vendredi 19 décembre 2008

De l'inavouable consolation


"Le marasme de l'anesthésie sénile : voilà le terme où aboutissent la déperdition de notre température affective et, en général, la dégradation de toute énergie spirituelle ! Or ceci est inavouable. Personne ne reconnaîtrait s'être consolé simplement parce que le deuil commence à dater ou parce que le chagrin est déjà vieux, car ce serait admettre que nous ne sommes pas supérieurs en cela à l'oublieuse matière qui est mens momentanea et qui ne connaît ni fidélité ni délai de convenance ; nul ne s'avoue justiciable de la loi commune, selon laquelle un chagrin éternel est aussi impossible qu'un mouvement perpétuel... Non, le créateur au petit pied ne veut pas obéir au principe de la conservation, ni reconnaître que la continuation de l'instant suppose des ressources infinies ! Il est entendu que si nous sommes ingrats ou renégat, ce n'est pas parce que l'artériosclérose affective a rendu notre chagrin un peu ligneux, ni parce que l'ardeur initiale s'est perdue faute d'aliment, comme une chandelle qui s'éteint, mais c'est pour de glorieuses et honorables raisons. L'apostat protesterait sans doute avec indignation si on le soupçonnait de se déjuger par lassitude - car la lassitude est une variante du radotage et une rechute en automatisme."

"Le désolé qui se console nie l'évidence, ou plus exactement intervertit les évidences ; fait comme s'il ne se passait rien. Telle fut la tactique d'une sagesse qui réduisait le malheur maximal de la mort à une simple apparence, déréalisait notre tragédie jusqu'à en faire une vision particulariste et partialisante du sens commun : l'inconsolable, en son délire, prend un détail unilatéral pour le centre de l'univers. Les pleurs sont une ivresse comme la colère est une démence, comme la joie est une danse, comme la panique est une griserie : le désolé qui prend son deuil au tragique ressemble à un ivrogne aveuglé par son ébriété égocentrique. La douleur ? Ce n'est rien. La mort ? Presque rien, en tout cas pour nous ; oudèn pros èmas... Sénèque  écrit à sa mère Helvia qu'il n'est pas, en exil, si malheureux qu'il en a l'air ; que l'exil n'est jamais qu'une loi loci commutatio ; et il rétablit la vérité scientifique déformée par l'optique passionnelle de l'ego. De là l'idée d'un courage qui est fait d'endurance plus que de bravoure, et qui décrète le danger inexistant. Epictère, Marc-Aurèle et Sénèque n'ont jamais été au-delà."


Vladimir Jankélévitch, Philosophie morale, La Mauvaise Conscience, 2, "Irréversibilité".

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.