Pour une première approche de maître Eckhart, rien que de très familier, tant beaucoup de faits et d'idées le rapprochent des soufis et surtout des soufis néoplatoniciens, même ses propres mésaventures, notamment, selon Benoît Beyer de Ryke, le fait que ses prêches en langue vulgaire pesèrent beaucoup sur ses ennuis avec l'Inquisition. On ne divulgue pas le Secret sans risque... Quant à l'interrogation du préfacier sur la sainteté possible du Rhénan - "Pourrait-il y avoir des saints non canonisés par l'institution, voire condamnés par elle ?", elle fait sourire. Se peut-il, mon Dieu, que non seulement l'Eglise soit parfois en bisbille avec ses saints, mais qu'en plus tous les saints n'aient pas été recensés, enregistrés, validés, incorporés par l'Eglise ? Se peut-il qu'il y ait des saints anonymes, comme les Quarante chez les musulmans ? On en frissonne... Cela reviendrait aussi à appuyer l'idée que tous les saints déclarés tels par l'Eglise n'aient pas tous bénéficié réellement de cette auréole là dans l'Outremonde. Comme on dit en Islam, quand on ne veut pas se mouiller, Dieu est le plus savant sur ces choses.
La Déité d'Eckhart a évidemment beaucoup à voir avec l'Unique de Plotin, et la référence à Ibn Sina n'est pas un hasard. J'aime d'ailleurs la façon dont il en parle, "un maître nommé Avicenne", cela rappelle le "rabbi Moïse" de Thomas d'Aquin pour citer et contredire Maïmonide. On n'a, en nos temps, que les mots de "dialogue inter-religieux" à la bouche, comme si c'était encore à inventer. Quelle blague ! Le Moyen-Âge n'a cessé de voir ferrailler les musulmans, les juifs, les chrétiens, autour des textes d'Aristote, de Platon, de Plotin et des autres, chacun, bien sûr, essayant de tirer la sainte couverture à soi, c'est-à-dire de faire dire aux vieux maîtres que c'est leur chapelle à eux qui est dans le vrai. Cela avait une autre gueule que ces platitudes d'aujourd'hui, tout le monde a raison, tout le monde est respectable, surtout ne jaamis dire du mal des Livres d'en face, ne jamais dire que l'adversaire se trompe, d'ailleurs ne jamais parler d'adversaire, bref !
Maître Eckhart a lu Avicenne, un "maître", ce qui ne l'empêche pas d'organiser son système plotinien de façon à l'adapter au christianisme : le Un de Plotin + le Dieu des créatures, ce dernier seul en contact avec ce que nous avons de temporel, d'accessoire, de créaturel donc, le premier cependant ayant laissé en chacun de nous une portion de "Déité" au-dessus de tout, inconcevable, inconnaissable, vrai divinité de la théologie négative, inspirée de Denys l'Aéropagyte, que les Ismaéliens avaient déjà bien reprise, quelques siècles plus tôt. Mais il est aussi un autre penseur auquel sa volonté de se dépouiller soi-même de tout attachement, volonté, savoir et désir, afin de rejoindre l'Être au-delà des attributs fait penser, c'est Nadjm ad-Dîn Kubra, qui lui aussi recommande un périple menant, étape par étape, à la "Solitude de l'unicité divine" ; même cette idée que chacun porte en soi une part de la Déité, et donc son état premier et éternel, se retrouve dans les textes de Kubra, quand il écrit que chacun a "une lumière primordiale placée en soi, correspondant aux organes spirituels et qui est tenue captive du monde corporel. Or il y a une correspondance entre cette substance et le ciel qui fait que celui-ci se reflète en elle." Aucune possibilité que l'Allemand ait lu ce maître d'Asie centrale pourtant presque contemporain, mais il est toujours frappant de voir combien, souvent, les idées apparaîssent d'un monde à l'autre, comme par contamination ou naissances multiples spontanées.
Mais pour Nadjm ad-Dîn, en bon soufi, le moyen et le moteur de parvenir à cette ultime plate-forme divine, c'est l'amour. Maître Eckhart est plus provocant - surtout en tant que chrétien !- quand il réfute le rôle fondamental de l'amour, et contredit Paul de Tarse sans détour, dans des termes superbes, où il convoque et oblige ce qu'un soufi appellerait le "Bien-Aimé" à devenir à son tour le "murîd", le désirant, par le moyen du détachement, du vide en soi, le vide exerçant apparemment sur Dieu l'attraction d'un appel d'air :
"Quant à moi, je loue le détachement plus que tout amour. Et d'abord pour cette raison : ce que l'amour a de meilleur, c'est qu'il me force à aimer Dieu, alors que le détachement force Dieu à m'aimer. Or il est bien plus noble de forcer Dieu à venir à moi que de me forcer à aller à Dieu, parce que Dieu peut plus intimement s'insérer en moi et mieux s'unir à moi que je ne puis m'unir à Dieu. Que le détachement force Dieu à venir à moi, je le prouve ainsi : toute chose aime à être dans le lieu qui lui est naturel et propre. Or le lieu naturel et propre de Dieu est l'unité et la pureté, et c'est ce que produit le détachement. Il faut donc nécessairement que Dieu se donne à un coeur détaché." Ce que Kubrâ dit de façon strictement semblable, hormis que chez lui la Lumière est Dieu et non le Détachement : "Ceci renvoie à un principe déjà évoqué, l'idée que le même n'est connu que par le même. Seule la lumière peut connaître la lumière, dira aussi le tafsîr. Ainsi la lumière interne à la substance libérée par l'invocation monte vers le ciel d'où descend une lumière céleste attirée par l'aspiration de la première." De plus, pour le Rhénan, l'amour conduit à souffrir (souffrir pour Dieu). Or dans la souffrance, causée par et dans la créature, on ne peut s'oublier, on pense forcément à autre chose qu'à Dieu : à celui qui vous inflige la peine, à soi - voire, qui sait ? on frôle la satisfaction de ses bonnes actions et l'espoir d'une compensation, ce que Jankélévitch appelait les cinq minutes de contentement de soi qui perdent l'ascète et le vouent aux Enfers, même après une vie de vertu... Alors qu'être détaché absolument conduit fatalement à être détaché de ses mérites et démérites.
Même l'humilité, chez Johannes Eckhart, a toutes les allures (séduisantes) de l'arrogance, le contraire du disciple appelant le maître : C'est Dieu qui vient à moi, et non moi qui ferais un pas. Il est bien sûr obligé de prévenir les objections de ses coreligionnaires, qui ne manqueront pas de lui rappeler certaines écritures, ainsi Marie, "il a considéré l'humilité de sa servante". Dans un raisonnement quelque peu tordu (Maïmonide et Averroès ont sué sang et eau pour concilier Aristote et leur Révélation respective, Eckhart, lui, entortille les Ecritures pour les conformer à ses visions), il affirme que si "Notre-Dame" parle de son humilité et non de son détachement, alors que, toujours selon lui, Dieu, bien sûr, désire d'elle la même immobilité "en son détachement", c'est, en fait, pour préserver ce détachement, duquel toute mention, toute pensée, peut-être toute louange, seraient en même temps sa perte : "Et si elle avait mentionné même d'un mot son détachement, si elle avait dit : "Il a considéré mon détachement", le détachement aurait été troublé et n'aurait pas été aussi total ni aussi parfait, car par là il serait sorti de lui-même. Or aucune sortie, si petit qu'elle soit, ne peut rester sans dommage pour le détachement."
Le détachement est donc voué à s'ignorer lui-même pour subsister. Tout comme disait aussi Jankélévitch, de la sincérité qui ne peut être sincèrement sincère qu'inconsciente, et, dans le cas des humains non mystiques du dernier degré, fugace : "l'espace d'un instant je suis sincère, et puis je me rends compte que je suis sincère, et ça y est, je fonds d'admiration devant ma propre sincérité et du coup je ne le suis plus."
Ainsi donc, "l'humilité" de la Vierge n'est qu'un mot placé en barrage pour empêcher la sortie néfaste du détachement : "C'est pourquoi le prophète a dit : Audiam quid locatur in me dominus deus, c'est-à-dire : "Je me tairais et j'écouterai ce que mon Seigneur et mon Dieu me dira." C'est comme s'il disait : "Si Dieu veut me parler, qu'il vienne vers moi, je ne veux pas sortir."
Vu comme ça, cela semble un peu gonflé mais il ne faut pas perdre de vue que, pour les néoplatoniciens, l'attraction du même vers le même est primordiale, toute chose tend à être attirée par sa source et son origine, disait Sohrawardî dans le Langage des fourmis. Le moindre écart de similarité dans les essences, et la source se trouble et c'est fichu. Par contre, être parvenu à être un vide total, c'est y faire entrer le Vide par excellence, "aussi insensible à toutes les vicissitudes de la joie et de la souffrance, de l'honneur, du préjudice et du mépris qu'une montagne de plomb est insensible à un vent léger." Même similitude avec Nadjm ad-Dîn et aussi avec Tirmidhî, le stade ultime est celui de la toute-puissance : "c'est là sans doute cette solitude divine que Najm al-Dîn Kubrâ évoquait en se référant à Tirmidhî sans pour autant l'expliciter. C'est aussi ce troisième degré dont Najm al-Dîn affirme que l'on est saint que lorsqu'on l'atteint. Ce troisième degré a de très nombreuses caractéristiques dont la certitude visionnaire, l'affirmation de l'unicité, l'intimité et la vénération, et d'autres sur lesquelles on reviendra. L'une d'elle est liée à l'acquisition des noms. Il s'agit du pouvoir de faire-être, le takwîn. Ce pouvoir dérive de l'acquisition du nom suprême par lequel le saint est exaucé dans toutes ses prières" (Paul Ballanfat, introduction aux Quatorze petits traités) mais aussi de l'absence totale de volonté personnelle, de sorte que celui qui peut tout, ne veut plus rien, hormis l'agir divin. Car sans ce vide, même Dieu ne peut agir, s'installer, et y faire ses quatre volontés, "car bien que Dieu soit tout-puissant, il ne peut cependant agir que s'il trouve ou opère la disponibilité. Et je dis "opère" à cause de saint Paul, parce que Dieu ne trouva pas en lui de disponibilité, mais il le prépara en y infusant sa grâce. C'est pourquoi je dis : Dieu agit selon qu'il trouve la disponibilité."
Eckhart croit aussi à la préexistence des âmes et comment en serait-il autrement, puisque ces âmes-là sont faites d'un noyau d'éternité ? Ses idées, fatalement, égratignent sérieusement le problème du libre arbitre : non seulement Dieu voit tout, a tout su et vu par avance, connaît déjà les bonnes et les mauvaises actions de chacun, mais en plus, à tout et tous, il a déjà répondu. Il a déjà vu quelle prière était sincère, quelle autre ne l'était pas et a donc par avance agréé ou refusé toute demande, ce qui, logiquement, s'ensuit que nous naissons damnés ou sauvés, depuis l'éternité, et même celui qui refuse de se rendre "disponible", si Dieu le veut depuis toujours, une petite descente de grâce fera le nécessaire, come pour Paul. On va beaucoup disputer là-dessus, un peu plus tard...
Pensée séduisante et vierge de tout sentimentalisme gluant (à la François d'Assise), sans aucun doute. Peut-être moins séduisante que l'amour dans la joie des autres mystiques, la joie d'être en présence de Dieu étant elle-même obstacle, comme il explique: "Celui qui veut reconnaître la noblesse et l'utilité du détachement parfait, qu'il considère la parole que le Christ a prononcé sur son humanité quand il dit à ses disciple : "Il est nécessaire que je vous quitte, car si je ne vous quitte pas, l'Esprit Saint ne viendra pas en vous." C'est comme s'il disait : Vous avez trouvé trop de joie à ma présence, c'est pourquoi vous ne pouvez recevoir la joie parfaite de l'Esprit Saint. Rejetez donc les images et unissez-vous à l'Être sans forme, car la consolation spirituelle de Dieu est subtile, c'est pourquoi elle ne s'offre qu'à celui qui rejette la consoaltion charnelle."
Ainsi, le murshid impitoyable s'offre aux disciples et puis se dérobe, histoire de faire avancer les poussins hors du nid. Pourtant, nous assure le maître, "nul n'est plus joyeux que celui qui se trouve dans le plus grand détachement." Celui qui comprend ça doit forcément comprendre le nirvana si heurtant et agaçant des bouddhistes.
Etre Dieu en Dieu; Johannes Eckart, "Traité Du Détachement
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