Dans notre univers, face à l'opinion publique, la position la plus avantageuse est presque toujours celle de la victime et tout le monde s'efforce de l'occuper, souvent sans justification réelle. Mais cette possibilité dont nous usons et abusons tous, nous la devons à la Bible. Les textes que nous lisons ont puissamment contribué à l'engendrer.
Le Dieu des victimes apparaît assez tôt, avec le non-sacrifice d'Isaac, par exemple, mais il est souvent noyé dans les imprécations furibardes de Yahwé contre cette putain d'Israël. Dans Job voilà soudain qu'Il apparaît et en même temps revient l'Irrascible, comme si deux divinités se superposaient ou alternaient, dans un chevauchement théologique, celle de deux religions finalement opposées que l'on essaie de concilier dans un seul livre. René Girard rigole bien au passage de ce Dieu montreur d'ours, qui ne répond pas aux questions de Job sur la justice et l'injustice du malheur humain, mais lui déroule le catalogue de la Création. Et voilà le Dieu des victimes qui se fait aussi menaçant, et semonce Job, finalement, un peu comme Jankélévitch s'amuse à le faire :
"De quel droit l'homme décrète-t-il que la création est bâclée ? au nom de quoi crie-t-il à son "insuffisance ? " La partie est mécontente du tout, elle juge qu'il n'y en a pas assez... Pas assez de quoi ? En somme, monsieur le ciron est déçu, le tout lui-même ne lui suffisant pas, et il oublie que sa déception elle-même fait partie du plan général."
Et voilà Job le plaignant réduit au silence par "l'autruche et le Léviathan" :
Pour échapper au redoutable guêpier des rapports humains, ce dieu se réfugie dans la nature. Il fait à Job une longue conférence sur ce que l'on appelait jadis l'histoire naturelle. Un peu d'astronomie, un peu de météorologie, beaucoup de zoologie. Ce dieu adore les animaux. Il disserte intarissablement sur l'ibis, le coq, le lion, l'onagre, le bœuf sauvage, l'autruche, le cheval, le faucon, et finalement sur Béhémoth et Léviathan. Ces deux derniers sont les grandes vedettes de cette ménagerie. Ils ressemblent fort à un crocodile et à un hippopotame, légèrement retouchés par l'inspiration mythologique.La poésie de ce bestiaire ne doit pas nous dissimuler qu'il constitue l'étalage d'une puissance irrésistible.Ce dieu montre sa force pour ne pas avoir à s'en servir. Ce n'est plus le dieu des amis, certes, qui exerçait sa terreur ouvertement contre les boucs émissaires. Il ne brandit plus les armées célestes contre le rebelle.Il recourt à la ruse et obtient gain de cause : voici Job enfin docile et silencieux, plein d'admiration terrifiée pour l'autruche et le Léviathan.
Ici, une réponse qui explique l'illogisme apparent de la fin de Job, où l'Éternel en colère veut châtier les trois amis de Job pour avoir mal parlé de Lui : dans la Bible, Dieu devient peu à peu celui des victimes, ce qui finit en apothéose avec le Dieu-victime du Nouveau Testament. L'incohérence apparente d'un Dieu qui menacerait Job s'il continue à se plaindre et veut punir ses amis pour avoir médit de Lui saute aux yeux. René Girard l'explique par un ajout rédactionnel, une volonté de brouiller le message subversif. J'avoue que je n'en sais rien. Je trouve que le texte, au contraire, n'escamote pas l'énigme d'un Dieu-Janus, juste et bon mais qui aussi laisse faire le mal et lève son bâton quand on proteste. Job n'a pas plus le droit de se plaindre qu'un ciron écrasé par l'hippopotame, et ses amis n'ont pas plus le droit de le juger car ce faisant ils contribuent à l'ostracisme du Dieu victime. D'où la faiblesse de la fin, qui semble insuffisante, inachevée, sans réelle conclusion (mais Jonas non plus ne concluait pas).
L'épilogue noie le bouc émissaire dans les revanches puériles d'une success story holywoodienne. Il ne vaut pas plus cher que le prologue et pourtant contient une phrase remarquable. Après avoir parlé aux amis avec sévérité,dieu ajoute qu'eu égard aux mérites de Job il ne leur tiendra pas rigueur ni ne leur infligera sa disgrâce "pour n'avoir pas, comme mon serviteur Job, bien parlé de moi". (42, 8).Seul Job a bien parlé de Dieu en le couvrant d'insultes en apparence, en dénonçant son injustice et sa cruauté. Les amis, par contre, qui n'ont jamais cessé de parler en sa faveur, ont mal parlé de lui. Il faut lire dans cette phrase un jugement profond sur les Dialogues dans leur ensemble. Cet épilogue a raison, bien entendu, mais il est si timide et mystificateur par ailleurs que l'on s'étonne ici de son audace.
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