mercredi 12 janvier 2011

"Reste avec nous, Seigneur, car il se fait tard"



Sur le christianisme, ce que dit Lucien Jerphagnon est tellement vrai ! Son mépris des dogmes, justement parce qu'il est philosophe (je pense aussi à Simone Weil) et connaît bien les mythes. Image réjouissante d'un Christ foutant dehors à coups de pied aux fesses tous les théologiens…

F. Lenoir : – Sur le plan spirituel, est-ce que vous vous définissez comme chrétien ?
L. Jerphagnon : – Je me définis comme chrétien, mais je puis vous dire que j'aurais la plus grande difficulté à adhérer à ce qu'on appelle la dogmatique, peut–être précisément parce que j'ai la foi, je n'aime pas beaucoup qu'on me dise comment ça fonctionne, est-ce que, ce que, etc., surtout quand c'est décidé de façon infaillible. Nous nous rendons mon épouse et moi au temple de temps en temps, au culte de temps en temps. Mais il ne serait pas question de surabonder dans la dogmatique. Pour une raison très simple : c'est que je me suis beaucoup occupé de mythes. Pour moi, les mythes ne sont pas des sottises, mais un muthos, c'est un signe qu'il faut interpréter. Je me suis beaucoup occupé également de philosophie grecque et je me suis aperçu que la dogmatique, les dogmes, c'est tout simplement de la philosophie grecque – romanisée au besoin – appliquée à du mythique… et du significatif. 
Je prends un exemple tout simple : la sainte Cène, le dernier repas de Jésus avec ses disciples, cet acte d'amour par lequel il les assure de sa présence désormais :  Il brise le pain, le distribue, en disant "ceci est mon corps", "ceci est mon sang" ; eh bien si vous appliquez là-dessus de la scolastique, ce pain et ce vin, ça devient tout simplement un cas particulier des rapports de la substance et de l'accident chez Aristote, autrement dit : de la matière et de la forme, de la puissance et de l'acte… 
Jésus n'aurait peut-être pas été très très content et je me rappelle avec une certaine joie la façon dont il avait viré les marchands du Temple, avec quelque vigueur… Et là je me dis que peut-être l'envie lui serait venue de virer les théologiens ! (…) Ce qui est important, c'est que j'ai découvert, dans le christianisme, la Présence, un dieu qui est un absolu de dialogue. Je ne vois pas, par exemple, Aristote priant le Premier Moteur immobile ! Je ne vois pas davantage Plotin priant l'Un. 
F.  Lenoir : – C'est la présence du Christ qui vous touche ?
L. Jerphagnon : – Il y a ce qui avait d'ailleurs frappé des gens comme Jean Wahl que j'ai bien connu. Il y a un mot là-dessus, dans un de ses bouquins : cette présence, ce dieu qui se voudrait, qui se veut présent, qui s'est voulu présent à l'humanité, et est devenu un absolu de dialogue, avec qui on peut parler. Nous en revenons à ce besoin qu'on peut avoir d'un mythe pour vous permettre de supporter le monde tel qu'il est, et se supporter soi-même tel qu'on est. C'est une source d'espérance. Il y a un mot très beau d'un prélat de l'église romaine, Paul Poupard, cardinal de son état, qui dit que la foi c'est l'espérance dans un amour. C'est la seule définition que je puis adopter et qui répond à votre question : Suis-je croyant ? OUI, en ce sens-là. Mais en ce sens-là seulement. Mais ne me demandez pas de réciter un credo, parce que je sais comment c'est fait. On dit que les pâtissiers ne mangent pas de gâteaux ; personnellement, ayant fait beaucoup de philosophie grecque, je sais trop bien comment c'est fait.
F. Lenoir : – Cette phrase de Paul Poupard me fait un peu penser à une autre phrase, d'un autre cardinal, Urs von Balthasar, qui disait l'amour seul est digne de foi.
L. Jerphagnon : – Eh bien je suis ravi de savoir que cet œcuménisme est un œcuménisme pratique. (…) L'important dans tout cela, c'est le sens de l'absolu, et d'un absolu dont on ne peut rien dire, parce que on sait trop que ce qu'on dirait serait infiniment inférieur. Je pense à Augustin, par exemple, Augustin à qui on en a tant et tant prêté, Augustin qui avait ce sens de ce que nous appelons dans notre patois de philosophe "l'apophatisme", c'est-à-dire le sens du silence, quand nous parlons des mystères. Et tout est mystère, nous avons bien vu. Cet apophatisme, ce silence, ce goût du silence, c'est l'acte de foi le plus simple qui soit : le seul, et non pas "je crois en ceci et en cela".
F. Lenoir – Eh oui, c'est terrible, parce que la foi chrétienne est devenue une espèce de credo, en quantité de croyances, alors que c'est simplement vivre d'une présence.
L. Jerphagnon – Tout simplement. C'est la rencontre d'une présence, et le maintien de cette présence dans son cœur, et la diffusion de cette présence dans le cœur des autres. Si j'avais un credo à prononcer ce serait ce qui est dit dans la finale de Luc, l'un des pèlerins d'Emmaüs, "Reste avec nous, Seigneur, car il se fait tard."

À vrai dire, tout au rebours de Lucien Jerphagnon (et de Simone Weil), je suis, d'un point de vue mystique, plus attirée (au sens véritable d'attraction irrésistible), spontanément, naturellement, par l'Un de Plotin, ou bien par les lumières archangéliques de Sohrawardî, ou l'Être de Molla Sadra, que par l'humanité christique. C'est cette philosophie qui me met dans des transes extatiques, plus qu'aucune religion. L'humanité du Christ, j'en ai besoin, non pour m'élever, mais pour m'obliger à descendre, à m'incarner, à parvenir à dire : "oui d'accord, frères humains", au lieu de "foutez-moi la paix, tas de cornichons ! " En ce qui me concerne, ce n'est pas : "Reste avec nous Seigneur, il se fait tard" mais : "Bon, d'accord, JE reste… Mais c'est bien parce que c'est toi…"

Mais sur ce dieu qui est avec le christianisme "un absolu de dialogue" selon Lucien Jerphagnon, ce n'est pas rendre justice au judaïsme. Parce que ce sont eux qui, en premier, ont écrit de magnifiques et renversants dialogues avec Dieu, voire des querelles :Abraham : "Pas toi, pas ça ; Job, le ciron mécontent ; Jonas boudant sous son ricin … Et même, comme je l'avais écrit au sujet de ce dernier :

" avec le christianisme, on perd cette familiarité, cette proximité avec Dieu, malgré cette idée de Père aimant (ou peut-être à cause de cela). Et puis le Christ coupe l'herbe sous le pied des râleurs, ayant, paraît-il, choisi de souffrir et d'être supplicié à cause de pour nous. Même si c'est un peu déloyal comme argument, ça casse les récriminations. On ne peut plus, après Jésus, se battre avec Dieu (ou ses envoyés) comme Jacob, l'Éternel ayant finalement décidé d'encaisser les coups sans les rendre et même en en redemandant. Ceux qui tapent Dieu sont les méchants, ceux à qui personne n'a envie de ressembler : les Romains. De plus, curieusement, dans son humanité, le Christ apparaît beaucoup plus sévère, distant, imposant que le Dieu de l'Ancien Testament, celui avec qui David rit et danse, par exemple."



Intégralité de l'entretien sur le site de France Culture, les Racines du Ciel : La sottise et la découverte de soi, à écouter ou podcaster.


Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.