Idée, comme ça : si Jankélévitch, malgré son incroyance de principe, a écrit des pages qui peuvent en remontrer à pas mal de théologues chrétiens, je me demande si Borgès, bien qu'il n'ait pas été, je crois, un habitué des synagogues, ne doit pas être compter au rang des plus grands cabalistes.
vendredi 29 juillet 2005
La Mort et la boussole
"- pas besoin de chercher midi à quatorze heures, - disait Treviranus, en brandissant un cigare impérieux. Nous savons tous que le Tétrarque de Galilée possède les plus beaux saphirs du monde. Pour les voler quelqu'un aura pénétré ici par erreur. Yarmolinsky s'est levé ; le voleur a été obligé de le tuer. Qu'en pensez-vous ?
- Possible mais sans intérêt - répondit Lönrot. Vous répliquerez que la réalité n'est pas forcée le moins du monde d'être intéressante."
"Il montra dans le "placard" une rangée de grands volumes : une Défense de la cabale; un Examen de la philosophie de Robert Fludd; une traduction littérale du Sepher Yezirah; une Biographie du Baal Shem; une Histoire de la secte des Hasidim ; une monographie (en allemand) sur le Tetragrammaton ; une autre sur la nomenclature divine du Pentateuque. Le commissaire les regarda avec crainte, presque avec répugnance. Puis, il se mot à rire.
- Je suis un pauvre chrétien, répondit-il. Emportez tous ces bouquins, si vous voulez ; je n'ai pas de temps à perdre à des superstitions juives.
-Peut-être ce crime appartient-il à l'histoire des superstitions juives, murmura Lönrot.
- Comme le christianisme - se risqua à compléter le rédacteur de la Yiddische Zeitung. Il était myope, athée et très timide."
jeudi 28 juillet 2005
La Loterie à Babylone
"Un esclave vola un billet série pourpre : d'après le tirage, le porteur du numéro devait avoir la langue brûlée. Mais le code fixait cette même peine pour les voleurs de billets. Certains Babyloniens exprimèrent alors que si l'homme méritait le fer rouge, c'était en sa qualité de voleur ; d'autres, magnanimes, affirmèrent que le bourreau ne devait lui appliquer la peine que pour respecter les décisions du hasard."
mercredi 27 juillet 2005
De la littérature de Tlön
"Nous savons déjà que dans Tlön le sujet de la connaissance est éternel.
"Dans les habitudes littéraires, l'idée d'un sujet unique est également toute-puissante. Il est rare que les livres soient signés. La conception du plagiat n'existe pas : on a établi que toutes les oeuvres sont celles d'un même auteur, qui est intemporel et anonyme. La critique invente habituellement des auteurs ; elle choisit deux oeuvres dissemblables - disons le Tao Te King et les 1001 Nuits -, les attributs à un même écrivain, puis détermine en toute probité la psychologie de cet intéressant homme de lettres"
"Dans les habitudes littéraires, l'idée d'un sujet unique est également toute-puissante. Il est rare que les livres soient signés. La conception du plagiat n'existe pas : on a établi que toutes les oeuvres sont celles d'un même auteur, qui est intemporel et anonyme. La critique invente habituellement des auteurs ; elle choisit deux oeuvres dissemblables - disons le Tao Te King et les 1001 Nuits -, les attributs à un même écrivain, puis détermine en toute probité la psychologie de cet intéressant homme de lettres"
Tlön Uqbar Orbis Tertius
"C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois la découverte d'Uqbar."
"La note semblait préciser les frontières d'Uqbar, mais ses nébuleux points de repère étaient des fleuves, des cratères et des chaînes de cette même région. Nous lûmes, par exemple, que les terres basses de Tsal Jaldoum et le delta de l'Axa définissent la frontière sud et que, dans les îles de ce delta, les chevaux sauvages procréent."
"la littérature d'Uqbar était de caractère fantastique, ses épopées et ses légendes ne se rapportaient jamais à la réalité, mais aux deux régions imaginaires de Mjelnas et de Tlön..."
"Naturellement, il ne trouva pas trace d'Uqbar."
"Au début, on crut que c'était un pur chaos, une irresponsable licence de l'imagination ; on sait maintenant que c'est un cosmos, et les lois intimes qui le régissent ont été formulées, du moins provisoirement."
"La note semblait préciser les frontières d'Uqbar, mais ses nébuleux points de repère étaient des fleuves, des cratères et des chaînes de cette même région. Nous lûmes, par exemple, que les terres basses de Tsal Jaldoum et le delta de l'Axa définissent la frontière sud et que, dans les îles de ce delta, les chevaux sauvages procréent."
"la littérature d'Uqbar était de caractère fantastique, ses épopées et ses légendes ne se rapportaient jamais à la réalité, mais aux deux régions imaginaires de Mjelnas et de Tlön..."
"Naturellement, il ne trouva pas trace d'Uqbar."
"Au début, on crut que c'était un pur chaos, une irresponsable licence de l'imagination ; on sait maintenant que c'est un cosmos, et les lois intimes qui le régissent ont été formulées, du moins provisoirement."
De l'Architecture de Tlön
"Dans Tlön les choses se dédoublent ; elles ont aussi une propension à s'effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient. Classique est l'exemple d'un seuil qui subsista tant qu'un mendiant s'y rendit et que l'on perdit de vue à la mort de celui-ci. Parfois des oiseaux, un cheval, ont sauvé les ruines d'un amphithéâtre. "
jeudi 21 juillet 2005
Les Cordes d'argent
"Je serre ma guitare contre moi, les murs écartez-vous !
La Fortune me fut contraire, je n'aurai de liberté, ma vie durant.
Tranchez-moi donc les veines, tranchez-moi donc le cou,
Seulement, ne coupez pas
Mes cordes, mes cordes
D'argent !
Je m'enfouis dans la terre, je pourris solitaire.
Qui de ma jeunesse se montrera compatissant ?
On rampe dans mon âme, on la coupe en lanières.
Pourvu qu'on ne coupe pas
Mes cordes, mes cordes
D'argent !
Emportant ma guitare, ils m'ont pris la liberté.
Je me suis effondré, je criais :"Bande de salauds, de truands !
Noyez-moi, écrasez-moi dans la boue à coups de pied,
Seulement, necoupez pas
Mes cordes, mes cordes
D'argent !
Qu'est-ce que c'est que ça, les gards ? Je ne verrai plus jamais
Ni les nuits sans lune, ni les petits matins blancs ?
Ils ont gâché mon âme, ma vie, m'ont privé de liberté,
Maintenant, ils ont brisé
Mes cordes, mes cordes
D'argent."
La Fortune me fut contraire, je n'aurai de liberté, ma vie durant.
Tranchez-moi donc les veines, tranchez-moi donc le cou,
Seulement, ne coupez pas
Mes cordes, mes cordes
D'argent !
Je m'enfouis dans la terre, je pourris solitaire.
Qui de ma jeunesse se montrera compatissant ?
On rampe dans mon âme, on la coupe en lanières.
Pourvu qu'on ne coupe pas
Mes cordes, mes cordes
D'argent !
Emportant ma guitare, ils m'ont pris la liberté.
Je me suis effondré, je criais :"Bande de salauds, de truands !
Noyez-moi, écrasez-moi dans la boue à coups de pied,
Seulement, necoupez pas
Mes cordes, mes cordes
D'argent !
Qu'est-ce que c'est que ça, les gards ? Je ne verrai plus jamais
Ni les nuits sans lune, ni les petits matins blancs ?
Ils ont gâché mon âme, ma vie, m'ont privé de liberté,
Maintenant, ils ont brisé
Mes cordes, mes cordes
D'argent."
mercredi 20 juillet 2005
Farrago
"Les Noirs veulent être blancs, les Blancs veulent être encore plus blancs pour que jamais les Noirs ne deviennent aussi blancs qu'eux, mais le jour où Noirs seront tous devenus blancs, les Blancs, évidemment, auront cessé d'exister.
- Comment ça ?
- Il faut qu'il reste au moins un Noir pour que les Blancs sachent encore qu'ils sont blancs.
- Ce sera peut-être toi, j'ai dit.
- Non merci. Ils seraient foutus de m'élire Président.
- Pourquoi veux-tu qu'ils fassent ça ?
- Parce que les Blancs aiment bien les Noirs au cas par cas. Un Noir, ça va. Deux Noirs, ils comment déjà à s'inquiéter. Mais un seul Noir, ils aiment bien, comme ça ils peuvent à la fois se setir blancs et se sentir honnêtes sans avoir peur qu'on leur pique leur place. Il suffit de voir au cinéma. A la Maison-Blanche aussi, ils doivent avoir leur Noir de service. Par contre, s'il ne reste plus qu'un seul Noir sur tout le territoire, il deviendra forcément Président du pays, puisqu'il ne peut y avoir qu'un Président.
- C'est juste, j'ai dit, tout en ayant l'impression d'avoir perdu le fil. Alors les Noirs ne seront à égalité avec les Blancs que le jour où tous les Noirs seront devenus blancs sauf un, qu'on nommera Président."
"Homer, a dit Duke en s'allongeant dans l'herbe, quand je pense à ce que tous mes ancêtres ont subi, je me dis parfois que s'ils ont tant souffert, c'est pour qu'un jour, un de leurs descendants puisse se la couler douce et dire à qui veut l'entendre qu'il mène une vie d'homme libre et qu'il est heureux. Tous les matins, qu'il pleuve ou qu'il fasse beau, j'y pense. Et quand le soleil brille, que je me roule une cigarette et que je me dis : Duke tu n'as rien de mieux à faire que fumer ta cigarette et te coucher au soleil, je sais, tout au fond de moi, qu'ils ne sont pas morts pour rien."
- Comment ça ?
- Il faut qu'il reste au moins un Noir pour que les Blancs sachent encore qu'ils sont blancs.
- Ce sera peut-être toi, j'ai dit.
- Non merci. Ils seraient foutus de m'élire Président.
- Pourquoi veux-tu qu'ils fassent ça ?
- Parce que les Blancs aiment bien les Noirs au cas par cas. Un Noir, ça va. Deux Noirs, ils comment déjà à s'inquiéter. Mais un seul Noir, ils aiment bien, comme ça ils peuvent à la fois se setir blancs et se sentir honnêtes sans avoir peur qu'on leur pique leur place. Il suffit de voir au cinéma. A la Maison-Blanche aussi, ils doivent avoir leur Noir de service. Par contre, s'il ne reste plus qu'un seul Noir sur tout le territoire, il deviendra forcément Président du pays, puisqu'il ne peut y avoir qu'un Président.
- C'est juste, j'ai dit, tout en ayant l'impression d'avoir perdu le fil. Alors les Noirs ne seront à égalité avec les Blancs que le jour où tous les Noirs seront devenus blancs sauf un, qu'on nommera Président."
"Homer, a dit Duke en s'allongeant dans l'herbe, quand je pense à ce que tous mes ancêtres ont subi, je me dis parfois que s'ils ont tant souffert, c'est pour qu'un jour, un de leurs descendants puisse se la couler douce et dire à qui veut l'entendre qu'il mène une vie d'homme libre et qu'il est heureux. Tous les matins, qu'il pleuve ou qu'il fasse beau, j'y pense. Et quand le soleil brille, que je me roule une cigarette et que je me dis : Duke tu n'as rien de mieux à faire que fumer ta cigarette et te coucher au soleil, je sais, tout au fond de moi, qu'ils ne sont pas morts pour rien."
lundi 18 juillet 2005
samedi 16 juillet 2005
Evidemment
Evidemment que je l'ai reçu. D'ailleurs l'emballage était à demi ouvert, ce qui prouve que les postiers sont curieux.
La mort du chien Karénine
Dans L'Insoutenable Légèreté de l'être, les derniers chapitres, que je relis toujours avec autant de ferveur, pages absolument parfaites, poignantes et souriantes, tendres et pourtant retenues, quelle maîtrise, quel grand écrivain !
"Tereza était agenouillée au pied du lit et tenait la tête de Karénine dans ses mains contre son visage.
Tomas lui demanda de serrer fermement la patte de derrière juste au-dessus de la veine qui était mince et où il était difficile d'enfoncer l'aiguille. Elle tenait la patte de Karénine, mais sans éloigner son visage de sa tête. Elle lui parlait sans cesse d'une voix douce et il ne pensait qu'à elle. Il n'avait pas peur. Il lui lécha encore deux fois le visage. Et Tereza lui chuchotait : "N'aie pas peur, n'aie pas peur, là-bas tu n'auras pas mal, là-bas tu rêveras d'écureuils et de lièvres, il y aura des vaches, et il y aura aussi Méphisto, n'aie pas peur..."
Tomas piqua l'aiguille dans la veine et pressa le piston. Un léger tressaillement parcourut la patte de Karénine, sa respiration s'accéléra puis s'arrêta net. Tereza était agenouillée par terre au pied du lit et pressait son visage contre sa tête.
Ils durent retourner à leur travail et le chien resta couché sur le lit, sur le drap blanc orné de fleurs violettes."
"Tereza était agenouillée au pied du lit et tenait la tête de Karénine dans ses mains contre son visage.
Tomas lui demanda de serrer fermement la patte de derrière juste au-dessus de la veine qui était mince et où il était difficile d'enfoncer l'aiguille. Elle tenait la patte de Karénine, mais sans éloigner son visage de sa tête. Elle lui parlait sans cesse d'une voix douce et il ne pensait qu'à elle. Il n'avait pas peur. Il lui lécha encore deux fois le visage. Et Tereza lui chuchotait : "N'aie pas peur, n'aie pas peur, là-bas tu n'auras pas mal, là-bas tu rêveras d'écureuils et de lièvres, il y aura des vaches, et il y aura aussi Méphisto, n'aie pas peur..."
Tomas piqua l'aiguille dans la veine et pressa le piston. Un léger tressaillement parcourut la patte de Karénine, sa respiration s'accéléra puis s'arrêta net. Tereza était agenouillée par terre au pied du lit et pressait son visage contre sa tête.
Ils durent retourner à leur travail et le chien resta couché sur le lit, sur le drap blanc orné de fleurs violettes."
mercredi 13 juillet 2005
L'insoutenable légèreté de l'être
"Ceux qui pensent que les régimes communistes d'Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l'ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n'ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d'avoir découvert l'unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n'existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins.
Alors, chacun s'en prit aux communistes : Vous êtes responsables des malheurs du pays (il est appauvri et ruiné), de la perte de son indépendance (il est tombé sous l'emprise des Russes), des assassinats judiciaires !
Ceux qui étaient accusés répondaient : On ne savait pas ! On a été trompés ! On croyait ! Au fond du coeur, on est innocent !
Le débat se ramenait donc à cette question : Etaot-il vrai qu'ils ne savaient pas ? Ou faisaient-ils seulement semblant de n'avoir rien su ?
Tomas suivait ce débat (comme dix millions de Tchèques) et se disaient qu'il y avait certainement parmi les communistes des gens qui n'étaient quand même pas aussi totalement ignorants (ils devaient quand même avoir entendu parler des horreurs qui s'étaient produites et n'avaient pas cessé de se produire dans la Russie post-révolutionnaire). Mais il était probable que la plupart d'entre eux n'étaient vraiment au courant de rien.
Et il se disait que la question fondamentale n'était pas : savaient-ils ou ne savaient-ils pas ? Mais : est-on innocent parce qu'on ne sait pas ? un imbécile assis sur le trône est-il déchargé de toute responsabilité du seul fait que c'est un imbécile ?
Admettons que le procureur tchèque qui réclamait au début des années cinquante la peine de mort pour un innocent ait été trompé par la police secrète russe et par le gouvernement de son pays. Mais maintenant que l'on sait que les accusations étaient absurdes et les suppliciés innocents, comment se peut-il que le même procureur défende la pureté de son âme et se frappe la poitrine : ma conscience est sans tache, je ne savais pas, je croyais ! N'est-ce pas précisément dans son "je ne savais pas ! je croyais !" que réside sa faute irréparable ?
Alors, Tomas se rappela l'histoire d'Oedipe : Oeudipe ne savait pas qu'il couchait avec sa propre mère et, pourtant, quand il eut compris ce qui s'était passé, il ne se sentit pas innocent. Il ne put supporter le spectacle du malheur qu'il avait causé par son ignorance, il se creva les yeux et, aveugle, il partit de Thèbes."
"Tomas comprit une chose étrange. Tout le monde lui souriait, tout le monde souhaitait qu'il rédigeât sa rétractation, en se rétractant il aurait fait plaisir à tout le monde ! Les uns se réjouissaient parce que l'inflation de lâcheté banalisait leur propre conduite et leur rendait l'honneur perdu. Les autres s'étaient accoutumés à voir dans leur honneur un privilège particulier auquel ils ne voulaient point renoncer. Aussi nourrissaient-ils envers les lâches un amour secret ; sans eux leur courage n'aurait été qu'un effort banal inutile que personne n'eût admiré."
"Il est tragi-comique que ce soit précisément notre bonne éducation qui soit devenue l'alliée de la police. Nous ne savons pas mentir. L'impératif "Dis la vérité !", que nous ont inculqué papa et maman, fait que nous avons automatiquement honte de mentir, même devant le flic qui nous interroge. Il nous est plus facile de nous disputer avec lui, de l'insulter (ce qui n'a aucun sens) que de lui mentir carrément (ce qui est la seule chose à faire)."
Alors, chacun s'en prit aux communistes : Vous êtes responsables des malheurs du pays (il est appauvri et ruiné), de la perte de son indépendance (il est tombé sous l'emprise des Russes), des assassinats judiciaires !
Ceux qui étaient accusés répondaient : On ne savait pas ! On a été trompés ! On croyait ! Au fond du coeur, on est innocent !
Le débat se ramenait donc à cette question : Etaot-il vrai qu'ils ne savaient pas ? Ou faisaient-ils seulement semblant de n'avoir rien su ?
Tomas suivait ce débat (comme dix millions de Tchèques) et se disaient qu'il y avait certainement parmi les communistes des gens qui n'étaient quand même pas aussi totalement ignorants (ils devaient quand même avoir entendu parler des horreurs qui s'étaient produites et n'avaient pas cessé de se produire dans la Russie post-révolutionnaire). Mais il était probable que la plupart d'entre eux n'étaient vraiment au courant de rien.
Et il se disait que la question fondamentale n'était pas : savaient-ils ou ne savaient-ils pas ? Mais : est-on innocent parce qu'on ne sait pas ? un imbécile assis sur le trône est-il déchargé de toute responsabilité du seul fait que c'est un imbécile ?
Admettons que le procureur tchèque qui réclamait au début des années cinquante la peine de mort pour un innocent ait été trompé par la police secrète russe et par le gouvernement de son pays. Mais maintenant que l'on sait que les accusations étaient absurdes et les suppliciés innocents, comment se peut-il que le même procureur défende la pureté de son âme et se frappe la poitrine : ma conscience est sans tache, je ne savais pas, je croyais ! N'est-ce pas précisément dans son "je ne savais pas ! je croyais !" que réside sa faute irréparable ?
Alors, Tomas se rappela l'histoire d'Oedipe : Oeudipe ne savait pas qu'il couchait avec sa propre mère et, pourtant, quand il eut compris ce qui s'était passé, il ne se sentit pas innocent. Il ne put supporter le spectacle du malheur qu'il avait causé par son ignorance, il se creva les yeux et, aveugle, il partit de Thèbes."
"Tomas comprit une chose étrange. Tout le monde lui souriait, tout le monde souhaitait qu'il rédigeât sa rétractation, en se rétractant il aurait fait plaisir à tout le monde ! Les uns se réjouissaient parce que l'inflation de lâcheté banalisait leur propre conduite et leur rendait l'honneur perdu. Les autres s'étaient accoutumés à voir dans leur honneur un privilège particulier auquel ils ne voulaient point renoncer. Aussi nourrissaient-ils envers les lâches un amour secret ; sans eux leur courage n'aurait été qu'un effort banal inutile que personne n'eût admiré."
"Il est tragi-comique que ce soit précisément notre bonne éducation qui soit devenue l'alliée de la police. Nous ne savons pas mentir. L'impératif "Dis la vérité !", que nous ont inculqué papa et maman, fait que nous avons automatiquement honte de mentir, même devant le flic qui nous interroge. Il nous est plus facile de nous disputer avec lui, de l'insulter (ce qui n'a aucun sens) que de lui mentir carrément (ce qui est la seule chose à faire)."
mardi 12 juillet 2005
L'insoutenable légèreté de l'être
"Etant peintre, elle savait observer les visages et connaissait depuis Prague la physionomie des gens qui ont la passion d'inspecter et de noter autrui. Tous ces gens-là avaient l'index un peu plus long que le médius et le pointaient sur leurs interlocuteurs. D'ailleurs, le président Novotny, qui a régné en Bohême quatorze ans durant jusqu'en 1968, avait exactement les mêmes cheveux frisés au fer par le coiffeur et pouvait s'enorgueillir du plus long index de tous les habitants d'Europe centrale."
"Un ou deux ans après avoir quitté la Bohême, elle se trouva tout à fait par hasard à Paris le jour anniversaire de l'invasion russe. Une manifestation de protestation avait lieu ce jour-là et elle ne put s'empêcher d'y participer. De jeunes Français levaient le poing et hurlaient des mots d'ordre contre l'impérialisme soviétique. Ces mots d'ordre lui plaisaient, mais elle constata avec surprise qu'elle était incapable de crier de concert avec les autres. Elle ne put rester que quelques minutes dans le cortège.
Elle fit part de cette expérience à des amis français. Ils s'étonnaient : "Tu ne veux donc pas lutter contre l'occupation de ton pays ?" Elle voulait leur dire que le communisme, le fascisme, toutes les occupations et toutes les invasions dissimulent un mal plus fondamental et plus universel ; l'image de ce mal, c'était le cortège de gens qui défilent en levant le bras et en criant les mêmes syllabes à l'unisson. Mais elle savait qu'elle ne pourrait pas le leur expliquer. Elle se sentit gênée et préféra changer de sujet."
"Elle lui dit : "Et pourquoi ne te sers-tu pas de ta force contre moi, de temps en temps ?
- Parce qu'aimer c'est renoncer à la force", dit Franz doucement.
Sabina comprit deux choses : premièrement, que cette phrase était belle et vraie. Deuxièmement, qu'avec cette phrase, Franz venait de se disqualifier dans sa vie érotique."
"Un ou deux ans après avoir quitté la Bohême, elle se trouva tout à fait par hasard à Paris le jour anniversaire de l'invasion russe. Une manifestation de protestation avait lieu ce jour-là et elle ne put s'empêcher d'y participer. De jeunes Français levaient le poing et hurlaient des mots d'ordre contre l'impérialisme soviétique. Ces mots d'ordre lui plaisaient, mais elle constata avec surprise qu'elle était incapable de crier de concert avec les autres. Elle ne put rester que quelques minutes dans le cortège.
Elle fit part de cette expérience à des amis français. Ils s'étonnaient : "Tu ne veux donc pas lutter contre l'occupation de ton pays ?" Elle voulait leur dire que le communisme, le fascisme, toutes les occupations et toutes les invasions dissimulent un mal plus fondamental et plus universel ; l'image de ce mal, c'était le cortège de gens qui défilent en levant le bras et en criant les mêmes syllabes à l'unisson. Mais elle savait qu'elle ne pourrait pas le leur expliquer. Elle se sentit gênée et préféra changer de sujet."
"Elle lui dit : "Et pourquoi ne te sers-tu pas de ta force contre moi, de temps en temps ?
- Parce qu'aimer c'est renoncer à la force", dit Franz doucement.
Sabina comprit deux choses : premièrement, que cette phrase était belle et vraie. Deuxièmement, qu'avec cette phrase, Franz venait de se disqualifier dans sa vie érotique."
lundi 11 juillet 2005
L'nsoutenable légèreté de l'être
"L'éternel retour est une idée mystérieuse et, avec elle, Nietzsche a mis bien des philosophes dans l'embarras : penser qu'un jour tout se répétera comme nous l'avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore indéfiniment ! Que veut dire ce mythe loufoque ?
Le mythe de l'éternel retour affirme, par la négation, que la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est semblable à une ombre, est sans poids, est morte d'avance, et fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté, cette splendeur ne signifient rien. Il ne faut pas en tenir compte, pas plus que d'une guerre entre deux royaumes africains du XIV° siècle, qui n'a rien changé à la face du monde, bien que trois cent mille Noirs y aient trouvé la mort dans d'indescriptibles supplices.
Cela changera-t-il quelque chose à la guerre entre deux royaumes africains du XIV° siècle si elle se répète un nombre incalculable de fois dans l'éternel retour ?
Oui : elle deviendra un bloc qui se dresse et perdure, et sa stupidité sera sans rémission.
Si la Révolution française devait éternellement se répéter, l'historiographie française serait moins fière de Robespierre. Mais comme elle parle d'une chose qui ne reviendra pas, les années sanglantes ne sont plus que des mots, des théories, des discussions, elles sont plus légères qu'un duvet, elles ne font pas peur. Il y a une infinie différence entre un Robespierre qui n'est apparu qu'une seule fois dans l'histoire et un Robespierre qui reviendrait éternellement couper la tête aux Français.
Disons que l'idée de l'éternel retour désigne une perspective où les choses ne semblent pas telles que nous les connaissons : elles nous apparaissent sans la circonstance atténuante de leur fugacité. Cette circonstance atténuante nous empêche en effet de prononcer un quelconque verdict. Peut-on condamner ce qui est éphémère ? Les nuages orangés du couchant éclairent toute chose du charme de la nostalgie ; même la guillotine.
Il n'y a pas longtemps, je me suis surpris dans une sensation incroyable : en feuilletant un livre sur Hitler, j'étais ému devant certaines de ses photos ; elles me rappelaient le temps de mon enfance ; je l'ai vécu pendant la guerre ; plusieurs membres de ma famille ont trouvé la mort dans des camps de concentration nazis ; mais qu'était leur mort auprès de cette photographie d'Hitler qui me rappelait un temps révolu de ma vie, un temps qui ne reviendrait pas ?
Cette réconciliation avec Hitler trahit la profonde perversion morale inhérente à un monde fondé essentiellement sur l'inexistence du retour, car dans ce monde-là tout est d'avance pardonné et tout y est donc cyniquement permis."
Le mythe de l'éternel retour affirme, par la négation, que la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est semblable à une ombre, est sans poids, est morte d'avance, et fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté, cette splendeur ne signifient rien. Il ne faut pas en tenir compte, pas plus que d'une guerre entre deux royaumes africains du XIV° siècle, qui n'a rien changé à la face du monde, bien que trois cent mille Noirs y aient trouvé la mort dans d'indescriptibles supplices.
Cela changera-t-il quelque chose à la guerre entre deux royaumes africains du XIV° siècle si elle se répète un nombre incalculable de fois dans l'éternel retour ?
Oui : elle deviendra un bloc qui se dresse et perdure, et sa stupidité sera sans rémission.
Si la Révolution française devait éternellement se répéter, l'historiographie française serait moins fière de Robespierre. Mais comme elle parle d'une chose qui ne reviendra pas, les années sanglantes ne sont plus que des mots, des théories, des discussions, elles sont plus légères qu'un duvet, elles ne font pas peur. Il y a une infinie différence entre un Robespierre qui n'est apparu qu'une seule fois dans l'histoire et un Robespierre qui reviendrait éternellement couper la tête aux Français.
Disons que l'idée de l'éternel retour désigne une perspective où les choses ne semblent pas telles que nous les connaissons : elles nous apparaissent sans la circonstance atténuante de leur fugacité. Cette circonstance atténuante nous empêche en effet de prononcer un quelconque verdict. Peut-on condamner ce qui est éphémère ? Les nuages orangés du couchant éclairent toute chose du charme de la nostalgie ; même la guillotine.
Il n'y a pas longtemps, je me suis surpris dans une sensation incroyable : en feuilletant un livre sur Hitler, j'étais ému devant certaines de ses photos ; elles me rappelaient le temps de mon enfance ; je l'ai vécu pendant la guerre ; plusieurs membres de ma famille ont trouvé la mort dans des camps de concentration nazis ; mais qu'était leur mort auprès de cette photographie d'Hitler qui me rappelait un temps révolu de ma vie, un temps qui ne reviendrait pas ?
Cette réconciliation avec Hitler trahit la profonde perversion morale inhérente à un monde fondé essentiellement sur l'inexistence du retour, car dans ce monde-là tout est d'avance pardonné et tout y est donc cyniquement permis."
samedi 9 juillet 2005
mercredi 6 juillet 2005
Je vais vous bassiner pour longtemps avec ça
Reçu enfin le livre des Ballades de Vissotsky, en bilingue, avec la superbe traduction de Michel et Robert Bedin. Toujours soufflée par la beauté des textes.
"De froid, les oiseaux ne s'envolaient plus.
Les voleurs n'avaient plus rien à se faire.
L'hiver, pour prendre mes parents, des anges sont venus.
Et moi, j'avais peur de tomber à terre."
Le Blocus de Leningrad, 1961.
"De froid, les oiseaux ne s'envolaient plus.
Les voleurs n'avaient plus rien à se faire.
L'hiver, pour prendre mes parents, des anges sont venus.
Et moi, j'avais peur de tomber à terre."
Le Blocus de Leningrad, 1961.
lundi 4 juillet 2005
Trahi
Cela dit, j'ai bien aimé ce matin, quand devant Olivier Duhamel, la caricature du gauchard bien pensant laïcoanticlérico forcément athée, Etienne Klein, auteur d'un bouquin apparemment pointu sur les astrophysiciens du XX°, (et les athées adorent la science, car c'est bien sur elle qu'ils se fondent), déclare benoîtement que si l'on refuse l'idée de Dieu, au moins fonctionnant comme un service minimal ayant mis en ordre l'univers, au lieu qu'il soit chaotique, et donc "ayant fait des lois pour que nous puissions les étudier et les comprendre", eh bien il vaut mieux ne pas faire de physique. Moi, venant justement d'une pointure scientifique, je trouvais ça intéressant, mais pas scandaleux, et j'aurais aimé qu'il développe. Mais ce qui m'a fait rire c'est la suffocation en face. L'autre en est resté sans voix. Atterré... bredouillant... Comment pouvait-on affirmer ça ? (oser ça). Ben oui, que répond encore plus placidement Klein. Pour faire de la physique, il faut au moins partir du principe de ce Dieu là, celui d'Einstein, celui du service minimal... Je dois dire que la stupeur de Duhamel m'a fait rire. Entendre ça de la part d'un curaillon ok, un poète, un romancier, ok, mais d'un scien-ti-fi-que ! Merde alors, on ne peut plus compter sur personne, l'obscurantisme avance sur tous les fronts.
Tuez les tous
Alors non seulement, tous les matins, via la SNCF il faut supporter d'entendre par haut-parleur : "Veuillez vous positionner sur le quai", et maintenant le même gracieux néologisme sort de la bouche des journalistes de France-Culture.
Idem pour "motivation" qui se met à remplacer motif. "On n'a pas d'idée sur les motivations de cet enlèvement". Tiens je vais me faire un enlèvement". "Ah ouais ? tu te sens motivé là ?"
Idem pour "motivation" qui se met à remplacer motif. "On n'a pas d'idée sur les motivations de cet enlèvement". Tiens je vais me faire un enlèvement". "Ah ouais ? tu te sens motivé là ?"
dimanche 3 juillet 2005
Une des choses qui m'irrite le plus quand j'écoute un CD particulièrement aimé, c'est de ne pas avoir la partition à lire en même temps. Dans les livrets de CD, on trouve la biographie du compositeur en quatre langues, la biographie du chef d'orchestre, celle du soliste, celle de l'instrument tant qu'à faire (et pourquoi pas celle du caniche du chef d'orchestre ?). Quand il s'agit de messes ou de cantates, ou toutes sortes de chants, on a droit aux paroles, en quatre langues s'il le faut. Mais JAMAIS aux notes ! Or rien de plus joussif que de lire une partition. De comparer. Les premières mesures des Variations Goldberg jouées par Gould ou par Türeck. Par exemple. Pour un opéra on a le droit au livret, mais pas aux notes, c'est-à-dire qu'on a le droit de s'enfiler des paroles souvent très niaises, mais jamais de suivre ce que les interprètes font de la musique. Or les partitions, à acheter séparément, coûtent la peau des fesses. Mais il semble que pour les producteurs, la lecture des notes soit un exercice réservé au Pavé dans la mare. Et après on se plaint de la pauvreté de la culture musicale en France.
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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.
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