lundi 16 juillet 2007

"Cette ophtalmie qui s'appelle la bigoterie"

Ce que j'adore chez Sohrawardî, c'est qu'il ne s'embarrasse pas de fausse modestie, ni de précaution de langage et appelle un con un con :

"Tout le monde reconnaît que les hommes diffèrent entre eux par la rapidité de la pensée. Il y en a qui ne tireraient aucun profit de la méditation prolongée ; ils ne comprennent rien, étant complètement stupides. Il en est d'autres qui, par la rapidité de leur conception, déduisent une foule de choses de certaines questions, sans l'aide d'aucun maître humain." (allez savoir à qui il pense, là...) "On peut donc admettre qu'il y en ait qui possèdent une promptitude de conception d'une telle force, qu'ils atteignent en un temps très bref un grand nombre de connaissances."

Non seulement il est drôle, sacque sèchement quand il a affaire aux crétins mais en plus, il ne se fait aucune illusion sur lui-même : il est flamboyant et il le sait.




Toujours dans la série "je ne mâche pas mes mots", les circonstances qui poussèrent à la rédaction du Bruissement des ailes de Gabriel, racontées dans le Prologue :

"Il y a deux ou trois jours, dans un groupe de gens dont la perception visuelle aussi bien que la vision intérieure étaient obscurcie par cette ophtalmie qui s'appelle la bigoterie, quelqu'un, très mal informé concernant les anciens shaykhs, tenait des propos insensés, vitupérant la dignité éminente des maîtres et imâms de la voie mystique. A cette occasion, ce personnage, pour aggraver encore son attitude négative, se mit à tourner en dérision les termes techniques dont usent les maîtres spirituels d'époque récente. Il poussa l'entêtement jusqu'à prétendre raconter une anecdote concernant Maître Abû 'Alî Fârmadhî - que Dieu l'ait en sa miséricorde. On avait demandé au maître : "Comment se fait-il que les vêtus-de-bleu désignent certains sons comme étant le "bruissement des ailes de Gabriel" ? Le maître de répondre : "Sache que la plupart des choses dont tes sens sont les témoins, sont toutes autant de "bruissement des ailes de Gabriel." Et il ajouta à l'adresse du questionneur : "Toi-même, tu es l'un desbruissements des ailes de Gabriel." Notre prétentieux négateur s'acharnait vainement, en demandant : "Quel sens peut-on supposer à de pareils propos, sinon que ce sont des radotages parés d'un faux brillant ?"

Le vêtement bleu des soufis était souvent à manches courtes, d'où la cocasserie involontaire de la métaphore qui suit sur "la manche de sa patience" et qui montre bien que "Dieu aveugle et égare qui il veut certes, mais faut pas pousser le Shaykh dans les orties...

"Sa témérité en étant arrivée à ce point, je m'apprêtai, par amour pour la vérité, à faire face à sa fureur avec autant de véhémence. Je rejetais d'un mouvement d'épaule le pan de la considération ; je retroussai la manche de la patience et me posais sur la pointe du genou de la sagacité. Pour le provoquer, je le traitai d'homme stupide et vulgaire. "Attention ! lui dis-je. Avec une ferme décision et un jugement pertinent sur la chose, je vais t'expliquer ce que c'est le bruissement des ailes de Gabriel. Si tu es digne du nom d'homme, si tu as l'ingéniosité d'un homme, tâche de comprendre. C'est pourquoi j'ai donné comme titre à ces pages : Le Bruissement des ailes de Gabriel..."

... Ou la sagesse à coups de marteau sur le crâne des crétins... En tout cas s'il n'a pas exagéré ou maquillé la date de l'altercation, avoir rédigé ce traité en 2, 3 jours (ou nuits) témoigne d'une assez remarquable capacité de rédaction, ce qui, vu son énorme bibliographie (plus de 50 ouvrages, pas seulement sur la mystique et la philosophie mais aussi sur la logique et la physique) et l'âge auquel il fut exécuté, n'est forcément pas invraisemblable.

Shihâb od-Dîn Yahyâ Sohrawardî, "Le Bruissement des ailes de Gabriel", in L'archange empourpré: Quinze traités et récits mystiques, trad. Henry Corbin.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.