samedi 31 juillet 2010

Hebdomada XVII per annum

Je relis beaucoup les Écritures, en ce moment. Lecture très nourrissante, à boire et à manger dedans, ce que le Coran n'est pas, car ce n'est pas une "histoire" ; le Mahabharata, si. Si j'avais été hindoue, j'aurais toujours été fourrée dedans.

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Reçu mon stylo. Compact, un peu fuselé, aérodynamique, matière légère, un côté toc-plastoc. Le plaqué or de la bague un peu écaillé à deux endroits. La plume très petite, très courte, très ramassée, glisse très confortablement, une des meilleures que j'ai eu. Il va falloir la faire.

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Comment tuer quelqu'un qui a déjà une hachette plantée dans le crâne et qui s'obstine à survivre ? Il faut que je me débarrasse de lui, pourtant, le supprimer en beauté. Fomenté ce crime toute la semaine, et puis trouvé hier, en écrivant 4 pages d'un coup.

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Quand la colère, ou le chagrin, ou l'amertume, prennent le dessus chez moi, j'ai l'impression d'abriter un Balrog dans la poitrine. En même temps, cette colère, ce ressentiment, c'est probablement contre moi qu'ils sont dirigés. Si je subis une contrariété, ce que je ressens comme une punition, c'est qu'il y a en moi quelque chose ou quelqu'un qui le mérite : haïssable, donc. Alors ce sentiment que je mériterais d'être supprimée de l'univers. Et je n'y laisserai qu'une tache obscure, celle de mon ressentiment écœuré.

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"Il n'y a pas de crainte dans l'amour, l'amour parfait chasse la crainte ; car la crainte est liée au châtiment, et celui qui reste dans la crainte n'a pas atteint la perfection de l'amour." Épître de Jean, 4, 18. Toutes les fois que je lis ça, je repense à ce qu'écrit Ibn Arabî dans sa vie de Dhu-l-Nûn : "L'amour fait parler, la pudeur rend silencieux, et la crainte jette dans l'inquiétude. Celui qui aime se perd entre les trois."Je ne sais qui a raison des deux. En même temps les chrétiens n'ont jamais été des grands spécialistes de l'amour.

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Un vendredi soir, aux heures de pointe, au début du grand chassé-croisé des vacanciers, on a naturellement droit à "l'accident de personne", c'est-à-dire en général à un suicidé, qui a décidé d'emmerder un max de monde en disparaissant. "J'en ai bavé, vous aussi, vous allez voir, tas de connards !" Le temps est venu de tuer le veau gras et d''armer les justes.

dimanche 25 juillet 2010

"Pas toi, pas ça"

– Tu te débarrasserais de tous, innocents ou coupables ? Il y a peut-être cinquante innocents dans cette ville, et tu te débarrasserais de tout le monde, sans pardonner à cette ville pour les cinquante innocents qu'elle abrite ?
Pas toi, pas ça : faire mourir l'innocent avec le coupable.
Confondre l'innocent et le coupable : pas toi, pas ça.
Le juge du monde entier ne serait pas équitable ?
Yhwh dit :
– Si je trouve cinquante innocents dans Sodome, je pardonnerai pour eux à toute la ville.
Abraham répond :
– Tu vois, malgré tout, j'ose insister, te parler.
Moi poussière et cendre.
Sur les cinquante innocents, il en manquera peut-être cinq. Et pour cinq tu détruirais toute la ville ?
Réponse :
– Je ne la détruirais pas si j'en trouve quarante-cinq.
Il poursuit.
– Il n'y en aura peut-être que quarante ?
Réponse :
– Je ne ferai rien s'il y en a quarante.
– Allons, ne te fâche pas, dit-il, si j'ose encore insister : on n'en trouvera peut-être que trente.
Réponse :
– Je ne ferai rien si j'en trouve trente.
– J'ose encore insister, te parler. On n'en trouvera peut-être que vingt !
Réponse :
– Je ne détruirai pas la ville pour les vingt.
– Allons, ne te fâche pas ! Une dernière fois j'insiste auprès de toi. On n'en trouvera peut-être pas plus de dix !
Réponse :
– Je ne détruirai rien pour les dix.

C'est une des plus jolies paroles de la Genèse je trouve, quand Abraham dit deux fois " "pas toi, pas ça". C'est de la confiance, l'homme dit au Créateur, allons, tu me fais marcher, de toi je ne peux le croire, tu vaux mieux que ça, j'ai confiance.

Et après ce désopilant marchandage comme autour de la vente d'un tapis. Abraham est des deux le plus prolixe, il insiste, argumente et surtout, à chaque fois, prévient la colère de Ywhw, "moi, poussière et cendre", "allons, ne te fâche pas", "j'ose"; comme si, en face de lui, il avait un taureau agacé qui commençait à souffler des naseaux, gratter du sabot, baisser la tête, et qu'il faut à fois calmer avant de tirer un peu plus sur la corde.

Pourtant, au fil du dialogue, Ywh est de plus en plus laconique : Il n'y a nul signe de colère dans ses paroles. Peut-être qu'Abraham le voit froncer des sourcils, mais dans le texte ça n'apparaît pas. Abraham varie ses demandes, il trouve à chaque fois de nouvelles tournures pour envelopper la même requête : baisse tes prix. Ywh répond presque mécaniquement, automatiquement : il cède toujours, sans se faire prier du tout, comme s'il n'attend que ça : rien pour les trente ; tu dis vingt ? je ne ferai rien aux vingt, etc. Toutes ses réponses semblent crier : demande et tu auras, mais demande encore ! 

Mais après avoir atteint le nombre de dix, Abraham se tait. En tout cas, le dialogue semble cesser, abruptement. Pas même un "merci, je le savais que tu étais juste", etc., de la part d'Abraham, ce qui indiquerait qu'il a eu ce qu'il voulait, ni plus ni moins ; rien ne laisse voir non plus que l'on arrête les négociations à dix parce que cette fois, ça va bien, Ywh va se fâcher et tonner devant tant d'impudence, comme il sait si bien le faire (voir Job). On dit juste :

Ywh est parti après avoir fini de parler avec Abraham.
Abraham retourne chez lui.

Rien ne dit qu'Abraham n'aurait pu encore descendre : à cinq, par exemple. Quand on en rabat de cinquante à dix, qu'est-ce que cinq de plus ? Et une fois descendu à cinq, on en arrive au chiffre véritable qui est en jeu, qui est celui d'un seul innocent, ce qui était le sens de ses premiers propos : 
Pas toi, pas ça : faire mourir l'innocent avec le coupable
Confondre l'innocent et le coupable : pas toi, pas ça. 


G. B. Tiepolo
Museo del Prado, Madrid


Or cet innocent, il existe, c'est Lot. Il n'a certes pas péri avec le coupable puisque sauvé in extremis. Mais si Abraham avait poussé jusqu'au chiffre un, Ywh, comme convenu, n'aurait pas détruit la ville (en général, quand on est l'Éternel, on tient ses promesses). Un seul, c'est tout. Trouve-moi un innocent dans Sodome et je sauve la ville. Qui sait si ce n'est pas ce qui était vraiment attendu ? Peut-être que c'est ca la morale du jour : quitte à avoir obtenu la main, autant demander le bras, et puis l'épaule et le cou et tout jusqu'à la tête. 



La Bible - Nouvelle traduction Genèse
, 18, trad. F. Boyer, J. L'Hour. 

Haydn : Die Schopfung




samedi 24 juillet 2010

Hebdomada XVI per annum

Marcel Conche qui oppose l'argument bateau des athées à l'existence de Dieu : "Et la souffrance des enfants ? hein ? hein ?" Déjà le sous-entendu, l'évidence tacite que si Dieu il y a, il ne peut être que forcément bon, cette contradiction insurmontée "Dieu est bon et moi, j'ai mal, scandale" montre à quel point même les athées sont imprégnés de culture biblique. Qui leur a dit, sinon, que Dieu était forcément gentil ? 

Mais je n'ai jamais trop compris pourquoi, hormis d'un point de vue sentimental, la souffrance était plus scandaleuse à 5, 10 ans, qu'à 30, 40, 80 ans. On n'a pas un système nerveux qui s'endurcit et se corne avec l'âge. Tout être souffrant est démuni comme un enfant,. Alors pourquoi l'enfant c'est  plus injuste ? Parce qu'il est innocent, répond-on. Mais innocent de quoi ? Et plus tard, il sera coupable de quoi ? Là encore, c'est bien une idée chrétienne que la perte de l'innocence angélique vient avec la puberté, c'est-à-dire l'innocence de la non sexualité (illusoire), l'idée d'un Eden primordial que l'on quitte à l'adolescence, la connaissance du Bien et du Mal, la responsabilité du monde, tout ça. 


C'est surtout illogique pour quelqu'un qui loue la Nature : en cas de danger ou de famine, ce sont les chiots les premiers sacrifiés, même par leur mère. Les petits, les faibles, servent à ça : assurer la survie du reste. La Nature n'a pas de sentiments pour les bébés.

Enfin, quand on met  la Raison au dessus de tout, les êtres les plus déraisonnables (enfants, animaux, idiots) devraient logiquement morfler en premier. Disons que ça devrait être moins grave de torturer un être déraisonnable de 3 ans qu'un homme averti de 35. C'est, après tout, pour cela que nous nous nourrissons d'animaux torturés, parce que, tout de même, l'homme vaut plus, il pense.

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Dans les journées de pire exaspération, ces jours où l'on a le corps et le cœur à feu et à sang, ou simplement à vif de suprême agacement, on peut être sûr que ça va être précisément la journée où tous les M. Cornichon ou Mme Cornichonne du monde se pointent pour vous rappeler que le Prochain, l'Autre, celui qui barre la porte du Royaume, ce n'est pas l'ennemi, c'est le casse-pied à qui, mentalement, j'éclate le nez à coup de semelle montagnarde vingt fois par jour. 


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Cela faisait des années que je n'écrivais plus avec des stylo plumes dignes de ce nom, depuis qu'en 2004 j'avais explosé un Mont Blanc en le laissant tomber du haut de la mezzanine et que le waterman avait rendu l'âme peu de temps avant. Là, je me suis décidée pour un Parker bleu nuit. Jamais eu de Parker, on verra bien.

jeudi 22 juillet 2010

"n'avais-je pas senti ma vie se fendre ?"



Avec la raison, le souvenir me revint et je vis que même aux pires jours, quand je me croyais parfaitement et entièrement malheureux, j'étais, cependant, et tout le temps, extrêmement heureux. Cela me donna à réfléchir. Cette découverte n'était pas agréable. Il me sembla que je perdais beaucoup. Je m'interrogeai : n'étais-je pas triste, n'avais-je pas senti ma vie se fendre ? Oui, cela avait été ; mais, à chaque minute, quand je me levais et courais par les rues, quand je restais immobile dans un coin de chambre, la fraîcheur de la nuit, la stabilité du sol me faisaient respirer et reposer sur l'allégresse.

La Folie du jour, Blanchot.

mercredi 21 juillet 2010

Sagesse



Je ne suis ni savant ni ignorant. J'ai connu des joies. C'est trop peu dire : je vis, et cette vie me fait le plaisir le plus grand. Alors, la mort ? Quand je mourrai (peut-être tout à l'heure), je connaîtrai un plaisir immense. Je ne parle pas de l'avant-goût de la mort qui est fade et souvent désagréable. Souffrir est abrutissant. Mais telle est la vérité remarquable dont je suis sûr : j'éprouve à vivre un plaisir sans limite et j'aurai à mourir une satisfaction sans limite.
Maurice Blanchot, La Folie du jour.

samedi 17 juillet 2010

Hebdomada XV per annum

Regardé Je me souviens, de Perec, joué par Sami Frey sur un vélo. Ça m'a fait l'effet de 300 bols tibétains je ne sais pourquoi. Émouvant et apaisant comme la nostalgie, mais aussi, beau, euphorisant.


Je laisse tomber Thomas d'Aquin, trop chiant, emmerdant comme un jeu de mécano à monter. J'ouvre les œuvres du pseudo-Denys et je m'y sens tout de suite bien, comme un poisson dans l'eau. 

Lu aussi le Boustan, mais pareil, Saadi m'ennuie toujours un peu, je lui préfère vraiment 'Attar.

samedi 10 juillet 2010

Hebdomada XIV per annum

Lu d'une traite Journal d'un curé de campagne. Religion aussi noire, aussi morbide que chez Barbey mais sans cet attrait pour l'envers du monde, le diable et ses rires, que l'on imagine chez Barbey et qui, paradoxalement,  lui donnent une meilleure santé morale. Là, devant tous ces curés à problèmes et ces chrétiens haineux, le catholicisme, ça donne vraiment pas envie : un asile pour névrosés. Un seul passage un peu sensé, à un moment, quand le curé de Torcy dit au héros qu'en Occident, par peur des "hérésies orientales", on ne prie pas assez les Anges. Il a bien raison. Il me semble que les Anges sont cet apport sec, lumineux, qui balaie tout ce qu'il peut y avoir de malsain, de ranci, de moisi dans les églises. 

Tout de même, moi qui ai une réelle allergie au culte marial, que je vois presque comme une trahison du Christ, j'ai été un instant touchée parce qu'il dit de Marie, et aussi ces pauvres femmes, ces pauvresses qui subissent les lois, qui disent oui, qui suivent : qu'est-ce qu'on lui demandait de plus que d'être un ventre ? Sans épousailles. Rien de plus. Prête-moi ta chair. Tout le reste, immaculée conception, virginité perpétuelle, dormition-assomption : fariboles.

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Rangement et classement de ma bibliothèque toujours en cours – certes, je prends mon temps. Des piles de bouquins arrivés soudain à l'institut et de nouveau, classement, rangement, déplacement. Confirmation : Je déteste les livres, l'objet-livre. J'adore les papiers, les plumes, les encres, mais pas les livres. C'est lourd, ça se fait nid à poussière, c'est bête à pleurer quand ça se casse la gueule en pile, quand ça s'écroule comme château de cartes, c'est poussiéreux, ça prend de la place et ce n'est même pas beau, surtout quand je repense à la beauté d'un "livre" illustré que j'ai feuilleté sur un ipad. Je suis pour le support numérique, aérien, léger, intangible, et qui rallie en même temps sons et couleurs. 

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Relecture du Lord of the Rings, et je me refais les films de Jackson en même temps. C'est assez drôle, avec toutes mes lectures sacrées, pieuses ou philosophiques ou pieusement philosophiques, que le livre que je reprends constamment dans les moments de transition ou de crise, ou de mutation, soit toujours celui-là, depuis mes 20 ans, mais c'est ainsi. Il se peut que si j'avais à emmener un seul livre dans un ermitage, sur la route, sur un lit d'hôpital ou en prison, ce ne serait ni Sohrawardî, ni une bible, ni les Dialogue avec l'Ange, ni quoi que ce soit d'autre comme lecture spirituelle : juste Le Seigneur des anneaux, lecture "utile en voyage".

lundi 5 juillet 2010

"La morale est un anti-destin"


Le conseil est un appel à écouter non pas la voix intime de la conscience solitaire, mais celle de l'expérience des hommes les meilleurs, des sages. Ils sont la conscience de tous ; les paroles qui leur sont attribuées en sont la voix ; ces paroles confiées aux mémoires jouent le rôle de conscience. De ce fait, la morale des conseils conspirent fortement à l'intégration de l'individu dans sa société et ses normes. Au-delà du "ne pas nuire", ce qui est conseillé, c'est de n'être pas inattentif, d'être sur ses gardes, de ne pas se hâter. En un mot, on réclame le réveil de la réflexion. La morale est engagée avant toute action, par une volonté d'attention ; le premier acte moral est de vouloir réfléchir, la première faute est le manque de ce vouloir, qui donne l'inattention. La morale des conseils est pour l'acte, elle est prévisionnelle ; elle n'est pas l'application de normes à tous les cas, ou le jugement des cas après coup ; elle reste assez générale pour laisser toute décision morale être un événement individuel. Ce qu'elle énonce relève du sens commun, et ses formules sont vieilles comme la culture. Ainsi : "Considère tout homme comme supérieur à toi". La nouveauté qu'elle permet, c'est qu'à la convergence des événements où il faut agir, le contenu de ses formules rejaillit nouvellement ; c'est la re-création dont V. Jankélévitch a parlé. La formule énonce l'inatteignable, parce qu'elle est trop générale ; c'est pourtant elle qui doit venir informer l'acte et s'y limiter.
La morale est sans doute un art ; elle cherche la meilleure adaptation des moyens à la fin dans la transformation de l'homme imparfait. En visant une fin, elle nie que quelque chose d'autre la vise à sa place, lui en retire le privilège et rende vain son effort ; on veut parler du destin. La morale est un anti-destin. On assistera, tout au long de l'histoire de la morale persane, à ce débat à propos de l'effort et du sort.  
Charles-Henri de Fouchécour, Le Sage et le Prince en Iran médiéval. Morale et politique dans les textes littéraires persans, Xe-XIIIe siècles : Introduction.


La doxa contemporaine présente souvent la morale comme le pilier du conformisme social. Après Jankélévitch, Levinas et tant d'autres, Charles-Henri de Fouchécour replace la morale (ici celle des sages d'Iran)  dans sa vraie grandeur, à mi-chemin entre Créon et Antigone et les renvoyant dos à dos peut-être : une décision prise sur l'instant, sur une situation, un carrefour, qui ne sera jamais identique à un autre. Les principes moraux sont généraux, la décision de les appliquer est unique, sans hier ni lendemain, au cas par cas, acte par acte. J'aime assez cette idée, parce qu'aucun de nos choix "moraux" n'emprisonnent ceux à venir, pas plus qu'ils ne découlaient fatalement de nos actes passés. Tout est toujours à faire renaître. La morale va au-delà des lois, méprise les dogmes, dérange les sociétés humaines, c'est finalement la Parole intérieure toujours vivante, la révélation mystique opposée aux tables de la loi : haqiqat contre shariat, et ce toujours dans le libre choix humain.

Ainsi le Christ était un moraliste, il n'était même que ça, en-dehors de cette histoire de Royaume : un perturbateur au nom de la morale et du cas par cas, au nom de l'amour et du un "Toi est un Moi sans droits, un Moi est un Toi sans devoirs" jankélévitchien. La faillite du christianisme est d'avoir tourné le dos à la morale pour devenir une religion, c'est-à-dire un ensemble de lois, de rites et de dogmes, "anti-moraux" au possible.

Et aussi, totalement en accord avec cette idée que la pire des fautes morales, est celle commise par étourderie, inattention, relâchement paresseux de l'esprit, bien plus que le mal commis avec volonté.

Devant ce sort fixé à l'homme, la morale, par nature, a affirmé la nécessité de l'effort humain. Elle ne lui a pas proclamé qu'il était libre en tout, mais que, dans le jeu des contraintes du destin, ou du décret divin, il avait son propre jeu à jouer, celui de pouvoir refuser certains enchaînements de contraintes, au profit d'autres. Le ciel fermé des déterminations a des trous, forsat, occasions propices, là où l'homme qui réfléchissait depuis longtemps peut introduire son choix moral, en fonction duquel la roue des déterminations va poursuivre son mouvement. Du moins, ce n'est que de cette manière que l'on verra la morale toucher au problème de la liberté, point d'un choix à l'origine de conséquences perçues comme inéluctables. On rencontrera une fois cette affirmation étonnante d'un conseiller à son prince : "Tu as le temps", une expression du registre amoureux. (id.)
Devant l'apparent écrasement mécanique du sort, la fameuse falak, les rouages de la Fortune, cette image du moraliste guettant le bon moment, l'occasion (forset), me fait penser au pilote de la mètis grecque dont parlait Marcel Detienne et J.P. Vernant : celui qui feint de se soumettre aux courants marins pour saisir l'occasion du moindre vent, du moindre remous, cette faille de la Fortune et mener sa barque, car

La mètis préside à toutes les activités où l'homme doit apprendre à manoeuvrer des forces hostiles trop puissantes pour être directement contrôlées, mais qu'on peut utiliser en dépit d'elles, sans jamais les affronter de face, pour faire aboutir par un biais imprévu le projet qu'on a médité.
(Les ruses de l'intelligence. La mètis grecque)
Ainsi,
Pareil à Danaos, premier navigateur et pilote prudent autant que prévoyant, pronoos, le bon timonier doit avoir pesé tous les coups, en bon joueur de tric-trac : il lui faut prévoir les sautes de vent, opposer ruse à ruse, guetter l'occasion fugitive d'inverser le rapport des forces. (id.)

ou à la longue et patiente réflexion-concentration d'Athéna et du conducteur de char avant de s'élancer dans la course.


v. 460 av. J.C. Musée de l'Acropole, Athène
© Marsyas 
Certes, c'est parce que la victoire est incertaine et que les jeux se déroulent dans un espace ouvert, qu'Athéna "médite", mais, cette fois, au sens grec de mêdesthai qui participe étroitement de l'activité intellectuelle de la mètis. Appuyée sur la lance, la tête inclinée vers la borne qui marque la ligne de départ, l'Athéna de l'Acropole est l'image non de la Raison, mais de la Prudence, de la phrônesis, cherchant à prévoir les péripéties du parcours et tout occupée à "penser" la course qu'elle va disputer. (id.)

Athéna figure, elle aussi, le couplage ou la collaboration de la Sagesse et de la Ruse car que vaudrait un sage qui ne serait pas "malin" ? 

Qu'elle se tienne aux côtés du pilote pour lui ouvrir un chemin sur la mer ou qu'elle dépêche l'oiseau, instrument efficient du franchissement des gouffres, Athéna se manifeste dans le monde marin par l'exercice d'une intelligence navigatrice qui sait tracer sa route droit sur la mer en rusant avec les souffles et la mouvance des flots." (id) 

dimanche 4 juillet 2010

Bonté



On peut appeler bonté ce qui se noue dans cette intrigue : sous exigence de l'abandon de tout avoir, de tout pour-soi, je me substitue à l'autre. La bonté est le seul attribut qui n'introduit pas une multiplicité dans l'un. Si elle se distinguait de l'un, elle ne serait plus bonté. Être responsable dans la bonté, c'est être responsable en deçà ou en dehors de la liberté. L'éthique se glisse en moi avant la liberté. Avant la bipolarité du Bien et du Mal, le moi se trouve commis avec le Bien dans la passivité du supporter. Le moi s'est commis avec le Bien avant de l'avoir choisi. Ce qui veut dire que la distinction du libre et du non-libre. Ce qui veut dire que la distinction du libre et du non-libre ne serait pas l'ultime distinction entre l'humain et le non-humain, et pas non plus entre le sens et le non-sens.
Comme s'il y avait dans le moi, toujours irréductible à la présence, un passé en deçà de tout passé, un passé absolu et irreprésentable. Le présent est le lieu de l'initiative et du choix. Mais le Bien n'a-t-il pas, avant tout choix élu le sujet, d'une élection qui est celle de la responsabilité du moi, lequel ne peut s'y dérober et tient d'elle son unicité ? Cette antériorité de la responsabilité par rapport à la liberté signifie la bonté du Bien : le Bien doit m'élire avant que je ne puisse le choisir ; le Bien doit m'élire le premier.
Il y a donc au fond de moi une susception préoriginaire, une passivité antérieure à toute réceptivité – un passé qui ne fut jamais présent. Passivité qui transcende les limites de mon temps et antériorité antérieure à toute antériorité représentable. Comme si le moi, en tant que responsable d'autrui, avait un passé immémorial, comme si le Bien était avant l'être, avant la présence.
Emmanuel Levinas, Dieu, la mort et le temps : Liberté et responsabilité.

Alif Laila





samedi 3 juillet 2010

"la technique, en tant que sécularisation, est destructrice des dieux païens"


Pour que le savoir sorte effectivement de l'étonnement, pour que l'ignorance soit reconnue comme telle, pour que l'être advienne en tant qu'être, il fallait aussi que la lumière du ciel éclairât la ruse et l'industrie des hommes. La lumière dont les yeux ont admiré la brillance est celle-là même qui dirige ses yeux vers le donné.Et ces yeux, liés à leur convoitise innée, qui visent et perçoivent, ces yeux rusés de chasseurs, apprennent la patience et se font alors regard industrieux. Il y a alors convenance entre la sécularisation de l'idolâtrie devenant ontologie (l'intelligibilité du cosmos, la représentation et la présence se mesurant et s'égalant) et le bon sens pratique des hommes tenaillés par la faim, se tenant dans leur maison, habitant et bâtissant. Toute relation pratique avec le monde est représentation, et le monde représenté est économique. Il y a une universalité de la vie économique qui l'ouvre à la vie de l'être. La Grèce est le lieu de cette jonction, et, malgré la diversité des cultures, Messer Gaster, compagnon de Prométhée, est le premier maître ès arts du monde. Rien n'est ainsi plus compréhensible que la civilisation européenne avec ses techniques, sa science et son athéisme. En ce sens, les valeurs européennes sont absolument exportables.


Domenico Fetti, 1620
Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Nul n'est assez fou pour méconnaître les contradictions de la technique – mais le bilan des pertes et des gains que l'on dresse habituellement ne repose sur aucun principe rigoureux de comptabilité. La condamnation de la technique est devenue une rhétorique confortable. Or la technique, en tant que sécularisation, est destructrice des dieux païens. Par elle, certains dieux sont morts : dieux de la conjonction astrologique et du fatum, dieux locaux, dieux du lieu et du paysage, tous dieux habitant la conscience et répétant dans l'angoisse et la terreur les dieux des cieux. La technique nous enseigne que ces dieux sont du monde, et donc qu'ils sont des choses, et qu'étant des choses ils ne sont pas grand-chose. En ce sens, la technique sécularisatrice s'inscrit parmi les progrès de l'esprit humain. Mais elle n'est est pas la fin.
Emmanuel Levinas, Dieu, la mort et le temps : Transcendance, idolâtrie et sécularisation.

Hebdomada XIII per annum


Commandé 428, une année ordinaire à la fin de l'Empire romain. Un pur plaisir, car j'ai toujours eu du goût pour les "fins de siècle", les transitions, toutes les périodes "tardives". Elles ont quelque chose de mystérieux, parce qu'on ne sait pas bien les étiqueter. Elle sont l'or bruni des fins d'après-midi de fin d'été. Un Five o' clock à la mi-septembre. Un goûter de raisins dans les vignes.

Commandé aussi une édition du Lord of the Rings en un seul volume, les poches sont pour le voyage. C'est un des rares romans qui me donne envie d'un bel objet-livre.

jeudi 1 juillet 2010

La mort d'autrui et la mienne




Le temps n'est pas la limitation de l'être mais sa relation avec l'infini. La mort n'est pas anéantissement mais question nécessaire pour que cette relation avec l'infini ou temps se produise.

Dieu, la mort et le temps, Levinas.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.