Aimer un étranger comme soi-même implique comme contrepartie : s'aimer soi-même comme un étranger.
Curieuse idée, intéressante, que l'amour d'un être protège plus que celui de Dieu. Mais pas toujours exact, en toutes circonstances. Dieu ne peut nous être pris en otage, ceux que nous aimons, si. Et quelquefois par Dieu lui-même.
À celui qui aime, le froid du métal n'ôtera pas l'amour, mais donnera le sentiment d'être abandonné de Dieu. L'amour surnaturel n'a aucun contact avec la force mais aussi il ne protège pas l'âme contre le froid de la force, le froid du fer. L'armure est faite de métal comme le glaive. À celui qui n'aime que d'un amour pur, le meurtre glace l'âme, qu'il en soit l'auteur ou la victime, et tout ce qui, sans aller jusqu'à la mort même, est violence. Si l'on désire un amour qui protège l'âme contre les blessures, il faut aimer autre chose que Dieu.
Elle aussi inverse l'idée assez banale qu'on aime Dieu à travers la créature :
Amour pur des créatures : non pas amour en Dieu, mais amour qui a passé par Dieu comme par le feu. Amour qui se détache complètement des créatures pour monter à Dieu et en redescend associé à l'amour créateur de Dieu.
Grosse influence de Maître Eckhart, quelquefois, qui se sent entre les lignes, sauf que, chez lui, ces idées-là s'exprimaient sereinement, sans cette tension inquiète, cette crainte perpétuelle de se tromper, de l'illusion.
Amour imaginaire pour les créatures. On est attaché par une corde à tous les objets d'attachements, et une corde peut toujours se couper. On est aussi attaché par une corde au Dieu imaginaire, au Dieu pour qui l'amour est aussi attachement. Mais au Dieu réel on n'est pas attaché, et c'est pourquoi il n'y a pas de corde qui puisse être coupée. Il entre en nous. Lui seul peut entrer en nous. Toutes les autres choses restent en-dehors, et nous ne connaissons d'elles que les tensions de degré et de direction variables imprimées à la corde quand il y a déplacement d'elles ou de nous.
Cette conception de l'amour qui interloquerait Ibn Hazm, qui fait qu'un Amant ne doit avoir d'autre "courage" que d'exister autrement pour l'Aimé en tant qu'œuvre d'art, c'est-à-dire en tant qu'Aimé lui-même :
C'est une lâcheté que de chercher auprès des gens qu'on aime (ou de désirer leur donner) un autre réconfort que celui que nous donnent les œuvres d'art, qui nous aident du simple fait qu'elles existent. Aimer, être aimé, cela ne fait que rendre mutuellement cette existence plus concrète, plus constamment présente à l'esprit. Mais elle doit être présente comme la source des pensées, non comme leur objet. S'il y a lieu de désirer être compris, ce n'est pas pour soi, mais pour l'autre, afin d'exister pour lui.
Distance lieu et place de l'adoration, et donc "garantie" d'amour pur (je me méfie de ces histoires de pureté en amour, surtout quand on insiste beaucoup dessus, on finit toujours par découvrir que les chantres de l'amour "pur", comme par hasard, n'ont jamais été amoureux). Il est, cela dit, évident, que pour l'amour le plus élevé, comme le concevait Platon, Plotin, pour qu'il y ait contemplation, il faut forcément qu'il y ait distance. Mais pas éloignement complet. L'amoureux meurt de ne plus voir. En ce sens, oui, on ne demande à l'Aimé que d'être, mais d'être présent, pour le regard.
Aimer purement, c'est consentir à la distance, c'est adorer la distance entre soi et ce qu'on aime.
L'imagination est toujours liée à un désir, c'est à dire à une valeur. Seul le désir sans objet est vide d'imagination. Il y a présence réelle de Dieu dans toute chose que l'imagination ne voile pas. Le beau capture le désir en nous et le vide d'objet en lui donnant un objet présent et en lui interdisant ainsi de s'élancer dans l'avenir.
Ça ferait plaisir à Ruzbehan (et à tant d'autres) de savoir ça tiens, que la Beauté n'est pas un marchepied vers le divin mais un dévoiement. Mais là dessus la querelle des uns et des autres est infinie...
Tel est le prix de l'amour chaste. Tout désir de jouissance se situe dans l'avenir, dans l'illusoire. Au lieu que si l'on désire seulement qu'un être existe, il existe : que désirer alors de plus ? L'être aimé est alors, nu et réel, non voilé par de l'avenir imaginaire. L'avare ne regarde jamais son trésor sans l'imaginer n fois plus grand. Il faut être mort pour voir les choses nues.
Ainsi, dans l'amour, il y a chasteté ou manque de chasteté selon que le désir est dirigé ou non vers l'avenir.
Sa volonté de ne plus regarder que le réel, de traquer l'illusion, la rêverie, presque du zen, mais avec un côté sévère, corseté, qui rappelle ses terribles maux de têtes. Je me méfie toujours des mystiques dont le corps ne va pas bien.
Un ton d'institutrice juvénile et sévère (interdit, discipliner sévèrement), avec les outrances péremptoires des jeunes penseurs (quand on se dit qu'il ne faut plus être adolescent, ou enfantin, quand on se dit qu'il faut grandir, c'est qu'on ne l'est pas encore, mature). Je comprends l'agacement de Blanchot, l'homme des nuances...
Ce qui doit être sévèrement interdit, c'est de rêver aux jouissances du sentiment. C'est de la corruption. Et c'est aussi bête que de rêver à la peinture et à la musique. L'amitié ne se laisse pas détacher de la réalité, pas plus que le beau. Elle constitue un miracle, comme le beau.Et le miracle consiste simplement dans le fait qu'elle existe. À vingt-cinq ans, il est largement temps d'en finir radicalement avec l'adolescence...Derrière tout cela, au fond, un grand désir de mort, l'amour de la mort. L'amour pur, c'est celui voué aux morts. Plus loin, dans La Croix, être juste, c'est être nu et mort. Fascination, attirance pour la Passion et non pour la Résurrection (comme beaucoup de chrétiens, d'ailleurs).
Quand on accomplit le mal, on ne le connaît pas, parce que le mal fuit la lumière.
Qotb ad-Dîn Shirâzî dit, lui, que celui qui ne se connaît pas est dans le mal, accomplit le mal, qui est non-lumière. De ce fait, aussi, le mal s'ignore en action.
La sensibilité de l'innocent qui souffre est comme du crime sensible. Le vrai crime n'est pas sensible. L'innocent qui souffre sait la vérité sur son bourreau. Le bourreau ne la sait pas. Le mal que l'innocent sent en lui-même est dans son bourreau, mais il n'y est pas sensible. L'innocent ne peut connaître le mal que comme souffrance. Ce qui dans le criminel n'est pas sensible, c'est le crime. Ce qui dans l'innocent n'est pas sensible, c'est l'innocence.L'idée que la "souffrance pure" permet seule de transférer le mal de l'impur au pur, de le purifier, un peu comme un chaman avale les poisons psychiques de ses patients, "le crime qu'on a en soi, il faut l'infliger en soi", est encore une insistance sur la Crucifixion, l'impossibilité de la dépasser. Mais je ne crois pas que le Christ ait pensé que la souffrance, plus que l'amour, transformait le mal, l'épongeait du monde.
C'est l'innocent qui peut sentir l'enfer.
Mais très belle idée que le seul acte d'amour possible face au mal, est de ne pas s'en laisser atteindre, pour éviter que le bourreau n'ait commis le crime. C'est très joli, un peu enfantin, presque une conjuration puissante, magique : Je n'ai pas mal, donc il n'y a pas eu mal, et ainsi tu n'as rien fait :
Si l'on me fait du mal, désirer que ce mal ne me dégrade pas, par amour pour celui qui me l'inflige, afin qu'il n'ait pas vraiment fait du mal.
Enfin cet obsédant péché contre l'Esprit, l'impardonnable, qui serait à la fois la connaissance du bien et la haine du bien, ce que Maître Eckhart appelait "répulsion de Dieu" qui est peut-être, effectivement la seule cause de damnation, du fait même de celui qui se damne, par haine de Dieu. En même temps, je crois qu'il faut être bien brave, ou bien inconscient, pour ne pas craindre Dieu avant la rencontre, non parce qu'il est terrible, mais parce qu'il est bon ; la bonté absolue, bien plus terrifiante que la méchanceté. Mais il est juste d'observer que cette réaction furieuse à la Gollum – Cela fait mal ! Cela nous brûle ! – nous la portons en nous tous. Qui n'a jamais craché le pain elfique ? Celui qui jamais n'y a goûté, selon Simone Weil.
Le péché contre l'Esprit consiste à connaître une chose comme bonne et à la haïr en tant que bonne. On en éprouve l'équivalent sous forme de résistance toutes les fois qu'on s'oriente vers le bien. Car tout contact avec le bien produit une connaissance de la distance entre le mal et le bien et un commencement d'effort pénible d'assimilation. C'est une douleur, et on a peur. Cette peur est peut-être le signe de la réalité du contact. Le péché correspondant ne peut se produire que si le manque d'espérance rend la conscience de la distance intolérable et change la douleur en haine. L'espérance est un remède à cet égard. Mais un remède meilleur est l'indifférence à soi, et d'être heureux que le bien soit le bien, quoiqu'on en soit loin, et même dans la supposition où l'on serait destiné à s'en éloigner infiniment.
Une fois un atome de bien pur entré dans l'âme, la plus grande, la plus criminelle faiblesse est infiniment moins dangereuse que la plus minime trahison, celle-ci se réduirait-elle à un mouvement purement intérieur de la pensée, ne durant qu'un instant, mais consenti. C'est la participation à l'enfer. Tant que l'âme n'a pas goûté au bien pur, elle est séparée de l'enfer comme du paradis.
Un choix infernal n'est possible que par l'attachement au salut. Qui ne désire pas la joie de Dieu, mais est satisfait de savoir qu'il y a réellement joie en Dieu, tombe mais ne trahit pas.
Non, certes, il ne trahit pas, mais il refuse l'amour, car il ne faut pas oublier que le Dieu chrétien aime et veut sauver.
Sur la question du mal, elle, au moins, ne se dérobe pas avec des pirouettes sur le libre-arbitre, le diable, Dieu qui souffre plus que nous ou avec nous, etc. Là-dessus, toujours avec cette intransigeance logique, si l'on aime Dieu, on ne refuse pas le mal, ni ce monde, on est tout aussi ferme qu'Ivan Karamazov ; l'un rend son billet, l'autre assiste à la représentation jusqu'au bout. Il n'y a pas de "oui mais", ou de "non, mais"... C'est oui ou c'est non. Le oui d'Abraham, au fond, mais le oui à un monde où Isaac sera toujours égorgé.
Aimer Dieu à travers le mal comme tel. Aimer Dieu à travers le mal que l'on hait, en haïssant ce mal. Aimer Dieu comme auteur du mal qu'on est en train de haïr.
(…)
Discours d'Ivan Karamazov dans Les Frères Karamazov : "Quand même cette immense fabrique apporterait les plus extraordinaires merveilles et ne coûterait qu'une seule larme d'un seul enfant, moi je refuse."
J'adhère complètement à ce sentiment. Aucun motif, quel qu'il soit, qu'on puisse me donner pour compenser une larme d'un enfant ne peut me faire accepter cette larme. Aucun absolument que l'intelligence puisse concevoir. Un seul, mais qui n'est intelligible qu'à l'amour surnaturel : Dieu l'a voulu. Et pour ce motif-là, j'accepterais aussi bien un monde qui ne serait que mal d'une larme d'enfant.
Simone Weil, La Pesanteur et la grâce
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