"La confusion est littéralement une tentation, c'est-à-dire un désir contrarié par une horreur, à moins qu'elle ne soit une phobie, c'est-à-dire une horreur rendue passionnelle par une secrète envie. De la confusion l'impureté se distingue par l'aversion mystique et globale qu'elle nous inspire : mais ici même l'aversion n'est pas sans l'attirance. A ce débat de l'attrait et de la répulsion au coeur d'un sentiment déchiré, quel autre nom donner que celui de complexe ? L'amphibolie baroque est patente déjà avec son "Autre", et notamment avec son partenaire féminin : en tant que cet autre est mon semblable,je cède à la voix du sang qui m'attire vers lui, et je renie en lui le témoin d'un stade ancient et inconscient de ma propre biologie ; la femme est-elle pas pour ainsi dire la pudeur de l'homme ? En tant que cet autre est mon dissemblable, je désire chez lui ce qui me manque, comme l'Eros platonicien, et déteste l'étranger qu'il incarne pour moi. Ainsi le désir inavouable de l'impureté est est lui-même impur ; aussi impur que le désir avouable de la pureté ; le désir suspect de l'impureté, qui est ésotérique, se cache dans la nostalgie de la pureté ; la nostalgie de la pureté, qui est exotérique, enveloppe une terrible et honteuse envie de perdre cette pureté. Le pur et l'impur sont donc l'un et l'autre à la fois désirés et haïs ; le désir de pureté et le désir d'impureté, l'horreur de l'une et l'horreur de l'autre s'associent bizarrement dans chaque cas... Faut-il aimer ou haïr ? L'homme n'est pas très fixé à cet égard."
"Tel est le pêcheur en eau trouble qui s'entend si bien à remuer la vase et reste lui-même le plus possible hors de l'eau. Et quand par hasard il s'y plonge, que ce soit avec tout le genre humain... Tous dans le bain ! tous dans la mare aux amphibies ! Quelle belle baignade en perspective ! Personne n'étant pur, personne ne peut plus accuser personne. L'être trouble est donc aussi un trublion, le brouillon est aussi un brouilleur : brouilleur de pistes, brouilleur de cartes, de valeurs, de rangs, de langages, de sexes, de hiérarchies... Satan, le génie du mélange total et le patron des brouillons, n'est-il pas dans nos superstitions le brouilleur par excellence ? C'est lui, le grandissime brouilleur, qui non seulement mélange à l'infini les éléments de l'innommable macédoine, mais encore "brouille" les hommes entre eux : le frère avec le frère, les enfants avec les parents... Il les brouille, c'est-à-dire, à la lettre, complique leurs rapports : car des rapports d'inimitié, des rapports brouillés forment une situation plus confuse que des rapports d'amitié ; au rapport fraternel ou filial, qui est rapport simple, direct et primaire, la brouille subsiste un rapport secondaire et tordu, un rapport passionnel, un rapport ambivalent, celui, par exemple, des frères ennemis ou de la haine filiale, qui est un chiasme d'aversion et d'attraction consanguine ; quelque chose d'opaque embue la transparence du rapport naturel ; des arrière-pensées inavouables, des équivoques, des malentendus entortillent sur elle-même la simplicité unie du premier rapport. Si la bouderie est la forme la plus bénigne de cette tnsion, la guerre en est le degré le plus aigu, - la guerre, c'est-à-dire la limite extrême de la brouille, la guerre, c'est-à-dire le grand brouillage qui désaccorde violemment le pluriel des personnes hostiles, et en même temps le grand "démêlé" qui débrouille non moins violemment l'enchevêtrement confus de la discorde. Aussi est-ce dans cette chose à l'envers que l'ivresse du néant est la plus exaltante : la guerre est la grandiose bacchanale qui brouille les distances sociales, intervertit les choses permises et les choses défendues. - le confus se complaît dans la confusion orgiaque, l'impur s'ébroue voluptueusement dans les eaux troubles de son infâme marécage. Il faut le dire, les événements contemporains ont flatté démesurément cette complaisance ; ils ont fait de nous les spectateurs d'abord consternés et puis délicieusement scandalisés, des alliances les plus cyniques et les plus honteuses, des renversements les plus incroyables : la droite et la gauche échangeant leurs phraséologies, la résistance à l'envahisseur considérée comme un crime, la trahison devenant un devoir, l'équivoque diabolique transformant les patriotes en bandits et les inciviques en patriotes."
"Cette équivoque n'a rien de commun avec l'interversion éthique des premiers et des derniers, c'est-à-dire avec une transvaluation qui, sans brouiller les hiérarchies morales, remplace simplement un ordre par un autre ordre, à l'envers aussi clairement articulé que l'ordre à l'endroit... Non ! le mauvais génie de la confusion engloutit cette fois le principe même de toute disjonction morale. Justement la complaisance à l'équivoque trouvait dans certains thèmes du romantisme germanique un semblant de justification : la métaphysique de la nuit n'attire-t-elle aps l'attntion vers cet "Ungrund" abyssal et insondable duquel émergent les catégories diurnes et où le bien et le mal sommeillent à l'état indifférencié ? Il ne s'agit ni de la transparente innocence ni d'une simultanéité dialectique des contradictoires ; il ne s'agit ni de pureté ni de tension infinie, ni de limpidité ni de synthèse (car la synthèse peut être du moins la solution de l'antithèse), mais seulement d'un amalgame épais et informe où la créature s'enfonce avec délectation. Au début d'un livre célèbre, Otto Weininger découvre ce fait, d'ailleurs incontestable, que le masculin et le féminin ne sont pas deux catégories tranchées mais simplement deux pôles ou deux limites, que toute sortes de dégradés et de cas transitionnels les relient, qu'il y a des traits féminins dans la virilité et des caractères masculins dans la féminité, que la discontinuité est une invention des grammairiens, etc... Mais on devine aisément quel parti l'inavouable complaisance de nos contemporains à l'ambiguité sexuelle peut tirer de ces constatations, où l'on s'empresse de découvrir la justification de je ne sais quel androgyne originel ; la métaphysique suspecte de l'hermaphroditisme en reçoit une confirmation inespérée. L'équivoque n'est-elle pas la grande coquetterie moderne par excellence ?"
Vladimir Jankélévitch,
Philosophie morale,
Le Pur et l'impur, 3, "De la complexité à la confusion".