"Comment naît la première honte morale ? Est-elle induite en nous miraculeusement par le péché lui-même ? Est-ce la honte qui d'abord a vaincu le péché ? ou le péché déjà vaincu (mais, quand, et pourquoi) qui sécrète la honte comme le produit immédiat de sa décadence ? Ce sont là de grands mystères. Autant demander pourquoi l'amour d'une femme naît subitement en nous, et pourquoi l'amour se change en haine et la haine en amour, et à quel moment modulment nos émotions, et comment émergent les initiatives créatrices de notre liberté. Il y a en tout cas une aventure à courir, une vocation dont tous les hommes n'entendront pas l'appel. Cette vocation est la vocation de la première douleur. Si les hommes ont tant de confiance dans les oeuvres temporelles, dans les "oeuvres de Marthe", c'est parce qu'ils s'imaginent que l'âme neuve se fabrique, comme une machine, pièce par pièce, à partir de ses éléments ; les mérites collectionnés, en se conservant, grignoteraient peu à peu le péché ; on veut que le pénitent accroisse ainsi son bénéfice moral, et que la mauvaise action s'effrite par morceaux. Mais le remords ne sert pas à réparer le péché ; il est lui-même la première fêlure qui, en cheminant, minera notre faute ; la douleur morale, ne rachète pas, elle témoigne par sa seule présence que le péché est déjà inoffensif. Les oeuvres, dit Luther dans sa préface de l'Epître aux Romains, sont par rapport à la foi comme la chaleur à la lumière du feu : "La foi ne demande pas s'il y a de bonnes oeuvres à faire, mais avant qu'on ne l'ait sollicitée elle les a faites..."
"Ce qui suit ne nous regarde plus et il faudrait un autre livre pour en parler : la digestion du péché par les bonnes oeuvres, l'histoire d'une volonté qui se réconcilie définitivement avec elle-même et qui résorbe jusqu'aux suites matérielles de ses fautes ; ces choses-là - et les jeûnes, et les aumônes et la floraison des oeuvres charitables - sont l'affaire de la Pénitence et non plus du Repentir. Toute cette magie sacramentaire, tout ce zèle ne sont possible que pour une conscience déjà pacifiée. Pour en arriver là, il faut revivre sa faute ; l'avoir, en quelque sorte, refaite ; mais ensuite il faut l'avoir oubliée. L'oubli que ne précède pas cette expérience aiguë de notre propre liberté, connaît des satisfactions impersonnelles et fragiles ; il ne supprime la douleur qu'en supprimant aussi la joie, il ignore les consolations robustes et vraiment positives du repentir. Le repentir, lui, veut notre joie ; il n'est pas résignation, indifférence ou anesthésie de l'âme ; il ne nous a pas promis la triste bonne humeur des malades qui se savent perdus, et qui refusent gaiement d'y penser ; il nous a promis la vie. Le repentir est l'intégration de notre faute dansune totalité perpétuellement élargie, transformée, approfondie. Il n'est pas de faute que la conscience n'ait le pouvoir d'assimiler ; infiniment élastique et dilatable, elle sait demeurer toujours complète ; sans doute elle n'anéantit pas ses péchés, mais elle les transfigure ; le souvenir des vieilles fautes réparées demeure en nous comme une sorte de barbarie bienfaisante qui est le pain et le sel de l'esprit. Schelling aimait à citer la parabole de la brebis égarée et le paradoxe arithmétique qui la suit. Et c'est en effet le cas de s'écrier : "felix culpa ! bienvenue la faute, qui donne lieu à la désolation justifiante ! bienheureux le pécheur, s'il doit éprouver la rédemption par le remords !"
Vladimir Jankélévitch, Philosophie morale, La Mauvaise Conscience, 2, "Irréversibilité".
Splendide (j'interviens auprès de personnes détenues)
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