jeudi 29 avril 2010

La soupe aux poireaux


Bouguereau, 1865, C.P.

On croit savoir la faire, elle paraît si simple, et trop souvent on la néglige. Il faut qu'elle cuise entre quinze et vingt minutes et non pas deux heures – toutes les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. Et puis il vaut mieux mettre les poireaux lorsque les pommes de terre bouillent : la soupe restera verte et beaucoup plus parfumée. Et puis aussi il faut bien doser les poireaux : deux poireaux moyens suffisent pour un kilo de pommes de terre. Dans les restaurants, cette soupe n'est jamais bonne : elle est toujours trop cuite (recuite), trop "longue", elle est triste, morne, et elle rejoint le fond commun des "soupes de légumes" – il en faut – des restaurants provinciaux française. Non, on doit vouloir la faire et la faire avec soin, éviter de l'"oublier sur le feu" et qu'elle perde ainsi son identité. On la sert soit sans rien, soit avec du beurre frais ou de la crème fraîche. On peut aussi y ajouter des croûtons avant de servir : on l'appellera alors d'un autre nom, on inventera lequel : de cette façon les enfants la mangeront plus volontiers que si on l'affuble du nom de soupe aux poireaux pommes de terre. Il faut du temps, des années, pour retrouver la saveur de cette soupe, imposée aux enfants sous divers prétextes (la soupe fait grandir, rend gentil, etc.). Rien, dans la cuisine française ne rejoint la simplicité, la nécessité de la soupe aux poireaux. Elle a dû être inventée dans une contrée occidentale un soir d'hiver, par une femme encore jeune de la bourgeoisie locale qui, ce soir-là, tenait les sauces grasses en horreur – et plus encore sans doute – mais le savait-elle ? Le corps avale cette soupe avec bonheur. Aucune ambiguïté : ce n'est pas la garbure au lard, la soupe pour nourrir ou réchauffer, non, c'est la soupe maigre pour rafraîchir, le corps l'avale à grandes lampées, s'en nettoie, s'en dépure, verdure première, les muscles s'en abreuvent. Dans les maisons son odeur se répand très vite, très fort, vulgaire comme le manger pauvre, le travail des femmes, le coucher des bêtes, le vomi des nouveaux-nés. On peut ne vouloir rien faire et puis, faire ça, oui, cette soupe-là : entre ces deux vouloirs, une marge très étroite, toujours la même : suicide.
Marguerite Duras, Outside, in Marguerite Duras, Laure Adler.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.