dimanche 10 mai 2009

La monarchie de l'âme ou le prince intérieur


Sultan Ahmet I, 1603, National Museums of Scotland (Inv. 1888.88).

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Le fait pour l'âme d'être une âme, sa "psychicité" (nafsîya), n'est pas un simple accident étranger à son essence, comme peut l'être la paternité du père ou l'écriture pour l'écrivain. L'âme régit le corps autrement que le constructeur bâtit son ouvrage. Qu'elle soit "âme" est un mode de son acte d'être singulier, toute son existence y est engagée, en une activité et une union essentielle au corps : "La quiddité de l'âme ne possède pas un autre acte d'être en fonction duquel elle ne serait pas âme. Sinon qu'après des perfectionnements et des transformations essentielles qui lui adviennent en son essence et sa substance, elle devient intelligence agente après avoir été intelligence en puissance." Sadrâ veut que l'âme, quand elle est la forme et la perfection d'un corps naturel, soit pleinement ce qu'elle est, quitte à subir le mouvement essentiel d'intensification qui la métamorphosera en une autre "naissance", en intelligence agente absolument immatérielle.

C'est abandonner une image naïvement platonisante de l'âme, qui en ferait d'abord une substance intelligible, séparée de toute matière, qui l'imaginerait ensuite s'éloigner du monde des intelligences pour s'appliquer aux matières élémentaires. Cette conception se heurte à la difficulté récurrente de penser l'union de deux réalités, l'une immatérielle, l'autre matérielle. En revanche, si l'on pose que le lien de l'âme et du corps, qui s'exprime dans la régence que l'âme exerce sur le corps, est une réalité essentielle pour l'âme, cette relation n'a plus lieu après coup, mais elle constitue l'âme en tant que telle. L'âme ne cesse pas, pour autant, d'être une substance, mais elle cesse simplement d'être une substance intelligible séparée."


Et voilà cet amour des animaux qui explique pourquoi les néoplatoniciens musulmans me seront toujours plus proches que les chrétiens (et c'est aussi le cas d'al-Jawzî qui est pourtant loin de valoir, humainement parlant, Mollâ Sadrâ). Ce n'est pas à lui qu'il faut dire que les animaux, "sans âme", n'entrent pas au Paradis...

"Sadrâ ne cache pas sa profonde affection à l'égard des animaux, le souci qu'il a de leur réserver un destin dans le cadre du retour à Dieu de toutes les créatures. Nous le voyons proposer une analyse remarquable de l'âme animale, qui est, aussi bien, l'âme des hommes quand ils n'exercent pas leur puissance intellective. Le vivant animal reste identique à soi, il possède une individualité permanente en tous ses états. En outre, les bêtes ont une certaine conscience d'elles-mêmes. Elles fuient ce qui leur cause du déplaisir, et elles recherchent ce qui leur procure du plaisir, elles fuient les douleurs dont elles savent qu'elles sont pour elles une douleur, ce qui implique une certaine connaissance qu'elles ont d'elles-mêmes.

Or, qui dit connaissance ('ilm) dit nécessairement séparation d'avec la matière. En effet, la connaissance que l'animal a de son propre soi est permanente, et elle n'est pas acquise par les sens. Il s'agit d'un savoir immédiat, qui n'a besoin ni d'une preuve par une certaine pensée réflexive, ni d'un témoignage des sens. Cette connaissance antéprédicative de soi, cette présence à soi et à son acte individuel d'exister, l'animal n'en est pas privé. Il témoigne ainsi de l'immétarialité de ce soi."

"La connaissance n'est pas une réceptivité passive, mais une sorte d'investigation permanente, qui renforce le pouvoir central de l'intelligence. La psychologie se construit en l'horizon de la monarchie de l'âme. Il faudrait écrire l'histoire de cette politique monarchique de l'âme, à laquelle nous sommes devenus si étrangers depuis que Hegel a dessaisi la conscience de toute unité originaire. Peut-être est-elle encore à l'oeuvre dans la doctrine kantienne du sujet. En tout état de cause, elle régit le vocabulaire sadrien, influencé par le lexique polémique de Sohravardî et par les données de ces médecins et physiciens que, par ailleurs, il critique. L'âme est libre parce qu'elle est, en son fond, souveraine, et la saisie du monde extérieur est un espionnage attentif, une paranoïa instructive, par laquelle le prince intérieur se maintient au pouvoir."

"Le désir naturel d'exister, la nostalgie de l'éternité sont la preuve de la naissance de l'âme à l'autre monde et à la résurrection. La haine de la mort est signe de l'immortalité, et la mort du corps, loin de sceller la destinée, accomplit le désir d'immortalité, puisque le corps naturel contredit ce désir. Le nihilisme est méconnaissance de la nature de l'âme, oubli de soi et de son désir. Quand l'âme se rend immortelle, elle ne cède pas sur son désir."


L'Acte d'être : La Philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, 2, II : Les naissances de l'âme, Christian Jambet.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.