vendredi 28 janvier 2011

Tout cela est si lent, si lourd, si triste…




Cette agitation comique-troupier sur Céline m'a donnée envie de le relire, non pour protester dans je ne sais quelle posture trouduquesque-je-résiste, mais parce que je me suis souvenue de ces livres et que cela faisait longtemps que je ne les avais pas relus. Je ne me souvenais pas que le début de Mort à Crédit était si beau, dans une tristesse poétique d'épave. Je trouve qu'on ne dit pas assez combien Céline était humain, autant dans ses vacheries que dans ses douceurs. Les hommes, il les trouvait cons, et fascinants de connerie, il en avait pitié aussi. Et la vacherie disparaît pour les "petites âmes", les gosses de pauvres, les vieux qui ne vivent plus que par un souffle, les chats… Il disait n'aimer que les danseuses, sinon. Tous les gens "légers", en somme. Il trouvait les gens lourds et méchants, et souffrants, et alors quand ils souffrent ils sont pire. Lourds, et tristes, et lents, voilà justement comment cela commence :

Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste… Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m'ont pas dit grand-chose.  Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde.
Hier à huit heures Madame Bérange, la concierge, est morte. Une grande tempête s'élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C'était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l'enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : "Ne vous allongez pas, surtout !… Restez assise dans votre lit !" Je me méfiais. Et puis voilà… Et puis tant pis.
Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu'elle est morte Madame Bérange à ceux qui l'ont connue. Où sont-ils ?
Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s'écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse. 
Elle savait Madame Bérange que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire… Tous ces gens sont loin… Ils ont changé d'âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler d'autre chose…
Vieille Madame Bérange, son chien qui louche on le prendra, on l'emmènera…
Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s'est arrêté chez elle. Il est là, dans l'odeur de la mort récente, l'incroyable aigre goût… Il vient d'éclore… Il est là… Il rôde… Il nous connaît, nous le connaissons à présent. Il ne s'en ira plus jamais. Il faut éteindre le feu dans la loge. À qui vais-je écrire ? Je n'ai plus personne. Plus un être pour recueillir doucement l'esprit gentil des morts… pour parler après ça plus doucement aux choses… Courage pour soi tout seul !
Sur la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait, elle me retenait par la main… Le facteur est entré. Il l'a vue mourir. Un petit hoquet. C'est tout. Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me demander. Ils sont partis loin, très loin, se chercher une âme. Le facteur a ôté son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s'ils ne reviennent pas. J'aime mieux raconter des histoires. J'en raconterai de telles qu'ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.
Mort à crédit, Céline.

jeudi 27 janvier 2011

"dans l'intime où personne ne se trouve dans son propre lieu"




"Le diable n'est pas le principe de la matière, le diable est l'arrogance de l'esprit, la foi sans sourire, la vérité qui n'est jamais effleurée par le doute. Le diable est sombre parce qu'il sait où il va, et allant, il va toujours d'où il est venu."
Ainsi Le Nom de la rose conclut qu'un dieu qui ne rit pas ne peut être que le diable…

Il va même plus loin : un dieu dont on ne peut rire est le diable, ce qui rejoint le sentiment que m'inspirent parfois les salmigondis 'idolâtres' de saint Paul : si on n'agit pas devant Dieu comme on n'oserait jamais devant un tyran, c'est que ce n'est pas le bon…

"Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l'unique vérité est d'apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité."

Les minorites et la voie du blâme qui donnent de François d'Assise une meilleure image que le doucereux prêcheur des canetons vu par Salinger et semblent plutôt perpétuer l'école de Frère Junipère :

"– N'était-il pas minorite ce frère Dieutesauve de Florence ?
– Si, sourit Guillaume. Celui qui se rendit au couvent des prêcheurs et dit qu'il n'accepterait de nourriture si d'abord on ne lui donnait un morceau de la tunique de frère Jean, pour le conserver comme relique, et quand il l'eut, il s'en nettoya le derrière et le jeta dans le fumier et à l'aide d'une perche il le roulait au fond de la merde en criant : "Hélas ! aidez-moi mes frères, parce que j'ai perdu dans la fosse d'aisance les reliques du saint !
– Elle t'amuse, cette histoire, me semble-t-il. Sans doute voudras-tu me raconter aussi celle de l'autre minorite, Paul Millemouches, qui un jour est tombé de tout son long sur la glace, et ses concitoyens le moquaient et l'un d'eux lui demanda s'il n'aurait pas voulu quelque chose de mieux à se mettre sous lui, et l'autre répondit : si, ta femme… Ainsi cherchez-vous la vérité."
Variation sur l'incomplétude des réponses dans l'esprit chinois : il y a les signes, ce qui reste à savoir c'est ce qui les relie.
Je n'ai jamais douté de la vérité des signes, Adso, ils sont la seule chose dont l'homme dispose pour s'orienter dans le monde. Ce que je n'ai pas compris, c'est la relation entre les signes.

  Eh bien le Vide aurait répondu un contemporain chinois à notre Guillaume, mais ce ne serait sans doute pas pour le rassurer…

"– Mais en imaginant des ordres erronés, vous avez tout de même trouvé quelque chose…
– Tu as dit là une chose très belle, Adso, je te remercie. L'ordre que notre esprit imagine est comme un filet, ou une échelle, que l'on construit pour atteindre quelque chose. Mais après, on doit jeter l'échelle, car l'on découvre que, même si elle servait, elle était dénuée de sens . Er muoz gelîchesame die Leiter abewerfensô Er an ir ufgestigen ist… On dit comme ça ?"
Cela s'applique fort bien à tous ceux qui ont tenté de comprendre l'univers (Newton, Einstein, et tous les astro-physiciens) et c'est bien tout le contraire des religions qui ne jettent jamais les échelles erronées, mais les assemblent, au contraire, bout à bout, tentant de faire passer pour un ensemble cohérent un amalgame fermé qui donne la même impression qu'un tableau d'Escher. 




Ce qu'Adso a récupéré de fragments de parchemins, vestiges de la bibliothèque détruite, n'est-ce pas l'image de nous tous, lecteurs, fouinant dans les débris de la bibliothèque de tous les livres du monde, ceux qui ont été écrits, détruits, dont il ne reste rien, ou des citations, ou des souvenirs d'autres livres, et donc la petite bibliothèque d'Adso est la nôtre, aussi faite de ce que l'on n'a pas lu, de ce que l'on va lire, voudrait lire, dont on n'a entendu parler par d'autres livres, ou bien les indices de livres exactement écrits pour nous,  qu'il nous reste à trouver pendant toute une vie :

"Souvent, à partir d'un mot ou d'une image survivante, je reconnus de quel ouvrage il s'agissait. Quand, au fil des ans, je retrouvai d'autres exemplaires de ces livres, je les étudiais avec amour, comme si le destin m'avait fait ce legs, comme si en avoir repéré l'exemplaire détruit avait été un signe indéniable du ciel qui disait tolle et lege. À la fin de ma patiente recomposition se profila dans mon esprit comme une bibliothèque mineure, signe de la majeure disparue, une bibliothèque composée de morceaux, citations, périodes incomplètes, moignons de livres."

Et j'avais oublié que la fin du livre était si belle et si, non pas triste, mais pleine de ce que Jankélévitch nommait nostalgie de l'irréversible.

"Il ne me reste qu'à me taire. O quam salubre, quam iucundum et suave est sedere in solitudine et tacere et loqui cum Deo ! D'ici peu, je me réunirai avec mon principe, et je ne crois plus que ce soit le Dieu de gloire dont m'avaient parlé les abbés de mon ordre, ou de joie, comme croyaient les minorites d'alors, peut-être pas même de pitié. Gott ist ein lautes Nichts, ihn rührt Kein Nun noch Hier… Je m'avancerai bientôt dans ce désert immense, parfaitement plat et incommensurable, où le cœur vraiment pieux succombe, bienheureux. Je m'abîmerai dans la ténèbre divine, en un silence muet et en une union ineffable, et m'abîmant seront perdues toute égalité et toute inégalité, et en cet abîme mon esprit se perdra lui-même, et il ne connaîtra ni l'égal ni l'inégal ni rien d'autre : et seront oubliées toutes les différences, je serai dans le fondement simple, dans le désert silencieux où jamais l'on ne vit de diversité, dans l'intime où personne ne se trouve dans son propre lieu. Je tomberai dans la divinité silencieuse où il n'est ni œuvre ni image."
L'Éternité vue et souhaitée par Adso, c'est presque dî wûste wunderlîch,  le désert merveilleux de Maître Eckhart, qui

au large, au loin,
sans limite il s'étend.
Le désert n'a mi lieu ni temps,
il a sa propre guise.

dî breit, dî wît,
unmêzik lit.
dî wûste hat
noch zît noch stat,
ir wîse dî ist sunderlîch.

ou bien encore :

C'est ici et c'est là,
c'est loin et c'est près,
c'est profond et c'est haut,
c'est donc ainsi
que c e n'est ça ni ci.

us ist und weis doch nimant was.
us hî, us dâ
us verre, us nâ
us tîf, us hô
us ist also,
daz us ist weder diz noch daz.


Mais comme le dit Adso, il n'y a ni merveilles ni joie, ni amour dans son désert éternel, il y a un néant doux, qui va au-delà de la tristesse  : le repos.

mardi 25 janvier 2011

C'est pourquoi un dragon se dissimule toujours derrière les nuages



Chen Rong, 1244
Boston, Museum of Fine Art


"Dans la représentation des formes par le Trait, une notion importante est celle de yin-hsien "Invisible-Visible". Elle s'applique surtout à la peinture paysagiste où l'artiste doit cultiver l'art de ne pas tout montrer, afin de maintenir vivant le souffle et intact le mystère. Cela se traduit par l'interruption des traits (les traits trop liés étouffent le souffle), et par l'omission, totale ou partielle, de figures dans le paysage. On fait souvent appel à l'image du dragon évoluant dans les nuages pour suggérer le charme du yin-hsien, comme le montrent certaines des citations suivantes : 
WANG WEI   Le sommet d'une tour se perd dans le ciel et sa base doit demeurer invisible. Les choses doivent être à la fois présentes et absentes, on n'en voit que le haut ou le bas. Des meules ou des levées de terre, ne laissez voir qu'une moitié ; des chaumières et des pavillons, n'indiquez qu'un pan de mur ou une corniche.
CHANG YEN-YUAN   En peinture, on doit éviter le souci d'accomplir un travail trop appliqué et trop fini dans le dessin des formes et la notation des couleurs, comme de trop étaler sa technique, la privant ainsi de secret et d'aura. C'est pourquoi il ne faut pas craindre l'inachevé, mais bien plutôt déplorer le trop-achevé. Du moment que l'on sait qu'une chose est achevée, quel besoin y a-t-il de l'achever ? Car l'inachevé ne signifie pas forcément l'inaccompli ; le défaut de l'inaccompli réside justement dans le fait de ne pas reconnaître une chose suffisamment achevée. Lorsqu'on dessine une chute (ou une source) il convient que les traits soient interrompus sans que le soit le Souffle ; que les formes soient discontinues, sans que le soit l'Esprit. Tel un dragon divin au milieu des nuages : sa tête et sa queue ne semblent pas reliées, mais son être est animé d'un seul souffle.
LI JI-HUA   En peinture, il importe de savoir retenir, mais également de savoir laisser. Savoir retenir consiste à cerner le contour et le volume des choses au moyen de traits de pinceau. Mais, si le peintre use de traits continus ou rigides, le tableau sera privé de vie. Dans le tracé des formes, bien que le but soit d'arriver à un résultat plénier, tout l'art de l'exécution réside dans les intervalles et les suggestions fragmentaires. D'où la nécessité de savoir laisser. Cela implique que les coups de pinceau du peintre s'interrompent (sans que le souffle qui les anime le fasse) pour mieux se charger de sous-entendus. Ainsi une montagne peut-elle comporter des pans non peints, et un arbre être dispensé d'une partie de ses ramures, en sorte que ceux-ci demeurent dans cet état en devenir, entre être et non-être.


T'ang I Fen, 1846
Honolulu Academy of Arts


T'ANG I FEN   La montagne, lorsqu'elle est trop "pleine", il faut la rendre "vide" avec brume et fumée ; lorsqu'elle est trop "vide", la rendre "pleine" en y ajoutant pavillons et terrasses… Par-delà les montagnes, encore d'autres montagnes ; apparemment séparées, elles sont pourtant reliées. Par-delà les arbres, toujours d'autres arbres ; bien que paraissant tissés, ils sont sans liens… Quand apparaît enfin la scène totale, la vérité de celle-ci ne tient pas à l'abondance de traits de pinceau. Là où se concentre le regard de l'esprit, point n'est nécessaire l'image entière.
PU YEN-T'U   Toutes les choses sous le Ciel ont leur visible-invisible. Le visible, c'est son aspect extérieur, c'est son Yang ; l'invisible, c'est son image intérieure, c'est son Yin. Un Yin, un Yang, c'est le Tao. Tel un dragon évoluant en plein ciel. S'il se montre à nu tout entier, sans aura ni prolongement, de quel mystère peut-il s'être enveloppé ? C'est pourquoi un dragon se dissimule toujours derrière les nuages. Charriant vents et pluies, il s'élance, fulgurant ; et virevolte, superbe. Tantôt, il fait briller ses écailles, tantôt il laisse deviner sa queue. Le spectateur, les yeux écarquillés, n'en pourra jamais faire le tour. C'est par son double aspect visible-invisible que le dragon exerce son infini pouvoir de fascination… Le paysage qui fascine un peintre doit donc comporter à la fois le visible et l'invisible. Tous les éléments de la nature qui paraissent finis sont en réalité reliés à l'infini. Pour intégrer l'infini dans le fini, pour combiner visible et invisible, il faut que le peintre sache exploiter tout le jeu de Plein-Vide dont est capable le pinceau, et de concentrée-diluée dont est capable l'encre. Il peut commencer par le Vide et le faire déboucher sur le Plein, ou inversement. Le pinceau doit être mobile et vigoureux : éviter avant tout la banalité. L'encre doit être nuancée et variée : se garder de tomber dans l'évidence. Ne pas oublier que le charme de mille montagnes et de dix mille vallées résident dans les tournants dissimulés et les jointures secrètes. Là où les collines s'embrassent les unes les autres, où des rochers s'ouvrent les uns aux autres, où s'entremêlent les arbres, se blottissent les maisons, se perd au loin le chemin, se mire dans l'eau le pont, il faut ménager des blancs pour que le halo des brumes et le reflet des nuages y composent une atmosphère chargée de grandeur et de mystère. Présence sans forme mais douée d'une structure interne infaillible. Il n'est pas trop de tout l'art du visible-invisible pour la restituer !

François Cheng, Vide et plein : I, L'art pictural chinois à partir de la notion de vide ; 2. "Le vide dans la peinture chinoise".


Cette idée d'équilibrer le visible et l'invisible, de cacher-faire apparaître, me frappe (et me fait non seulement mieux comprendre la peinture chinoise, mais aussi l'exercice du yi-king et ses réponses terriblement précises et/ou terriblement elliptiques). Je me dis qu'il faut peut-être cela aussi pour l'écriture, la musique (avec l'évidence des silences pour respirer), et peut-être pour tous les signes que nous rencontrons pour nous aider à être. Tout n'est jamais tout dit, tout montré, et avant je voyais cela comme une moitié dérobée ou perdue à retrouver, à expliquer. Alors que c'est peut-être, comme pour les membres d'un dragon, la moitié nécessairement absente pour que vive et respire ce qui nous est connu, la moitié que nous tenons bien en main ; peut-être qu'il faut qu'une part reste toujours secrète au savoir, pour que ce que nous sachions ne se momifie pas (nécessaire circulation du souffle). 

L'idée que ce qui compte au monde, que ce qui structure le monde, ne sont pas ces formes reliées entre elles, mais le vide qui les relie, non pas l'être baignant dans l'océan du non-être (et s'en démarquant, donc) mais ce qui "demeure en devenir", entre être et non-être : voilà dans quoi baigne l'être, dans l'océan du toujours à venir.

De la même façon, à une question posée, une réponse ne serait vraiment utile que dans son incomplétude.

lundi 24 janvier 2011

Sans unicorne, quel plaisir peut-on prendre à traverser une forêt ?


"Mais alors, osai-je commenter, vous êtes encore loin de la solution…
– J'en suis très près, dit Guillaume, mais je ne sais pas de laquelle.
– Donc, vous n'avez pas qu'une seule réponse à vos questions ?
– Adso, si c'était le cas, j'enseignerai la théologie à Paris ?
– À Paris, ils l'ont toujours, la vraie réponse ?
– Jamais, dit Guillaume, mais ils sont très sûrs de leurs erreurs.
– Et vous, dis-je avec une infantile impertinence, vous ne commettez jamais d'erreurs ?
– Souvent, répondit-il. Mais au lieu d'en concevoir une seule, j'en imagine beaucoup, ainsi je ne deviens l'esclave d'aucune."
J'eus l'impression que Guillaume n'était point du tout intéressé à la vérité, qui n'est rien d'autre que l'adéquation entre la chose et l'intellect. Lui, au contraire, il se divertissait à imaginer le plus de possibles qu'il était possible.

*

photo Laitche

– Mais l'unicorne est-il un mensonge ? C'est un animal d'une grande douceur et hautement symbolique. Figure de Christ et de la chasteté, il ne peut être capturé qu'en plaçant une vierge dans une forêt, de façon que l'animal, attiré par son odeur très chaste, aille poser sa tête dans son giron, s'offrant comme proie aux lacs des chasseurs.
– C'est ce qu'on dit, Adso. Mais beaucoup sont enclins à penser qu'il s'agit là d'une fable inventée par les païens.
– Quelle déception, dis-je. J'aurais eu plaisir à en rencontrer un au détour d'un chemin forestier. Autrement, quel plaisir peut-on prendre à traverser une forêt ?

Le Nom de la rose, Umberto Eco

jeudi 20 janvier 2011

L'irréversible et la nostalgie




L'irréversible et la nostalgie, de Jankélévitch, vient de reparaître. Un bain d'intelligence et ça fait du bien – je pourrais dire surtout en ce moment, mais croyons-en Lucien Jerphagnon, l'imbécilité a 28 siècles et donc ça fait toujours du bien.

Je m'amuse à collecter de ces petites phrases, petits fulgurences qui ponctuent souvent la fin de ses raisonnements, mais qui, isolément, sont aussi savoureux et énigmatiques que des maximes tchan :

La prière est le désespoir de la raison.
Le prisonnier n'est rien de plus qu'une plante ou un marronnier.
La coïncidence du point de départ et du point d'arrivée prouve au moins ceci : la gare est restée fidèle à un rendez-vous qu'elle n'a d'ailleurs jamais trahi ; la fidélité de la gare justifie la confiance du voyageur…
L'irréversible, ce n'est pas un été à Capri, c'est un rendez-vous à la gare Saint-Lazare.

Vladimir Jankélévitch est aussi un de ceux qui parlent le mieux des "heures" de l'âme, et surtout celles qui sont espoir, désespoir, grâce, délaissement, en somme une liturgie des heures de l'âme ; déjà son passage étourdissant dans Les Vertus et l'Amour.

Ici il reprend la même idée mais sous un angle de vie qui, de façon amusante, parce que sans doute coïncidence, fait irrésistiblement penser au yi king, le livre des mutations saisonnières par excellence :

Voici qu'au centre de la profondissime ténèbre une très douteuse blancheur apparaît : cette lueur pâle est comme l'espérance de l'aube à minuit, la promesse d'un lointain printemps dans la nuit du solstice d'hiver ; ou si l'on préfère d'autres images : cette lueur est comme la première déchirure de ciel bleu et le premier espoir d'embellie à travers les nuages bas du souci : une issue est enfin offerte à l'éternelle mélancolie. Le gris, comme il est la première impureté après la blancheur candide, est aussi la première espérance après la noirceur de l'enfer. 

This side of Paradise

Éclat de rire : Quand je parle avec Ubertin, j'ai l'impression que l'enfer c'est le paradis regardé de l'autre côté. 

Le Nom de la rose, U. Eco.

mardi 18 janvier 2011

Le jeune lion est prisonnier : Qui pourrait dormir ?


Du Samedi saint, un autre hymne que j'aime bien, qui fait penser irrésistiblement à Aslan, ou Aslan Jr dans ce cas. On dirait un chant médiéval dans sa naïveté énergique, un chant de chevalier, comme ce chant de Croisade :

Seigneurs sachiez qui or ne s'en ira
En cela terre ou Dieu fut morz et vis
Et ki la croix d'Outremer ne prendra
À paines més ira en Paradis,
Qui a en soi pitié ne remembrance,
Au haut Seigneur doit guerre sa venjance
Et délivrer sa terre et son païs.

Délivrer sa terre et son païs, j'ai toujours adoré ce vers, tellement empreint d'une conception du monde féodale : s'il y a un seigneur, il y a un fief, et donc des vassaux qui doivent accourir… 

Donc cet hymne, très Lion(ceau) de Judas :

Veilleurs tenez-vous en éveil,
Chantez à pleine voix, chantez !
Le jeune lion est prisonnier :
Qui pourrait dormir ?

Par amour le Père a voulu
Envoyer au monde son Fils,
Et les méchants l'ont crucifié !
Qui pourrait dormir ?


Ils l'ont jugé, l'ont condamné,
Jeté en prison, flagellé ;
À coups de roseau l'ont frappé !
Qui pourrait dormir ?


Sur son visage ils ont craché,
Un serviteur l'a souffleté ;
Ils l'ont tourné en dérision !
Qui pourrait dormir ?


Des chiens, en rage, l'ont cerné ;
Ils ont cerné le jeune lion ;
Comme un coupable, il n'a rien dit !
Qui pourrait dormir ?

Les épines qu'ils ont tressées
Ont couronné de sang son front ;
Ils l'ont injurié, bafoué !
Qui pourrait dormir ?


Ils ont fait descendre aux enfers
Le soleil de tous les soleils :
La porte est sur lui verrouillée…
Qui pourrait dormir ?


Veilleurs tenez-vous en éveil,
Chantez à pleine voix, chantez !
Le jeune lion est prisonnier :
Qui pourrait dormir ?

et aussi ce passage :


…Annoncez l'époux qui revient
Éveillant tout sur son passage
La nuit ne saurait retenir
Ce corps où monte le désir
De recommencer un autre âge
La terre craque où il se dresse…


cela dit sur le thème "la mort du Lion" on peut tout aussi bien penser à :



Preis und Dank
Gloire et action de grâce
Bleibe, Herr, dein Lobgesang.
Restent, Seigneur, ton chant de louange.
Höll und Teufel sind bezwungen,
L’enfer et le démon sont défaits
Ihre Pforten sind zerstört.
Ses portes sont broyées
Jauchzet, ihr erlösten Zungen,
Jubilez, langues déliées,
Dass man es im Himmel hört.
De ce qu’on entend dans le Ciel.
Eröffnet, ihr Himmel, die prächtigen Bogen,
Ouvrez, vous les Cieux, vos arcs de Triomphe,
Der Löwe von Juda kommt siegend gezogen !
Le Lion de Juda vient passer triomphant !


qu'à cette version-là :




Tout est une question de point de vue, évidemment, celui de la gazelle ou des petits du Lion.



lundi 17 janvier 2011

J'avais envie d'empoisonner un moine


Relecture jouissive du Nom de la Rose, roman né, comme dit l'auteur dans l'Apostille, d'une envie de meurtre sans doute toute aussi jouissive : J'ai commencé à écrire en mars 1978, mû par une idée séminale. J'avais envie d'empoisonner un moine.
Apostille au Nom de la rose, Umberto Eco

mercredi 12 janvier 2011

"Reste avec nous, Seigneur, car il se fait tard"



Sur le christianisme, ce que dit Lucien Jerphagnon est tellement vrai ! Son mépris des dogmes, justement parce qu'il est philosophe (je pense aussi à Simone Weil) et connaît bien les mythes. Image réjouissante d'un Christ foutant dehors à coups de pied aux fesses tous les théologiens…

F. Lenoir : – Sur le plan spirituel, est-ce que vous vous définissez comme chrétien ?
L. Jerphagnon : – Je me définis comme chrétien, mais je puis vous dire que j'aurais la plus grande difficulté à adhérer à ce qu'on appelle la dogmatique, peut–être précisément parce que j'ai la foi, je n'aime pas beaucoup qu'on me dise comment ça fonctionne, est-ce que, ce que, etc., surtout quand c'est décidé de façon infaillible. Nous nous rendons mon épouse et moi au temple de temps en temps, au culte de temps en temps. Mais il ne serait pas question de surabonder dans la dogmatique. Pour une raison très simple : c'est que je me suis beaucoup occupé de mythes. Pour moi, les mythes ne sont pas des sottises, mais un muthos, c'est un signe qu'il faut interpréter. Je me suis beaucoup occupé également de philosophie grecque et je me suis aperçu que la dogmatique, les dogmes, c'est tout simplement de la philosophie grecque – romanisée au besoin – appliquée à du mythique… et du significatif. 
Je prends un exemple tout simple : la sainte Cène, le dernier repas de Jésus avec ses disciples, cet acte d'amour par lequel il les assure de sa présence désormais :  Il brise le pain, le distribue, en disant "ceci est mon corps", "ceci est mon sang" ; eh bien si vous appliquez là-dessus de la scolastique, ce pain et ce vin, ça devient tout simplement un cas particulier des rapports de la substance et de l'accident chez Aristote, autrement dit : de la matière et de la forme, de la puissance et de l'acte… 
Jésus n'aurait peut-être pas été très très content et je me rappelle avec une certaine joie la façon dont il avait viré les marchands du Temple, avec quelque vigueur… Et là je me dis que peut-être l'envie lui serait venue de virer les théologiens ! (…) Ce qui est important, c'est que j'ai découvert, dans le christianisme, la Présence, un dieu qui est un absolu de dialogue. Je ne vois pas, par exemple, Aristote priant le Premier Moteur immobile ! Je ne vois pas davantage Plotin priant l'Un. 
F.  Lenoir : – C'est la présence du Christ qui vous touche ?
L. Jerphagnon : – Il y a ce qui avait d'ailleurs frappé des gens comme Jean Wahl que j'ai bien connu. Il y a un mot là-dessus, dans un de ses bouquins : cette présence, ce dieu qui se voudrait, qui se veut présent, qui s'est voulu présent à l'humanité, et est devenu un absolu de dialogue, avec qui on peut parler. Nous en revenons à ce besoin qu'on peut avoir d'un mythe pour vous permettre de supporter le monde tel qu'il est, et se supporter soi-même tel qu'on est. C'est une source d'espérance. Il y a un mot très beau d'un prélat de l'église romaine, Paul Poupard, cardinal de son état, qui dit que la foi c'est l'espérance dans un amour. C'est la seule définition que je puis adopter et qui répond à votre question : Suis-je croyant ? OUI, en ce sens-là. Mais en ce sens-là seulement. Mais ne me demandez pas de réciter un credo, parce que je sais comment c'est fait. On dit que les pâtissiers ne mangent pas de gâteaux ; personnellement, ayant fait beaucoup de philosophie grecque, je sais trop bien comment c'est fait.
F. Lenoir : – Cette phrase de Paul Poupard me fait un peu penser à une autre phrase, d'un autre cardinal, Urs von Balthasar, qui disait l'amour seul est digne de foi.
L. Jerphagnon : – Eh bien je suis ravi de savoir que cet œcuménisme est un œcuménisme pratique. (…) L'important dans tout cela, c'est le sens de l'absolu, et d'un absolu dont on ne peut rien dire, parce que on sait trop que ce qu'on dirait serait infiniment inférieur. Je pense à Augustin, par exemple, Augustin à qui on en a tant et tant prêté, Augustin qui avait ce sens de ce que nous appelons dans notre patois de philosophe "l'apophatisme", c'est-à-dire le sens du silence, quand nous parlons des mystères. Et tout est mystère, nous avons bien vu. Cet apophatisme, ce silence, ce goût du silence, c'est l'acte de foi le plus simple qui soit : le seul, et non pas "je crois en ceci et en cela".
F. Lenoir – Eh oui, c'est terrible, parce que la foi chrétienne est devenue une espèce de credo, en quantité de croyances, alors que c'est simplement vivre d'une présence.
L. Jerphagnon – Tout simplement. C'est la rencontre d'une présence, et le maintien de cette présence dans son cœur, et la diffusion de cette présence dans le cœur des autres. Si j'avais un credo à prononcer ce serait ce qui est dit dans la finale de Luc, l'un des pèlerins d'Emmaüs, "Reste avec nous, Seigneur, car il se fait tard."

À vrai dire, tout au rebours de Lucien Jerphagnon (et de Simone Weil), je suis, d'un point de vue mystique, plus attirée (au sens véritable d'attraction irrésistible), spontanément, naturellement, par l'Un de Plotin, ou bien par les lumières archangéliques de Sohrawardî, ou l'Être de Molla Sadra, que par l'humanité christique. C'est cette philosophie qui me met dans des transes extatiques, plus qu'aucune religion. L'humanité du Christ, j'en ai besoin, non pour m'élever, mais pour m'obliger à descendre, à m'incarner, à parvenir à dire : "oui d'accord, frères humains", au lieu de "foutez-moi la paix, tas de cornichons ! " En ce qui me concerne, ce n'est pas : "Reste avec nous Seigneur, il se fait tard" mais : "Bon, d'accord, JE reste… Mais c'est bien parce que c'est toi…"

Mais sur ce dieu qui est avec le christianisme "un absolu de dialogue" selon Lucien Jerphagnon, ce n'est pas rendre justice au judaïsme. Parce que ce sont eux qui, en premier, ont écrit de magnifiques et renversants dialogues avec Dieu, voire des querelles :Abraham : "Pas toi, pas ça ; Job, le ciron mécontent ; Jonas boudant sous son ricin … Et même, comme je l'avais écrit au sujet de ce dernier :

" avec le christianisme, on perd cette familiarité, cette proximité avec Dieu, malgré cette idée de Père aimant (ou peut-être à cause de cela). Et puis le Christ coupe l'herbe sous le pied des râleurs, ayant, paraît-il, choisi de souffrir et d'être supplicié à cause de pour nous. Même si c'est un peu déloyal comme argument, ça casse les récriminations. On ne peut plus, après Jésus, se battre avec Dieu (ou ses envoyés) comme Jacob, l'Éternel ayant finalement décidé d'encaisser les coups sans les rendre et même en en redemandant. Ceux qui tapent Dieu sont les méchants, ceux à qui personne n'a envie de ressembler : les Romains. De plus, curieusement, dans son humanité, le Christ apparaît beaucoup plus sévère, distant, imposant que le Dieu de l'Ancien Testament, celui avec qui David rit et danse, par exemple."



Intégralité de l'entretien sur le site de France Culture, les Racines du Ciel : La sottise et la découverte de soi, à écouter ou podcaster.


La Montagne magique


Thomas Mann a quelque chose du bavardage étourdi de Hans Castorp dans les moments inattendus. Ainsi quand, après des années, Castorp et Mme Chauchat échangent un baiser, on pourrait s'attendre à ce qu'il nous serve les grandes orgues de l'émoi amoureux, presque un hymne nuptial. Au lieu de ça, long et docte passage pour distinguer si c'est un baiser d'amoureux ou un baiser slavo-chrétien, tout en interpellant le lecteur – alors, qu'en dis-tu ? – faisant de nous des voyeurs curieux auxquels Thomas Mann refuse d'ailleurs de répondre complètement.

Alors elle l'embrassa sur la bouche. C'était un baiser russe, de l'espèce de ceux que l'on échange dans ce vaste pays plein d'âme, aux sublimes fêtes chrétiennes, comme une consécration de l'amour. Mais comme c'étaient un jeune homme notoirement "malin" et une jeune femme ravissante, au pas glissant, qui l'échangeaient, cela nous fait penser malgré nous à la manière si adroite, mais un tantinet équivoque, dont le docteur Krokovski parlait de l'amour, dans un esprit légèrement vacillant, de sorte que personne n'avait jamais su avec certitude si c'était un sentiment pieux, ou quelque chose de charnel et de passionné. L'imitons-nous, ou Hans Castorp et Clawdia Chauchat l'imitaient-ils dans leur baiser russe ? Mais que dirait le lecteur, si nous nous refusions tout bonnement à aller au fond de cette question ? À notre avis, il serait sans doute de bonne analyse, mais, pour reprendre l'expression de Hans Castorp, "très maladroit" (et ce serait vraiment témoigner peu de sympathie pour la vie), si on voulait distinguer nettement entre la piété et la passion. Que signifie ici "nettement" ? Que veut dire "incertitude" et "équivoque" ? Nous ne nous cacherons pas que nous nous moquons franchement de ces distinctions. N'est-ce pas bon et grand que la  langue ne possède qu'un mot pour tout ce que l'on peut comprendre sous ce mot, depuis le sentiment le plus pieux jusqu'au désir de la chair ? Cette équivoque est donc parfaitement "univoque", car l'amour le plus pieux ne peut être immatériel, ni ne peut manquer de piété.

Et il est vrai dans ce qui suit, que dans tous amours et embrassades, il y a une pitié et une tendresse infinie pour une chair en passe de mourir, en train de mourir. 

Sous son aspect le plus charnel, il reste toujours lui-même, qu'il soit joie de vivre ou passion suprême, il est la sympathie pour l'organique, l'étreinte touchante et voluptueuse de ce qui est voué à la décomposition. Il y a de la charité jusque dans la passion la plus admirable ou la plus effrayante. Un sens vacillant ? Eh bien, qu'on laisse donc vaciller le sens du mot "amour". Ce vacillement, c'est la vie et l'humanité, et ce serait faire preuve d'un manque assez désespérant de malice que de s'en inquiéter.

Mais vient ensuite le "second tableau", un des plus beaux dialogues du roman, celui entre le héros et Mynheer Peeperkorn, où, au passage, est exprimée une de ces vérités qui vaut bien tous les best-sellers autour des hommes martiens et des femmes vénusiennes :

L'homme se grise de son désir, la femme demande et attend d'être grisée par le désir de l'homme. De là provient pour nous l'obligation du sentiment ; de là l'effroyable honte de l'insensibilité, de l'impuissance à éveiller le désir de la femme.

Il y a de ces livres dont je ne me séparerai jamais. Autant L'Éducation sentimentalem'exaspère – mais je suis assez allergique à Flaubert – autant ce roman interminable, aussi long autant que les années de sanatorium de Hans, je le trouve plein de grâce.
La Montagne magique, Thomas Mann

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.