jeudi 13 août 2009

À mon seul désir : Dieu, aimant et lâcheur

C'est une piètre piété que celle qui demande de croire pour être, ce qui corrobore fort à propos mes doutes sur la sagesse de l'agnostique (le Cheikh de l'Invisible a d'efficaces murîds postiers...)



L'unité, entendue comme unité de direction, analogue à l'indication oscillante, parfois désorientée, de l'aiguille qui est toujours sûre du pôle, même si celui-ci se révèle insituable, est bien plus visible, en effet. Il y a même quelque chose de frappant dans le fait que cette jeune intellectuelle, sans attaches religieuses et comme naturellement athée, est presque soudainement, dans sa vingt-neuvième année, le sujet d'une expérience mystique de forme chrétienne, sans que cet événement semble rien modifier du mouvement de la vie, ni de la direction des pensées.

À la limite, l'expérience la plus pure, la plus sincère, la plus "renversante" est peut-être celle qui en apparence ne change rien à la vie de celui et celle qui la reçoit. Pourquoi faire d'un événement invisible, indicible, incompréhensible, en tout intérieur, une suite d'actes intempestifs, bavards au fond, bruyants, comme des effets d'annonce un peu vulgaires (on entre dans les ordres, on fait retraite, on se convertit, on ne pèche plus, on proclame sa révélation, on donne à voir et à gloser dessus) ? Peut-être est-elle vraiment entrée en son pôle celle qui n'a eu ni besoin de s'expliquer, ni de transformer une indicible gratification en échange marchand : j'ai reçu ça, donc en retour je donne ça à Dieu, etc. Si certains disent que l'amour charnel est l'extase du pauvre, on peut se demander aussi si la conversion n'est pas la forme la plus commune, la plus fausse et la plus vulgaire de la foi, celle de l'apparent.

Cas singulier, que l'on ne saurait rapprocher de celui de Claudel. Simone Weil n'est pas convertie et elle ne le sera jamais, malgré les sollicitations intérieures et extérieures. L'expérience de ce qui ne peut être saisi dans une expérience, ne lui donne même pas la foi. Elle s'aperçoit seulement qu'athée, faisant "profession d'athéisme", elle n'était pas moins tournée vers la même lumière que depuis qu'elle dispose (dangereusement) d'un vocabulaire religieux plus précis. Et le mot conversion n'est pas un mot dont elle use volontiers, sauf au sens qu'elle peut lui trouver dans les textes de Platon. La violence d'un retournement décisif, la rupture capitale sont des événements dont il faut plutôt se méfier, à cause des espérances illusoires que leur éclat ne manque pas de nous apporter. De même que chercher Dieu, trouver Dieu est une expression sans convenance, qui montre tout au plus que nous avons trouvé un faux Dieu et, cherchant, oublié ce que nous ne pouvons pas chercher. La conversion ne peut jamais être que silencieuse, invisible et parfaitement secrète, et elle n'exige de celui en qui elle s'accomplit que la même attention et la même immobilité dont elle fut la brève réponse éclairante.
Qui a le désir ou l'amour n'a que faire de la foi, en fait, car l'absolu du manque, du désireux aspirant et épris (tous ces adjectifs étant par ailleurs la définition par essence et étymologie du murîd) est d'aimer, non, de choisir d'aimer, sans se soucier d'aucune certitude sinon de la soif présentielle de cet amour-là, de l'élan d'amour (mahabbat) envers ce de qui on n'exige même pas l'existence : "Qu'ai-je à me soucier de Ton existence si je T'aime ?" Ou : "Qu'importe que tu existes ou non, ni mon amour ni mon service n'en seront changés."




"À mon seul désir", ainsi parlait la Dame à la Licorne, c'est-à-dire, par désir, lâcher la proie pour l'ombre, peut-être (au rebours du pari un peu mesquin, calculateur, de Pascal auquel ce pari est opposé). Ce qui fait que la question est-ce que je désire pour rien ou non ne se pose pas. Le désir rapproche et il se peut qu'il donne existence. La foi (vulgaire) fait le miracle (tout aussi vulgaire, de l'apparent prétendant démontrer la présence de l'invisible). Le vrai désir de ce qui est au-delà de l'apparent donne existence, soit en attirant, soit en nous rapprochant de ce qui est sans autre explication. Là où Molla Sâdrâ dirait l'Être, Sohrawardi la Lumière, Maître Echkart la Déité, Simone Weil dit le bien.

"Si je détourne mon désir de toutes les choses d'ici-bas comme étant de faux biens, j'ai la certitude absolue, inconditionnelle, d'être dans la vérité... M'en détourner, c'est tout... Mais, me dira-t-on, ce bien existe-t-il ? Qu'importe ? Les choses d'ici-bas existent, mais elles ne sont pas le bien... Et qu'est-ce que ce bien ? Je n'en sais rien. Qu'importe ? Il est ce dont le nom seul, si j'y attache ma pensée, me donne la certitude que les choses d'ici-bas ne sont pas des biens... N'est-il pas ridicule d'abandonner ce qui est pour ce qui peut-être n'est pas ? Nullement si ce qui est n'est pas bien et si ce qui peut être n'est pas le bien. Mais pourquoi dire ce qui peut-être n'est pas ?... Cela n'a aucun sens de dire : le bien est ou le mal n'est pas, mais seulement : le bien."

Et de même que pour Eckhart le détachement absolu, c'est-à-dire l'indifférence absolue est le plus haut degré du mystique, c'est l'indifférence de l'athée qui est plus proche de Dieu que la quête bêlante et abandonnique du croyant; mais à condition, précise Blanchot, que cet athée-là ne croit en aucune sorte de Dieu (genre : la Vie, l'Amour, l'Homme, le Progrès, enfin tous ces mythes qui sont juste là pour vainement remplir le creux de la niche vide). Il y a aussi un peu, là-dedans, du Jankélévitch et de son amour pur, totalement ou en tout cas le plus possible sincère, quand il n'attend rien en retour ("Un Moi est un Toi sans droits; un Toi est un Moi sans devoirs"). Évidemment, combien de temps peut-on tenir la pose, dans ce "oui au vide" sans se dire à un moment, "ah oui mais c'est ça justement la plénitude" et alors, de le savoir, on n'est plus si épris sans espoir de retour :

C'est catégoriquement et presque avec horreur qu'elle rejette tous les divertissements de la foi : l'idée de salut, la croyance en l'immortalité personnelle, la conception de l'au-delà et, en général, tout ce qui pourrait nous permettre de nous rapprocher de ce qui n'a de vérité que si nous l'aimons en nous désintéressant ce tout ce qui serait vrai pour nous. Jamais nous ne mettrons assez de distance entre ce que nous et ce que nous aimons. Penser que Dieu est, c'est encore le penser présent, c'est une pensée à notre mesure, seulement destinée à notre consolation. Il est bien plus juste de penser que Dieu n'est pas, de même qu'il faut l'aimer assez purement pour qu'il puisse nous être indifférent qu'il ne soit pas. C'est pour cette raison que l'athée est plus près de Dieu que le croyant. L'athée ne croit pas en Dieu; c'est le premier degré de vérité, à condition qu'il ne croie en aucune autre sorte de dieux; si cela est, s'il n'est en aucune manière idolâtre, il croira absolument en Dieu, même en l'ignorant et par la grâce pure de cette ignorance. Ne pas "croire" en en Dieu. Ne rien savoir de Dieu. Et n'aimer en Dieu que son absence, afin que l'amour, étant en nous renoncement à Dieu même, soit amour absolument pur et soit "ce vide qui est plénitude". Mais, même cela, il ne faut pas le savoir, sous peine de ne consentir au vide qu'avec l'espoir d'en être comblé.


Mais quand Blanchot dit "Jamais nous ne mettrons assez de distance entre ce que nous et ce que nous aimons", je crois qu'il blanchote un peu, car elle-même le dit, en bonne murîd,
"Que chacune de mes pensées par lesquelles je désire le bien me rapproche du bien, cela, c'est un objet de foi. Je ne puis en faire l'expérience que par la foi."

et que le désir qui ne se soucie de la réalité du désiré finit par donner existence :

" Dès lors Dieu est, puisque je Le désire : cela est aussi certain que mon existence."

Blanchot juge la formule d'une "rapidité inquiétante", trouvant, ailleurs, de quoi nuancer, de quoi retendre la distance, mais il oublie que le but ultime du désir mystique est tout de même, en général, son anéantissement avec celui de la distance, non pas le "désir de posséder'" mais d'être le désiré, parfois en restant aussi le désireux, la configuration impossible, et la seule désirable :

Ce qu'elle entend est toutefois, dans de nombreux textes, plus précis : c'est que le désir du bien, étant pur, n'est pas désir de le posséder, mais seulement de le désirer (je ne sais rien du bien, et je le désire trop purement pour me l'approprier). Je suis donc comblé par mon désir même : constamment j'ai le bien quand je le désire, puisque je ne désire que le désirer, et non pas l'avoir.

Dans ce lien "athée" de désir, là où le désir suffit pour faire naître son objet, on peut se demander ce que le christianisme venait faire là, avec l'Incarnation qui est bien le démenti le plus net de la distance infranchissable entre ici-bas et l'au-delà, de Dieu et de la création, alors qu'elle voyait elle-même la création comme un abandon, dans un schéma classique plotinien : le multiple est la chute. Mais, pour Weil, ce n'est pas, comme pour Plotin, "l'audace" de l'âme qui a voulu exister par elle-même et s'est donc exilé de l'Un. C'est Dieu, ce lâcheur, qui nous a largué dans son acte de création :

On connaît les nombreuses formules dont elle se sert : "La création, pour Dieu, n'a pas consisté à s'étendre, mais à se retirer." "La création est de la part de Dieu un acte non pas d'expansion mais de retrait, de renoncement... Il s'est par l'acte créateur, nié lui-même, comme le Christ nous a prescrit de nous nier nous-même." Dieu – en un sens – renonce à être tout." "Dieu n'est pas tout-puissant puisqu'il est créateur. La création est abdication. Mais il est tout-puissant en ce sens que son abdication est volontaire." La création est abandon. En créant ce qui est autre que lui, Dieu l'a nécessairement abandonné." Cela veut dire deux choses : Dieu s'est renoncé, et nous a renoncés. L'abandon, le fait d'abandonner et d'être abandonné, dans sa double signification, avec son aspect négatif et son aspect positif, voilà la certitude première et la vérité unique qui, aussi bien en Dieu qu'en nous, indique tout ce que nous devons croire et tout ce qu'il nous suffit d'avoir pour tout retrouver et redevenir comme Dieu, reconnaître Dieu en nous, en ce renoncement qu'il est, par lequel il nous fait être et par lequel nous devenons lui-même en lui restituant cet être que nous ne sommes pas.


Logiquement, il ne devrait pas y avoir de grandes effusions de tendresse de la part de ce Dieu ou ce bien que l'on désire à distance, de qui l'on ne réclame même pas l'être, et qui en plus nous abandonne en nous laissant nous vautrer misérablement dans le non-être des créatures. Pourtant, sa secrète et immobile conversion n'a pas découlé d'une révélation d'un Un indifférent, abstrait et que l'on aime sans qu'il aime, mais du Dieu le plus charnel, le plus humain et le plus affectif qui soit, qui l'a ravie, sans lui demander d'ailleurs son avis : "Le Christ est descendu et m'a prise." Et c'est après seulement que serait venu le désir sans contrepartie ? Même l'abandon de Dieu par la création, qui est bien le coup le plus vache qu'il ait pu nous faire, n'est pas si terrible que ça, ou plutôt on peut L'imaginer en Yossi attendant le Patriote à la fin de sa cavale, et le re-cueillant, ironique, au tournant : "Tu vois tout en noir..."

"De sorte que Simone Weil peut dire : " Le monde, en tant que tout à fait vide de Dieu, est Dieu lui-même", ou encore : "L'abandon où Dieu nous laisse, c'est sa manière, c'est sa manière à lui de nous caresser. Le temps qui est notre unique misère, c'est le contact même de sa main. C'est l'abdication par laquelle il nous fait exister."


Ce qui irrite ou agace Blanchot par moment, c'est le ton assuré, "blanc et monocorde" que lui fait l'effet de ses certitude, lui l'homme du clair-obscur, des harmoniques infinies, des demi-tons et quarts de ton :

Comment ne pas être frappé, toutefois, lorsqu'on lit certains de ses écrits, ceux du moins qui ont quelque ampleur, par le ton qui est le sien et par la manière dont elle pose ses affirmations : avec une certitude si éloignée d'elle-même, de toute preuve et de toute garantie, pourtant si retenue et presque effacée, que l'on sent bien que l'on ne saurait refuser de l'entendre, sans espérer en retour se faire entendre d'elle. Non pas qu'elle ne puisse écouter, ni prêter attention à d'autres paroles; mais il est sûr qu'elle répondra toujours avec cette voix blanche, blanche et monotone, cette autorité qui ne s'impose par aucune violence, mais non plus ne cède jamais, car la vérité impersonnelle n'est pas capable de concessions.


Une certitude qui n'est pourtant pas dévoyée par le bavardage autour de cela, car il semble que cette mystique ait eu autant le goût et le don du secret qu'un fida'î protégeant son Imam de la gent vulgaire : "Elle ne se trahit pas et ne le trahit pas."


Une certitude qui évidemment ne peut se communiquer par la persuasion de la parole, par la parole, qui fait reculer la parole, une certitude à la fois improuvable et qui prend visage, pourtant, et c'est peut-être là le visage de son christianisme :

Quand l'on s'interroge sur "la certitude de Simone Weil", il y a une réponse simple : elle est d'origine mystique, elle est l'écho de l'expérience extatique au cours de laquelle à plusieurs reprises elle fut en contact, par une connaissance expérimentale, avec le "bien inconditionnel", ayant chaque fois "senti, sans y être aucunement préparé, une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d'un être humain, inaccessible et aux sens et à l'imagination, analogue à l'amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d'un être aimé."

Maurice Blanchot, L'Entretien infini


Il y a une fiche biographique qui résume parfois drôlement la vie d'une emmerdeuse assez blanchotienne au moins dans ces précisions-indécisions qui rendent les cases difficiles à remplir. Par exemple : "morte de tuberculose" mais une note précise, comme par souci d'un diagnostic honnête : "aggravée par la faim" (volontaire); religion : chrétienne, mais une note précise "non baptisée"; enfin "l'orientation sexuelle" est plus simple ; on nous dit drôlement : "asexuée", (en voulant peut-être dire "chasteté", ce qui n'est pas pareil).

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.