Dans "Philosophie et humour", Lucien Jerphagnon réfléchit sur ce que signifie l'étalage des imbéciles dans les Dialogues socratiques, en exposant que l'imbécile le plus pénible est, encore et toujours, le "semi-cultivé", celui qui répète, énumère, mâchouille l'air du temps et enfile niaiserie sur niaiserie,. Variantes contemporaines : "Sans religion, y aurait plus de guerres" ; ou "l'islam c'est la violence intrinsèque"; ou "sous l'Ancien Régime 95% des gens vivaient dans la misère" (oui cela se lit aussi) ; ou "Si je me sens coupable de baiser à tout va, c'est la faute à l'héritage judéo-chrétien" ; ou "la critique est facile et l'art est difficile" ; ou "on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui"; "On n'a pas le droit de juger moralement quelqu'un"; "l faudrait une femme noire lesbienne à la Maison blanche et tout irait mieux"; ou "mieux vaut une franche dictature qu'une pseudo-démocratie" ; "les noirs ont le rythme dans la peau"; "On se croirait revenu au au Moyen-Âge" (petite phrase qui sert à commenter commodément absolument tout ce qui n'a rien eu à voir avec le Moyen-Âge, des "chasses aux sorccières aux lapidations des femmes adultères ou à la pudibonderie corporelle) ; "Les juifs n'ont pas d'avenir dans une société multiculturelle" ; ou "la blessure identitaire des musulmans réside dans l'antériorité de la Bible sur le Coran".
(liste infiniment renouvelable et complétable bien sûr. Et voici comment Jerphagnon, à la lumière des crétins opposés à Socrate, définit l'imbécile-qui-sait :
"C'est un homme dont le système de référence spontanée est l'énumération - et ici, je me refuse à dire, avec certains, l'existentiel. Il n'a aucune idée du caractère générique "auto to eïdos", qui fait vertueuses les choses vertueuses et pieuses les pieuses. Il est tout incapable de penser péri ousias. Pensant spontanément selon l'énumération, donc selon la Doxa qu'il puise continuellement à même l'air du temps, il ne saurait manquer de quoi dire, puisque le temps commun lui apporte autant d'exemples que son expérience immédiate peut en assumer. Deux conséquences : l'assurance qu'il affiche, qui est celle du grand nombre, de la masse, et ausi le besoin incoercible d'empiler exemple sur exemple, comme si le nombre devait déboucher, à force, sur l'incontestable. De son propre mouvement, il ne s'enquiert jamais de l'absolu, mais s'il lui fallait le chercher, c'est dans l'énumération qu'il irait le trouver. Il convoquerait l'infinité potentielle des cas vécus par tout le monde. D'où la bienheureuse évidence dans laquelle il baigne, et dont il ne sort pas volontiers, car il n'y a rien pour lui hors de ce fleuve dont les eaux le portent."
Mais Jerphagnon se demande ensuite la raison de "cette concentration si forte d'imbéciles dans la première partie du Corpus, en gros dans les Dialogues composés entre le procès de Socrate et l'achat du terrain d'Akadémos. On peut répondre, on est tenté de répondre que cette concentration de personnages niais est tactique. En quoi ? Je dirai qu'une poignée d'imbéciles dans les élites de la Cité, ce n'est pas grave ; une masse d'imbéciles, c'est dangereux. A l'époque de ces écrits, Platon est encore sous le coup de l'assassinat de Socrate par une conjuration d'imbéciles qui croyaient bien faire - la pire espèce -, et sous le coup aussi, de sa première déception, après son expérience désastreuse de Sicile. Dominé par le souci politique qu'on sait, il aurait voulu, ce qui se comprendrait, mettre l'accent sur le danger que font courir à la Cité les imbéciles cultivés. Entre leur bêtise et leur conscience, il y a l'épaisseur d'une mémoire encombrée, hantée d'opinions toutes faites, et d'opinions sur les opinions. Ces gens sont la personnification de la conscience collective, fût-elle d'une collectivité d'élites; alourdie par quelques études personnelles sur des points de détail. Ces gens en savent trop ou pas assez. Trop pour ne pas croire du même coup qu'ils savent tout ce qu'il faut pour accéder aux emplois (cf. Lois, V, 731 e). Pas assez, pusiqu'ils passent tranquillement à côté de l'essentiel. Sans doute Platon possède-t-il dès ce temps l'intuition centrale de sa doctrine, à savoir la nécessité d'une objectivité absolue, juge du dire et du faire, hors du recours à quoi s'égarent et la connaissance et l'action - et spécialement l'action des actions : la politique."
Mais les imbéciles s'effacent ensuite dans la dernière partie de Dialogues, par des béni-Oui Oui :
"pourquoi les francs imbéciles laissent-ils peu à peu la place à tant de ces gens effacés, qui répondent inlassablement : "Oh ! oui, Socrate...", ou "One ne voit pas, par Zeus ! comment il en irait autrement !"... ? En un mot, pourquoi les imbéciles laissent-ils la place aux simples faire-valoir ?"
Et c'est là qu'éclate à mes yeux une fois de plus la ressemblance, la parentèle, la filiation entre les philosophes antiques et les cercles de philosophes et soufis musulmans. Déjà, dans "Le philosophe et son image", la satire de ces sages crasseux, barbus, mendiants avides et grossiers, pseudo-philosophes, vrais charlatans faméliques, aurait pu être celle des pseudo-derviches et fakirs qui n'avaient de soufi que la crasse, la luxure ou l'ivrognerie, ou ces lettrés fripons à la Abou Zayd, ou le cynisme revivifié par la Voie du Blâme (malamatî). Tout ce dont on n'a pas d'équivalent dans l'Europe médiévale et moderne, même les goliards n'étaient pas aussi institutionnalisés, il n'y a avait pas de goliards crasseux et philosophes auprès des princes, qui n'avaient que des confesseurs et des directeurs de cosnciences, et des bouffons de cour. Mais la bouffonnerie sage, non, pas que je sache.
Là, l'évocation de ce cercle initiatique, gens du Dehors vs gens du Dedans, soit la Zahiriyya du monde commun contre les gens du Secret, éclairent la ruse ismaélienne, la dissimulation (taqiya) chiite, le "Secret sur secrets empilés" des soufis, jusqu'à Yahyâ, écrivant son oeuvre en alphabet codé... L'islam a vraiment été cette civilisation prodigieuse, rassemblant et synthétisant l'héritage grecque, égyptien, perse et indien, si bien que le Sahib al-Zaman pouvait citer naturellement dans son Panthéon des Sages Socrate, Aristote, Hermès Trismégiste, Bouddha, Jésu, Saint Jean, Zoroastre et Muhammad.
"Enfin, et c'est une dernière tentation, n'est-il pas permis de penser, comme Aristote y invite (cf. Physique, 209 b 15) que les Dialogues faisant partie d'un ensemble initiatique et préparant graduellement les élèves de l'Académie à des révélations plus profondes, ils regroupent des leçons propres à différents niveaux d'avancement dans la secte ? Lisant et relisant les Dialogues - et sans doute bien autre chose encore, leçons écrites et orales dont nous n'aurons jamais l'idée -, les disciples bien doués et droitement conduits de l'Académie découvraient à la fois, more pythagorico, les mystères les plus secrets de la secte et le chemin parcouru. Dans cette perspective, ceux que nous avons nommés faute de mieux les imbéciles figureraient les gens du dehors par excellence, oï exo, ce que confirmerait le fait curieux qu'avec eux, il n'est presque jamais question des mythes. Ces gens sont reconnaissables dans la Caverne orphique de République, VII : fascinés par la multiplicité des jeux d'ombres, passant de l'une à l'autre de ces berlues en discutant de tout cela aussi gravement que s'ils étaient dans l'éternel - et se récompensant pour en avoir bien parlé. Ils sont si parfaitement adaptés au souterrain qu'ils n'ont même pas l'idée d'autre chose, pas la moindre idée du Tout Autre qui n'est pas Chose. Ces morts n'aspirent pas à al vie ; ces poissons des abysses, dont il est question dans le Phédon, crèveraient d'accéder au grand jour. Plus que jamais dans ce contexte, les vrais initiés sont les philosophes dont parle le Phédon, 69 d."
Lucien Jerphagnon, Au bonheur des sages, Philosophie et humour.