divergence qui déclenche ce que Jésus cherche à prévenir, le mécanisme du bouc émissaire.
La foule précède l'individu. Ne devient vraiment individu que celui qui, se détachant de la foule, échappe à l'unanimité violente. Tous ne sont pas capables d'autant d'initiative. Ceux qui en sont capables se détachent les premiers et, ce faisant, empêchent la lapidation.
Cette imitation comporte une dimension authentiquement individuelle. La preuve, c'est le temps plus ou moins long qu'il requiert suivant les individus. La naissance de l'individu est naissance des temps individuels. Aussi longtemps qu'ils forment une foule,ces hommes se présentent tous ensembles et ils parlent tous ensemble pour dire exactement la même chose. La parole de Jésus dissout la foule. Les hommes s'en vont un à un, suivant la différence des temps qu'il faut à chacun pour entendre la Révélation.
Comme la plupart des hommes passent leur vie à imiter, ils ne savent pas qu'ils imitent. Même les plus capables d'initiative n'en prennent presque jamais. Pour savoir de quoi un individu est capable, il faut une situation exceptionnelle, telle cette lapidation manquée.
Partout où le mythe voit dans le bouc émissaire "un vrai coupable", l'histoire de Joseph voit dans le bouc émissaire un innocent condamné à tort.
Si vous gardez en tête ma lecture subversive d'Œdipe, qui reconnaît dans le mythe un système d'accusation faussement légitime, vous verrez sans peine que l'histoire de Joseph fait le contraire du mythe.De même que derrière le mythe il y a un mécanisme de bouc émissaire qui fonctionne à fond et que nous ne voyons pas, car nous prenons la culpabilité d'Œdipe à la lettre – comme vous l'avez fait vous-même –, derrière l'histoire de Joseph il doit y avoir, non pas le mythe d'Œdipe exactement, mais un mythe très analogue systématiquement remanié et contredit par le récit biblique. Cette contradiction systématique joue en faveur de l'accusé. Ce remaniement a une grande valeur sur le plan de l'interprétation du mythe, du rétablissement de la vérité violée par le mécanisme du bouc émissaire. L'histoire de Joseph est typiquement biblique au sens d'une rectification de ce qui est tordu au détriment de la victime.
La dernière partie du texte confirme mon idée, en ceci qu'elle révèle explicitement le rôle primordial joué par la question du bouc émissaire. Devenu grand vizir d'Égypte, Joseph ravitaille ses frères affamés qui sont venus le solliciter et qui ne l'ont pas reconnu sous es beaux habits égyptiens. Pour les mettre à l'épreuve, pour voir si, une fois de plus, ils expulseront un de ses frères comme ils l'ont expulsé lui-même, Joseph s'arrange pour accuser faussement le plus jeune, Benjamin : il le retient prisonnier et donne à tous les aînés la permission de s'en aller. Ceux-ci décident tous de partir, à l'exception de Juda qui offre de se constituer prisonnier à la place de Benjamin.
Le fait que le seul Juda ait refusé le système du bouc émissaire suffit à attendrir Joseph qui se fait reconnaître par ses frères et leur pardonne à tous.
Quand les chrétiens aperçoivent en Joseph et surtout en Juda une figure du Christ, figura Christi, ils ne sont pas les nigauds que voient en eux nos demi-habiles de la critiques pseudo-scientifique. Il y a vraiment un rapport étroit entre l'attitude du Christ et le geste de Juda acceptant d'être bouc émissaire afin que son frère ne le soit pas.
Ouvert un blog-photo. M'astreindre à au moins une photo par jour (une par semaine serait plus réaliste). Cela a un effet bénéfique inattendu : je regarde. Les gens, les rues, le monde. Je m'y sens un peu plus chez moi, en sécurité. Il est vrai que j'ai un peu monté vers l'Ange ces temps-ci.
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Je crois que j'aime Dieu plus que le Christ. À cause du manque, du vide, celui qu'éprouvait Duras :
Personne ne peut remplacer Dieu
Rien ne peut remplacer l'alcool
Donc Dieu reste irremplacé
Marguerite est persuadée qu'elle boit parce qu'elle sait que Dieu n'existe pas. Marguerite n'a jamais été croyante même quand elle était enfant. Elle voyait les croyants comme atteints d'une certaine infirmité, d'une certaine irresponsabilité. Mais la lecture de Spinoza, Pascal, Ruysbroek lui a permis de comprendre la foi des mystiques. "ils poussent les cris du non-croire." Aurélia Steiner crie, appelle Dieu au secours. De Dieu à l'époque, Marguerite parle sans cesse, "on manque d'un Dieu", "je ne crois pas en Dieu, c'est une infirmité mais ne pas croire en Dieu c'est une croyance." L'alcool permet d'entrer en contact avec la spiritualité. "Dieu est absent mais sa place est là, vide", dira-t-elle en 1990. Elle s'enivre pour trouver "la démence de la logique".
Marguerite Duras, Laure Adler.
Picasso, 1910, Art Institute of Chicago
Mais au contraire de Marguerite, je crois que j'aime ce vide plus que le plein. Comme en amour, ce sont les manques qui attirent, faut-il croire. En tout cas, qui m'attirent. Dieu c'est un papier collé de Picasso, en creux. Les creux. Quelque chose de plus grand, de plus immensément difficile à saisir, le vide, comme un sourire aveugle qui aspire. Dieu se retire de la Création, comme disent les Juifs, pour la laisser vivre. Et nous voilà maintenant en ce manque terrible, cet abandon, à brailler comme des marmots que la solitude et le noir épouvantent. Il paraît qu'Il n'est jamais très loin, cependant, toujours derrière la porte, si l'on en croit Maître Eckhart. Ou que, quand nous nous faisons vides, aussi vides, plus vides que lui, c'est à nous d'exercer l'attraction, la séduction. Au fond, Il est tout ce que l'on veut, pour peu que ce désir soit vrai.
Mais le Christ, l'incarnation, c'est l'intervention, le retour, la saillie dans le monde, les papiers collés de Braque dont les angles s'avancent. C'est intempestif, presque vulgaire. Baisse les yeux, détourne-toi de l'absolu, et jardine la racaille humaine.
Braque, 1913, MNAM, Paris.
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Journée qui commence mal, comme souvent quand on me dérange le matin. De mauvaise humeur, pour empirer les choses, je me cogne l'orteil contre le pseudo-Bouddha qui traîne sur mon tapis. Sur le coup, pas plus mal que ça. Ensuite, vu la couleur que ça prend, je vois que je me suis cassé le petit orteil. Il m'arrive souvent des mésaventures comme ça, quand je suis pleine de pensées grognonnes, maussades et furieuses. Un peu comme si un ange moqueur me disait : "Ainsi, tu récrimineras pour quelque chose !" N'empêche, me faire attaquer par un Bouddha, c'est quelque chose. Et dans le train, je chantonnais intérieurement, Seigneur, je Te jure que je n'aime pas l'humanité, je Te jure que je n'aime pas mon prochain..."