vendredi 19 décembre 2008

Le bol de bouillon et la Grosse Dame

"- Je vais te dire une chose, Franny, une chose que je sais. Et ne te fâche pas, s'il te plaît. Ce n'est rien de méchant. Si c'est une vie religieuse que tu souhaites mener, tu devrais savoir tout de suite que tu passes à côté de toute la liturgie que l'on suit dans cette maison ou que l'on y pratique. Tu n'as même pas assez de bon sens pour boire quand on t'apporte un bol de bouillon de poule consacrée et, pourtant, tu devrais savoir que Bessie ne fait jamais d'autre bouillon dans cette maison de fous. Alors je voudrais que tu me dises quelque chose, ma fille : même si tu mettais le monde entier sens dessus dessous pour y trouver un maître, un gourou, un saint, qui puisse te dire comment répéter ta Prière correctement, quel bien cela te ferait-il ? Comment pourrais-tu reconnaître un véritable saint alors que tu n'es pas capable de reconnaître un bol de bouillon consacré qu'on te met sous le nez ? Peux-tu me répondre ?"

"- Je me rappelle la cinquième fois que j'ai participé à l'émission de radio, j'ai doublé Walt quelquefois quand il jouait dans cette troupe... tu t'en souviens de cette troupe ? En tout cas, un soir, juste avant l'émission, je me suis mis à râler contre tout. Seymour m'avait dit de cirer mes chaussures, au moment où je sortais avec Waker. J'étais furieux. Je pensais que le public du studio était composé d'imbéciles, que le présentateur était un pauvre type, que les promoteurs publicitaires étaient une bande de cons, et je déclarai bien haut à Seymour que ça me ferait mal de cirer mes sales godasses pour ces types-là. J'ajoutais que, de toute façon, comme j'étais assis, personne ne pourrait voir mes godasses. Il me répondit de les cirer quand même. Il m'expliqua que je devais les cirer pour la Grosse Dame. Je n'avais absolument pas compris à qui il faisait allusion, mais, comme il avait pris son air de Seymour pour me dire ça, je lui obéis et je cirai mes chaussures. Il ne m'a jamais dit qui était cette Grosse Dame, mais par la suite, avant chaque émission, j'ai toujours ciré mes chaussures pour la Grosse Dame. Je l'ai fait pendant toutes les années, que nous avons figuré ensemble au programme, si tu t'en souviens. J'ai peut-être oublié de les cirer une ou deux fois, mais pas davantage. Et peu à peu, l'image de la Grosse Dame se précisa dans mon esprit. Je l'imaginai assise sous le porche de l'immeuble toute la journée, chassant les mouches, écoutant sa radio du matin jusqu'au soir, la faisant hurler le plus fort possible. J'imaginais qu'il faisait une chaleur torride et qu'elle avait sûrement un cancer et que... enfin, tu vois. En tout cas, j'avais l'impression de comprendre parfaitement pourquoi Seymour voulait que je cire mes chaussures. C'était compréhensible.

Franny s'était levée. Elle tenait maintenant le téléphone des deux mains.

- Il me l'a dit à moi aussi, dit-elle. Il m'a dit un jour d'être drôle pour faire plaisir à la Grosse Dame.

Elle mit une main sur le dessus de sa tête, l'espace de quelques secondes, puis elle la ramena sur le téléphone :

- Moi, je ne l'imaginais même pas assise sous un porche, mais je la voyais avec... oui, avec de très grosses jambes, pleines de varices. Je la voyais assise sur un horrible fauteuil d'osier. Et je pensais aussi qu'elle avait un cancer et qu'elle écoutait la radio toute la journée et qu'elle la faisait hurler. Tu vois, elles se ressemblaient !

- Oui. Oui. Oui. Très bien. Ecoute-moi encore une seconde, soeurette... Tu m'écoutes ?

Franny fit oui de la tête. Elle paraîssait très inquiète et très attentive.

- Je me moque du lieu que l'acteur choisit pour jouer. Ce peut être aussi bien dans une tournée estivale, à la radio, à la télévision, dans un foutu théâtre à Broadway, le théâtre parfait rempli de snobs bien nourris et bronzés. Mais je vais te confier un secret terrible... Tu m'écoutes ? Il n'y a personne dans ce théâtre qui ne soit la Grosse Dame de Seymour ! Et ton professeur Tupper est du nombre, soeurette. Et tous ses cousins, ses légions de cousins. Il n'y a personne au monde qui ne soit la grosse Dame de Seymour. Tu ne le savais pas ? Tu ignorais cette saloperie de secret ? Et tu ne savais pas - écoute-moi bien, s'il te plaît - tu ne savais pas qui est cette Grosse Dame ?... Ah, soeurette, ah ! C'est le Christ Lui-même. Le Christ, soeurette !"

J.D. Salinger, Franny et Zooey.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.