mercredi 24 décembre 2008
Dieu est au-dessus de l'être
Le fourbe ne nous fait pas honneur
Le menteur est superficiel, tendu et seul
Conscience
Vladimir Jankélévitch, Philosophie morale, Du Mensonge, 1, "La Conscience menteuse".
mardi 23 décembre 2008
Le petit château-fort dans l'âme
Si la mauvaise conscience est vertueuse
Vladimir Jankélévitch, Philosophie morale, La Mauvaise Conscience, 2, "Irréversibilité".
Si la mauvaise conscience est efficace
lundi 22 décembre 2008
Du détachement
L'apprenti sorcier
L'irrémédiable : remords et repentir
vendredi 19 décembre 2008
De l'inavouable consolation
Vladimir Jankélévitch, Philosophie morale, La Mauvaise Conscience, 2, "Irréversibilité".
Être conscient ou mécontent - c'est tout comme.
"Mais la conscience artiste qui éloigne à l'infini le point d'application de nos sentiments pourles empêcher de revenir ne dilue la souffrance qu'en risquant de diluer aussi la joie. Quand on a commencé à se dédoubler il faut, pour trouver le repos, aller jusqu'aux étoiles : n'eût-on pas conjuré plus sûrement cette hantise en ne sortant jamais de soi ?"
"L'âme souffrante a juste ce qu'il faut de conscience pour que son affection lui soit objet, pas assez cependant pour que cette affection ne l'intéresse plus : elle va et vient, affolée, entre le "savoir" et le "subir". De là cette espèce de lucidité cruelle, stérile et monstrueuse qui est propre à la douleur - physique ou morale. Il y a dans la douleur une certaine concentration de conscience, une sorte de vaine rumination qui sont étrangères à la joie ; la conscience heureuse jouit de soi parce qu'elle triomphe de soi, parce qu'elle s'évade - sans s'oublier - en actions enthousiastes. Autant la joie est faite pour l'aventure, autant la douleur se complaît dans les délibérations interminables ; et plus elle s'y enlise, plus elle les savoure : on dirait qu'elle y trouve une sorte de délectation spéciale."
Vladimir Jankélévitch, Philosophie morale, La Mauvaise Conscience, 1, "La demi-conscience".
Le bol de bouillon et la Grosse Dame
"- Je me rappelle la cinquième fois que j'ai participé à l'émission de radio, j'ai doublé Walt quelquefois quand il jouait dans cette troupe... tu t'en souviens de cette troupe ? En tout cas, un soir, juste avant l'émission, je me suis mis à râler contre tout. Seymour m'avait dit de cirer mes chaussures, au moment où je sortais avec Waker. J'étais furieux. Je pensais que le public du studio était composé d'imbéciles, que le présentateur était un pauvre type, que les promoteurs publicitaires étaient une bande de cons, et je déclarai bien haut à Seymour que ça me ferait mal de cirer mes sales godasses pour ces types-là. J'ajoutais que, de toute façon, comme j'étais assis, personne ne pourrait voir mes godasses. Il me répondit de les cirer quand même. Il m'expliqua que je devais les cirer pour la Grosse Dame. Je n'avais absolument pas compris à qui il faisait allusion, mais, comme il avait pris son air de Seymour pour me dire ça, je lui obéis et je cirai mes chaussures. Il ne m'a jamais dit qui était cette Grosse Dame, mais par la suite, avant chaque émission, j'ai toujours ciré mes chaussures pour la Grosse Dame. Je l'ai fait pendant toutes les années, que nous avons figuré ensemble au programme, si tu t'en souviens. J'ai peut-être oublié de les cirer une ou deux fois, mais pas davantage. Et peu à peu, l'image de la Grosse Dame se précisa dans mon esprit. Je l'imaginai assise sous le porche de l'immeuble toute la journée, chassant les mouches, écoutant sa radio du matin jusqu'au soir, la faisant hurler le plus fort possible. J'imaginais qu'il faisait une chaleur torride et qu'elle avait sûrement un cancer et que... enfin, tu vois. En tout cas, j'avais l'impression de comprendre parfaitement pourquoi Seymour voulait que je cire mes chaussures. C'était compréhensible.
Franny fit oui de la tête. Elle paraîssait très inquiète et très attentive.
- Je me moque du lieu que l'acteur choisit pour jouer. Ce peut être aussi bien dans une tournée estivale, à la radio, à la télévision, dans un foutu théâtre à Broadway, le théâtre parfait rempli de snobs bien nourris et bronzés. Mais je vais te confier un secret terrible... Tu m'écoutes ? Il n'y a personne dans ce théâtre qui ne soit la Grosse Dame de Seymour ! Et ton professeur Tupper est du nombre, soeurette. Et tous ses cousins, ses légions de cousins. Il n'y a personne au monde qui ne soit la grosse Dame de Seymour. Tu ne le savais pas ? Tu ignorais cette saloperie de secret ? Et tu ne savais pas - écoute-moi bien, s'il te plaît - tu ne savais pas qui est cette Grosse Dame ?... Ah, soeurette, ah ! C'est le Christ Lui-même. Le Christ, soeurette !"
J.D. Salinger, Franny et Zooey.
Zooey
Bellini, Kunsthistorisches Museum, Vienne, 1515.
"Tu ne parles que d'ego. Mais bon sang, le Christ lui-même aurait du mal à dire ce qu'est un ego et ce qu'il n'est pas. Nous sommes dans l'univers de Dieu, ma fille, pas dans le nôtre, et c'est lui qui décide en dernier ressort ce qu'est un ego. Et ton cher Epictète lui-même ? Ou ta chère Emily Dickinson ? Tu voudrais que ta chère Emily, chaque fois qu'elle veut écrire un poème, s'assoie et répète une prière jusqu'à ce que cette petite impulsion égoïste et méchante s'en aille pour de bon ? Bien sûr que non ! Mais tu aimerais bien que l'ego du professeur Tupper lui soit enlevé comme par enchantement. Ce n'est pas du tout la même chose, sans aucun doute. Mais ne aprs donc pas en guerre comme ça contre l'ego en général. A mon avis, la plupart des choses qui vont de travers dans ce monde viennent de gens qui n'utilisent pas leur véritable ego. Prends ton Tupper, par exemple. D'après ce que tu dis de lui, je suis prêt à parier n'importe quoi que ce qu'il utilise et que tu appelles son ego n'est pas du tout ça, mais une autre faculté, bien plus basse, bien moins importante. Quand même, tu es allée assez longtemps à l'école pour être au courant, non ? Gratte un peu à la surface d'un instituteur incompétent, ou tout aussi bien d'un professeur d'université, et une fois sur deux, tu verras apparaître un excellent mécanicien de garage ou un maçon. Ce sont des personnes déplacées, tu vois. Prends un peu Le Sage, mon employeur, mon ami, ma Rose de Madison Avenue. Est-ce que tu crois que c'est son ego qui l'a fait entrer à la télévision ? Pas du tout ! il n'a plus d'ego, si jamais il en a eu un. Il est divisé en un certain nombre de violons d'Ingres. Il en a au moins trois dont je suis sûr, et tous les trois sont liés à l'énorme atelier qu'il a fait installer au sous-sol de sa maison pour dix mille dollars ! L'atelier est rempli d'outils et de vis et de Dieu sait quoi. Les gens qui se servent de leur ego, de leur ego véritable, n'ont pas de temps à consacrer à des violons d'Ingres."
"Je t'assure que c'est épouvantable. Il cause, il cause, il cause. Et quand il ne cause pas, il fume ses puanteurs de cigares dans tous les coins de la maison. Cette odeur-là me rend tellement malade que je pourrais me rouler par terre et crever sur-le-champ à certains moments.
- Les cigares, ça n'est jamais que du lest, ma fille. Du lest, rien d'autre. s'il ne pouvait pas s'accrocher à son cigare, il quitterait le sol. Nous ne reverrions plus jamais notre Zooey."
J.D. Salinger, Franny et Zooey.
jeudi 18 décembre 2008
Jésus vs saint François
"-Enfin ce qui me reste à dire va sûrement provoquer une explosion. Mais je n'y peux rien, c'est ce qu'il y a de plus important pour moi.Il parut demander son avis au plâtre du plafond, puis il ferma les yeux.
- Peut-être as-tu oublié, toi, mais moi je me souviens d'une époque où tu étais au milieu d'un joli petit renoncement au Nouveau Testament. On entendait tes protestations à des kilomètres, ma fille. Tout le monde était dans cette saloperie d'Armée à l'époque, et j'étais le seul privilégié à bénéficier de tes paroles. Mais t'en souviens-tu ? Est-ce que ça te dit la moindre chose ?
- J'avais à peine dix ans ! dit Franny par le nez.
Sa voix était lourde de menaces.
- Je sais quel âge tu avais. Je le sais mieux que personne. Et puis, dis, hé, ne me la fais pas, ma fille. Je ne remets pas cette histoire sur le tapis pour le plaisir de de la rentrer dans la gorge. Mon Dieu, non ! Je reparle de ça pour une excellente raison. C'est parce que je crois que tu n'as pas compris Jésus quand tu étais gosse et je suis convaincu que tu ne le comprends pas plus maintenant. Je crois que tu le confonds dans ton esprit avec cinq ou dix autres personnages religieux, et je ne vois pas comment tu peux continuer la Prière à Jésus avant d'avoir les idées un peu plus claires. Te souviens-tu un peu de ce qui a préludé à cette petite apostasie ? ... Franny ? Tu t'en souviens ou quoi ?
Pour toute réponse, il n'entendit qu'un nez violemment débouché.
- Eh bien, moi je m'en souviens. C'est Matthieu, au chapitre VI. Je m'en souviens même très bien, ma fille. Je sais même encore où j'étais à ce moment-là. J'étais dans ma chambre où je mettais du chatterton autour de ma canne de hockey, et toi, tu es entrée en coup de vent avec une bible ouverte à la main. Tu n'aimais plus Jésus et tu voulais me demander si tu pouvais téléphoner à Seymour, dans son camp militaire, pour le lui dire. Et sais-tu pourquoi tu n'aimais plus Jésus ? Je vais te le dire. Parce que, premièrement, tu n'approuvais pas qu'il soit entré dans la synagogue et qu'il ait jeté les tables et les idoles dans tous les coins. Tu disais que c'était très brutal et très inutile. Tu étais certaine que Salomon ou les prophètes n'auraient jamais fait ça. Et deuxièmement, tu n'approuvais pas ce qui était dit à lapage que tu regardais en entrant dans ma chambre : "Voyez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers et votre Père céleste les nourrit !" Cela, tu l'acceptais, tu le trouvais beau et émouvant, mais quand Jésus dit juste après : "Ne valez-vous pas plus qu'eux ?", alors là la petite Franny ne marchait plus. C'est là que la jeune Franny laisse la Bible toute seule dans le froid et s'en va à grand pas vers le Bouddha qui ne fait pas de distribution et ne s'en prend pas aux jolis petits oiseaux du ciel. Hein, par exemple, toutes les oies et tous les poussins que nous avions près du Lac. Et ne me redis pas que tu avais dix ans seulement. Il n'y a pas de grands changements entre dix et vingt ans, ni même entre dix et quatre-vingts ans. Tu ne peux toujours pas comprendre ni aimer autant un Jésus qui a dit et fait un certain nombre de choses qu'il est censé avoir dites et faites. Tu le sais bien, d'ailleurs. Tu es par nature incapable de comprendre un fils de Dieu, quel qu'il soit, qui renverse les tables. Et par nature tu es également incapable d'aimer ou de comprendre un fils de Dieu qui dit que n'importe quel être humain, même un professeur Tupper, a plus de valeur aux yeux de Dieu qu'un pauvre petit poulet de Pâques.
Franny faisait maintenant face à la direction d'où venait la voix de Zooey. Elle était assise, très droite, un petit paquet de kleenex serré à la main. Bloomber n'était plus sur ses genoux.
- Je suppose que toi, tu en es capable, dit-elle d'une voix acide.
- Que j'en sois ou non capable ne nous concerne nullement ici. Mais tu as raison, j'en suis capable, moi. Je n'aime guère parler de ça, mais moi, du moins, je n'ai jamais essayé de transformer, en pleine connaissance de cause, Jésus en saint François d'Assise, pour le rendre plus "aimable", ce que quatre-vingt-dix-huit pour cent des chrétiens passent leur temps à faire. Je ne dis pas que c'est un grand mérite. Il se trouve que je n'éprouve aucune attirance pour les gens comme saint François d'Assise. Mais toi, c'est tout le contraire."
Giotto, légende de st François, chappelle d'Assise.
Moi aussi, à 10 ans j'ai claqué la porte du catéchisme, sans attendre d'avoir fait ma seconde communion, la "solennelle", parce que Dieu n'aimait pas les animaux (qu'il tape sur les marchands, je trouvais ça très bien, je n'aimais pas non plus l'argent, n'en ayant jamais manqué). En tous cas, le curé nous avait dit au catéchisme que les animaux n'entraient pas au Paradis. Comme j'étais très Greenpeace avantl'heure et fanatique du monde animal (que je continue, sans pouvoir m'en empêcher, à préférer à ma propre espèce), j'avais été outrée. Le curé (un vieux curé de campagne qui dans ses sermons nous fustigeait pour les papiers de bonbon qu'il retrouvait partout, ce qui nous donnait le fou rire, et c'est le seul sermon dont je me souvienne bien) avait dû être drôlement déçu. A 9 ans, avant ma première communion, j'étais quand même la seule à avoir lu les quatre évangiles, les vrais, pas une édulcoration ad usum delphini. Il ignorait que j'avais lu aussi les contes et légendes sur l'hindouisme et le Bouddha. J'étais, pour finir, presque devenue bouddhiste (ou hindouiste, je n'avais qu'une vague notion de la différence et j'aimais beaucoup Vishnou, qui était beau et aimable, lui). C'était presque fait et j'allais annoncer ça à ma mère quand mon arrière- grand-mère étant morte en juin, le mois suivant, en vacances, arrêtés dans une petite ville du sud-ouest, je ne sais plus laquelle, pour des courses, ma mère, en attendant mon père, était allée allumer un cierge dans l'église, juste devant le parking, pour son âme. Et c'est moi qui l'avais accompagnée, sans doute parce que les deux cadets étaient avec mon père. Bref, je me souviens, devant les bougies, du regard par en-dessous que j'avais coulé sur le Christ en croix, avec le vague sentiment qu'il me jetait un regard de doux reproche (c'est ce qui était énervant dans le christianisme, cette culpabilité douçeâtre). En sortant, un peu quinaude, j'avais bien senti que cette visite n'était pas faite par hasard, que c'était une façon de me rattraper par le cou, et j'avais dû maugréer en pensant à ma vocation avortée de bikkhu : "Bon, bon, c'était juste une idée comme ça, hein." Pour finir, je ne suis plus jamais retournée à l'église, sauf en passant, à l'adolescence, sans grande conviction, ou en me bricolant une spiritualité gentille à la saint François, et puis j'ai fini athée et puis agnostique, et puis gnostique, mais jamais convertie à autre chose, non, même pas à l'islam (même si je préfère toujours les canetons aux humains, je les trouve plus finis). Je ne suis plus rien, certes, mais pas une renégate.
"Zooey mit brusquement les mains sur son visage maintenant moite, les y laissa un moment et les retira. Il les replia ensemble sur sa poitrine. Sa voix se fit entendre de nouveau, sur un ton de conversation presque parfait.
- Ce qui me dépasse dans tout ça, c'est que je n'arrive pas à comprendre pourquoi quelqu'un, n'imorte qui, sauf un enfant, un ange ou un simple bienheureux comme ton pèlerin, aurait envie de dire cette prière à un Jésus qui serait différent de ce qu'il est dans le Nouveau Testament. Mon Dieu ! Il est l'homme le plus intelligent de toute la Bible, c'est tout ! Dis-moi qui il ne dépasse pas de plusieurs têtes ? Hein, non, mais dis-le moi ! Qui ? Les deux Testaments sont remplis de pandits, de prophètes, de fils favoris, de Salomons, d'Isaïes, de Davids, de Pauls, mais enfin qui à part Jésus savait de quoi il retournait ? Personne. Pas Moïse en tout cas. Ne me dis pas que Moïse le savait. C'était un brave homme et il était en contact avec son Dieu, mais justement, nous y voilà : il était obligé de se tenir en contact avec lui. Jésus, lui, s'est rendu compte qu'il n'y a pas de séparation d'avec Dieu.
Zooey claqua brusquement ses mains l'une contre l'autre, une seule fois, assez faiblement d'ailleurs, et comme malgré lui. On eût dit que ses mains s'étaient déjà repliées sur sa poitrine avant qu'elles eussent fini leur geste.
- Oh ! Seigneur ! Quel esprit ! dit-il. qui d'autre, par exemple, serait resté bouche cousue quand Pilate a demandé une explication ? Sûrement pas Salomon. Salomon aurait trouvé quelques phrases bien ramassées, dans un moment pareil. Je ne suis pas certain que Socrate n'en aurait pas fait autant, pas sûr du tout. Criton se serait débrouillé pour le prendre à part un instant, le temps de noter quelques mots bien choisis pour la postérité. Mais surtout, avant tout, par dessus tout, qui d'autre dans la Bible à part Jésus savait - savait - que nous transportons partout le Royaume de Dieu avec nous, qu'il est à l'intérieur de notre être, dans un endroit où nous sommes bien trop stupides, bien trop sentimentaux, bien trop terre à terre pour aller regarder ? Il faut être fils de Dieu pour savoir ça. Pourquoi ne penses-tu jamais à ces choses ? Non, Franny, sans blague, je suis très sérieux. Si tu ne vois pas Jésus exactement tel qu'il était, tu passes à côté de la Prière à Jésus. Si tu ne comprends pas Jésus, comment peux-tu comprendre sa Prière ? Ce n'est plus qu'une espèce d'incantation organisée. Jésus était l'adepte suprême, bon Dieu, mais oui, l'adepte suprême envoyé en mission, une mission très importante. Ce n'était pas du tout un saint François, il n'avait pas le temps de rédiger quelques cantiques, de prêcher pour les petits oiseaux ni de faire aucune de ces petites choses si apitoyantes qui sont tellement chères au coeur de la petite Franny Glass. Je ne plaisante nullement, bon Dieu ! Comment peux-tu passer à côté de ça ? Si Dieu avait voulu choisir un type qui eût la personnalité si attirante de saint François pour faire son boulot dans le Nouveau Testament, rassure-toi, il l'aurait trouvé, il aurait pris saint François. Mais il a choisi le meilleur, le plus intransigeant, le plus aimant, le moins sentimental, le plus original des maîtres. Et je te jure que, si tu ne vois pas ça, tu passes à côté de la Prière. Cette Prière n'a qu'un but et un seul : rendre la personne qui la récite consciente du Christ. Elle ne crée nullement un lieu de rendez-vous privilégié, confortable, saint, où tu rencontrerais un personnage divin, adorable, gluant, qui te prendrait dans ses bras, te soulagerait du fardeau de tes devoirs et ferait disparaître à tout jamais tes sales Weltschmerzen et tes professeurs Tupper. Et si tu es assez intelligente pour te rendre compte de cela, et tu l'e, toi, bon Dieu, et que tu refuses l'évidence, tu fais un mauvais usage de cette Prière, tu t'en sers pour demander un monde plein de poupées et de saints et vide de Tuppers.
Zooey s'assit soudain en se décollant du sol à la vitesse d'une fusée et il regarda Franny. Sa chemise, pour employer une expression familière, était à tordre.
- Si Jésus avait voulu que la prière soit utilisée pour..."
Avant cela, avant ce catéchisme de vieille ganache, j'avais été aussi à une autre école, avec un curé moderne, un enseignement moderne, où l'on chantait en tapant dans ses mains, où l'on apprenait à s'aimer et à chanter que Dieu nous aimait ( et à aimer la nature puisque la nature c'était Dieu aussi) dans des livres plein de coloriages, de soleil et d'arc-en-ciel : un catéchisme à la saint François, très rose bonbon, avec un Jésus "divin, adorable, gluant", dégoulinant de bons sentiments forcés. J'avais détesté et demandé à changer pour quelque chose d'un peu plus "sciences dures" en théologie. Entre les saint François doucereux et les soutanes austères qui interdisaient aux canetons l'entrée du paradis, rien n'allait. Finalement, c'est l'islam et ses sheikhs qui m'ont donné l'idée de ce qu'est un grand murshîd, le meilleur des murshids, c'est-à-dire "le plus intransigeant, le plus aimant, le moins sentimental, le plus original des maîtres". Rumî vs Ruzbehan (c'est-à-dire pas ce que l'on fait de Rumî ici, mais le vrai, celui qui cingle et cravache).
A dix ans, oui, j'étais bien cette Franny tête à claques et ça m'a duré longtemps. Maintenant, et je ne suis pas sûre que cela soit mieux, j'avais aussi, et j'ai encore, une bonne dose de "monstre avisé" en moi, comme dirait Zooey, celle qui ne supporte pas qu'on renifle et pleurniche, celle à qui on peut dire :
"-Tombe un peu malade pour voir et profites-en pour aller te rendre visite à toi-même. Tu verras à quel point tu manques de tact. Tu es la personne qu'il faut absolument éviter d'avoir auprès de soi quand on ne se sent pas en forme. Je n'en ai jamais vu pire que toi dans ces cas-là. Il suffit que quelqu'un ait pris froid, par exemple. Sais-tu ce que tu fais dans ces cas-là ? Tu le regardes d'un air absolument dégoûté chaque fois que tu le vois. ""
Mais le murshid en herbe, monstre avisé et pontifiant, est encore mieux envoyé :
"- C'est nous, répéta Zooey en la prenant de vitesse. Nous sommes des monstres, c'est tout. Ces deux salauds-là s'y sont pris de bonne heure et ils nous ont bien eus. Ils nous ont transformés en monstres et ils nous ont donné des idées de monstres. Nous sommes comme la Femme Tatouée et nous n'aurons pas une minute de paix pendant le restant de notre vie avant que tout le monde ne soit tatoué.
Avec un air extrêmement sinistre, Zooey amena son cigare à ses lèvres et tira dessus, mais il était éteint.
- Et par-dessus tout, ajouta-t-il aussitôt, nous avons le complexe des "Enfants avisés". Nous n'avons jamais vraiment quitté les ondes. Tous. Nous ne parlons pas, nous tenons la dragée haute aux autres. Nous ne faisons jamais la conversation, nous faisons des exposés. Moi du moins. Dès que je suis dans une pièce avec quelqu'un qui a un nombre d'oreilles normal, je deviens une espèce de prophète ou bien un coupeur de cheveux en quatre. Le Prince des Raseurs. Hier soir, par exemple, hein, prenons un peu hier soir. Au San Remo, je faisais des prières continuelles pour que Hess ne me parle pas de son nouvau scénario. Je savais qu'il avait un nouveau manuscrit avec une intrigue comme ça. Je savais foutrement bien que je ne sortirais pas du restaurant sans mettre un nouveau manuscrit dans ma poche. Mais je priais pour qu'il m'épargne le supplice d'une préprojection orale. Il n'est pas stupide. Il sait bien que je suis incapable de me taire.
Soudain, Zooey se retourna sans ôter son pied du divan et prit d'un geste rapide une boîte d'allumettes posée sur la table de sa mère. Puis il fit de nouveau face à la fenêtre, se remit à fixer le toit de l'école et porta le cigare à ses lèvres, mais il l'en retira aussitôt.
- Qu'il aille au diable, d'ailleurs, cet imbécile-là. Il est tellement idiot que ça me brise le coeur de penser à lui. Il est comme tous les gens de la télévision. Et de Hollywood. Et de Broadway. Il croit que tout ce qui est sentimental est tendre, que tout ce qui est brutal est une tranche de vie réaliste, et que tout ce qui finit par la violence physique constitue le dénouement de quelque chose qui n'est même pas...
- Et tu lui as dit ça ?
- Tu penses si je lui ai dit. Je viens de te dire que je suis incapable de me taire. Je lui ai dit tout ça et même plus. Et quand je suis parti, il aurait voulu être mort, ou du moins qu'un de nous deux soit mort. Si seulement c'était moi !"
J.D. Salinger, Franny et Zooey.
Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.
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'De l’état d’âme qui, cette lointaine année-là, n’avait été pour moi qu’une longue torture rien ne subsistait. Car il y a dans ce mon...
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"Sans doute est-il en train de baisser culotte dans la chambre fraîche", songèrent-ils. La Bible - Nouvelle traduction Églon, r...