Miroirs, clins d'oeil ou tabaqat al Ard... Relisant dans le train l'Histoire de la philosophie islamique de Corbin, ipod aux oreilles, l'Ughniya du Sheikh Habboush se termine, et soudain retentit la voix de Jankélévitch, son enregistrement "Sur la philosophie d'Henri Bergson" :
"Je crois qu'on pourrait donc caractériser cette philosophie par ce sens de l'immédiat qui apparaît d'ailleurs dans le titre de son premier livre, Les Données immédiates de la concience, réelles ou idéales peu importe, du reste ça lui est égal à Bergson : "La donnée nous est offerte." Non pas, dans ce premier livre, les données de la perception externe, mais les données de la conscience, de ce qui nous est le plus intime, de ce qui nous est le plus proche. Et dès le début, il apparaît que, pour Begson, la vérité a été comme embrouillée, à plaisir, par les fantasmes, par les mirages, alors qu'elle est là tout près, en nous. Il n'y a qu'à la cueillir, un peu comme le gibier dont parle Platon dans La République. Il y a donc cet optimisme fondamental, qu'on lui a du reste, reproché, qui le conduit, bien souvent, à dénoncer les problèmes comme des faux problèmes, comme des "pseudo-problèmes", comme il dit volontiers. Les problèmes sont nés, dans bien des cas, selon lui, par des malentendus, par des obstacles imaginaires, créés par le langage, par les conventions sociales, et qui n'ont pas de réalité. Ce ne sont même pas des obstacles à tourner, et bien souvent Bergson considère le problème comme purement et simplement inexistant.
Parménide et Zénon - Zénon d'Elée -, interdisaient à Achille de rattraper la tortue, au javelot d'atteindre son but, et en réalité ce problème n'existait pas. De même les difficultés relatives à la liberté s'évanouissent comme par enchantement, c'est le cas de le dire, pour quelqu'un qui reprend contact avec le réel. De même la mort, c'est le type même de l'expérience que personne ne peut se flatter d'avoir, donc le contraire même de l'immédiat. C'est pourquoi quand je parle de Bergson, je pense très souvent à quelq'un auquel par ailleurs il ne ressemble guère, et dont le nom peut paraître singulier prononcé à côté du sien, et qui est le nom de Fénelon. Fénelon s'exprime par rapport aux scrupules d'une conscience trop susceptible, trop chatouilleuse, un peu comme Bergson par rapport aux faux problèmes : "Nous soulevons la poussière et nous nous plaignons de ne pas voir." C'est une devinette. De qui est cette phrase ? Eh bien, elle n'est pas de Bergson mais de Fénelon.
Q. Pourquoi les philosophes ont-ils fabriqué de faux problèmes ?
R. Eh bien parce qu'ils ont été victimes, comme le sens commun, des apories nées du langage, qui sont toutes des malentendus, et il s'agit de les éliminer. Ce sont des problèmes factices qui s'interposent. Bergson réclame en somme de nous une vision ingénue de la réalité, et il n'est pas loin de penser qu'au fond, c'est notre timidité, notre lâcheté, la panique du contact en somme... Et par conséquent, pour lui, cette reprise de contact consistera à élaguer les végétations parasitaires, tout ce qui est principe de prévention, tout ce qui nuit à la transparence de cette vision ingénue. C'est pourquoi la donnée immédiate, notamment dans ce premier livre, c'est avant tout la chose qui est vue sans exposant, en quelque sorte, à l'état primaire, direct, et qui se livre à une vision naïve, à une vision fraîche, et l'homme est remis, donc, en présence, sans préjugé, sans parti pris, de cette réalité.
Ce que je viens de dire sur les données immédiates de la conscience, on pourrait le redire, d'une manière toute semblable, de Matière et Mémoire, et notamment de la perception pure. Parce que, au moins pour moitié, ce livre est un essai sur les données immédiates de la perception. Et dans ce livre, Bergson expose d'une manière qui peut paraître paradoxale, et presque scandaleuse, une sorte de réalisme, qui s'apparente à la fois au néo-réalisme anglo-saxon, et aussi à l'intuitivisme de certains philosophes russes contemporains, comme Lossky, Frank."
L'idée de la perception pure, qui est une limite, comme il le dit lui même d'ailleurs, est une sorte d'extase. La perception pure est une extraversion totale et absolue de la conscience. C'est - et Bergson le dit lui-même, l'objet en personne, l'objet lui-même, qui est présent à l'homme dans la sensation, et surtout pas une image mentale. Et chacun sait que les images, la théorie des images, qui était très florissante à la fin du 19° siècle, n'a pas eu d'adversaire plus résolu et plus déterminé que Bergson. Et ça se comprend, si on réfléchit au sens même du mot "image", comme l'indique déjà le vocable, mot un peu platonicien, mot naturellement idéaliste, et qui implique en lui-même l'idée d'un duplica : l'image . Il y a dans La République un terme, au 7° livre, qui est très platonicien par avance, c'est ce que Platon appelle la skiagraphie. Skiagraphia, c'est-à-dire le jeu d'ombres, sur la paroi de la caverne, les ombres chinoises. C'est un peu comme l'illusion cinématographique dont il est question dans L'Evolution créatrice. Et Bergson a très bien compris que l'homme, naturellement timide, préfère de beaucoup avoir affaire à des images, c'est beaucoup plus obéissant. Au fond, pour lui, le monde de l'Irréel, c'est le cabinet des mirages, comme au 18° siècle le cabinet des optiques, des optiques fantasmatiques, fantasmata.
Alors qu'est-ce qu'il nous demande ? Et qu'il nous demande également dans Le Rire, dans le livre du rire, parallèlement à Matière et Mémoire, à cet égard. C'est, oubliant les souvenirs importuns, les associations, les idées toutes faites, les schèmes, les symboles, nés du langage, de revenir à une vision virginale des formes, comme chez Cézanne, comme dans la peinture contemporaine : c'est la limite extrême d'une intuition artistique, au fond. La formule ad res ipsas, retour aux choses elles-mêmes, mais en donnant au mot ipsas son sens fort : l'ipséité de la chose.
Je crois que l'objection surtout, et c'est celle que l'on a faite déjà de son temps, c'est de quelle manière une philosophie est possible ? Puisque, quand on adhère aux choses, quand on les regarde "à bout portant" - l'expression est chez Moussorgski, qui dans une lettre à Stassov, déclare que la musique doit dépeindre les choses "à bout portant" , c'est-à-dire au contact immédiate de la chose.
Mais alors comment un art est-il possible ? De la même manière, pour la philosophie. Eh bien ça je crois que c'est le paradoxe même du bergsonisme et le secret même de l'intuition. Je crois que l'intuition, c'est surtout une espèce d'art acrobatique, de penser les choses au plus près. Presque en étant dedans. Jusqu'au point où étant dedans, vous ne pourriez plus y penser. Si vous êtes trop loin, alors le recul et le retrait et la conscience excessive vous permettent peut-être de les connaître, mais vous ne saisissez plus leur réalité, et si vous êtes dedans, vous connaissez leur vérité de toute part, mais vous ne pouvez plus en parler. Comme un papillon autour d'une flamme, si le papillon est trop loin, il n'a de la flamme qu'une image froide, et comme objective et abstraite, et puis s'il est dedans, il brûle. Alors comment faire pour avoir l'intuition de la flamme ? C'est un jeu acrobatique d'être à la fois dedans et dehors, de la frôler, d'être tangent à la flamme, jusqu'au point où vous disparaîtriez, où vous seriez embrasé par elle. De même de l'homme et de la vérité : vous frôlez la vérité au plus près, dans un instant-éclair, la vérité est objet d'une introvision, d'une intuition, dans lequel à la fois vous la vivez et la pensez. Vous êtes à la fois Être et Savoir.
Alors comment faire pour être et savoir à la fois ? Bergson est donc contre l'optique intellectualiste. Parce qu'être à la fois acteur et spectateur, c'est ne plus avoir d'optique, de perspective. Donc c'est la distance qui rendait possible les apories vertigineuses, les éléates qui rendaient impossible le mouvement par exemple, et probablement que dans son esprit, c'est aussi cette perspective falsifiante qui rendaient possible les sophismes d'Einstein, par exemple, enfin du moins ce qu'il appelait ainsi dans un livre qu'il a retiré de la circulation depuis. (N.D.R : Lisible et téléchargeable ici, Internet étant le cauchemar des repentirs d'auteur...)
Il s'agit donc d'être à la fois un acteur et en même temps un spectateur qui est capable d'en parler. Alors comment les choses ne s'excluent-elles pas ? Je crois que c'est ce qu'il voulait dire quand il disait "penser en homme d'action, agir en homme de pensée." Eh bien ça veut dire être à la fois dedans et dehors, immanent et transcendant. Un homme d'action est dedans, ne pense pas quand il agit, l'homme de pensée au contraire est dehors, et quand il pense il n'agit plus. Il y a une sagesse qui réalise paradoxalement les deux, qui les fait entrer l'un dans l'autre. Et c'est ça à mon avis le grand paradoxe du bergsonisme, le plus difficile à comprendre peut-être, mais le plus important, et qui nous ferait peut-être comprendre le reste.
"Briser le cercle" est une expression qui revient souvent chez lui. Le cercle qui m'interdit -qui est aussi un dilemme d'ailleurs - et qui fait que je ne puis pas faire les deux à la fois. Il faut se jeter à l'eau, disait-il, dans L'Evolution créatrice."
A cette écoute soudaine, et le livre de Corbin ouvert dans les mains, la ressemblance, la parenté ou bien l'écho ou la passerelle entre ce que dit Bergson sur la connaissance intuitive comme moyen de résoudre le paradoxe de l'Être-Savoir, et de la pensée illuminative de Farabî, d''Avicenne, de Sohrawardî, de Mollah Sadra Chirazî me frappent comme un trait de lumière (c'est le cas de le dire).
Jankélévitch souligne lui-même le lien entre ce que peut proposer Bergson et les "intuitivistes russes" comme Nikolai Lossky, qui pense que l'objet externe, pouvait atteindre la conscience du sujet sans intermédiaire, sans medium et que donc le Logos, le verbe était là dessus insuffisant pour savoir, s'il n'était pas illuminé par la connaissance intuitive, qui permet en quelque sorte de sauter par-dessus les obstacles auxquels se heurtent la pensée logique. Evidemment Lossky est lui aussi un gnostique qui reprend le néoplatonicisme, tout comme les avicennistes ou les Ishraqiyun. C'est très exactement la théorie de l'Emanation d'al-Farabî et après lui, d'Avicenne, pour qui "l'intellect humain n'a ni le rôle ni le pouvoir d'abstraire l'intelligent du sensible." On appelle "émanatisme" ce sytème, qui est celui d'une succession de dix Anges ou Intelligences ou Âmes qui mis à part la Première née de Dieu se pensant lui-même, sont toutes enchaînées par l'auto-contemplation de celle qui les précède et dont il émane de leur propre auto-contemplation une Intelligence, et ce qu'à dix. Après la X° Intelligence, tout s'éparpille dans les âmes humaines et donc pour Ibn Sîna, comme pour Farabî "toute connaissance et toute réminiscence sont une émanation et une illumination provenant de l'Ange." Reprenant le paradoxe bergsonien de l'Être et du savoir, Ibn Sîna et plus tard Sohrawardî atteignent le stade spirituel de "celui qui se connaît soi-même et connaît qu'il connaît", soit est au dedans et au-dehors à la fois.
Mais celui qui se prête le plus à cette lecture des "faux problèmes", de la connaissance illuminative par l'intuition, et le parallélisme de l'Être et du Savoir, est Sohrawardî. Sur les "faux problèmes" aussi : plusieurs traits ironiques courent dans son oeuvre sur les discussions inutiles, les sophismes des péripatéticiens ou les méandres de la pensée des rationnalistes, des gens du Calame. Pour Sohrawardî le point de départ de toute connaissance est, comme le dit Corbin, " la connaissance présentielle, intuive, d'une essence en sa singularité ontologique absolument vraie", ou "illumination présentielle". S'y oppose la connaissance "représentative qui est celle de l'universel abstrait ou logique." Soit bien "l'objet en personne, l'objet lui-même, qui est présent à l'homme dans la sensation, et surtout pas une image mentale." De même pour Sohrawardî, la Connaissance qui est perception absolue aussi chez lui du monde s'atteint à la fois par la philosophie et par l'extase et sont, non seulement complémentaires mais l'une et l'autre indispensables. C'est pourquoi le propos de Bergson qualifie la "perception pure" qui est extase a quelque chose qui résonne profondément en accord avec ce soufi philosophe.
L'image du papillon et de la bougie comme figure de ce "jeu acrobatique", reprise ici offre aussi une proximité frappante avec la même utilisée par les soufis, le papillon étant l'aimant désireux de s'unir à l'Aimé, mais cette fois-ci pas en se tenant à la juste distance qui permet connaissance et interne et externe, mais en s'y embrasant complètement puisque le but du soufi qui n'est pas philosophe est tout de même le fan'a, la dissolution.
En bref, je souscris entièrement à Corbin quand il écrivait qu'il était fort dommage pour la philosophie occidentale d'avoir cru que la philosophie islamique s'arrêtait à Averroës et d'avoir complètement ignoré les Ishraqiyun, Ibn Arabî, la pensée chiite, ça aurait pu lui faire gagner quelques siècles en pensée intuitiviste.
"Je crois qu'on pourrait donc caractériser cette philosophie par ce sens de l'immédiat qui apparaît d'ailleurs dans le titre de son premier livre, Les Données immédiates de la concience, réelles ou idéales peu importe, du reste ça lui est égal à Bergson : "La donnée nous est offerte." Non pas, dans ce premier livre, les données de la perception externe, mais les données de la conscience, de ce qui nous est le plus intime, de ce qui nous est le plus proche. Et dès le début, il apparaît que, pour Begson, la vérité a été comme embrouillée, à plaisir, par les fantasmes, par les mirages, alors qu'elle est là tout près, en nous. Il n'y a qu'à la cueillir, un peu comme le gibier dont parle Platon dans La République. Il y a donc cet optimisme fondamental, qu'on lui a du reste, reproché, qui le conduit, bien souvent, à dénoncer les problèmes comme des faux problèmes, comme des "pseudo-problèmes", comme il dit volontiers. Les problèmes sont nés, dans bien des cas, selon lui, par des malentendus, par des obstacles imaginaires, créés par le langage, par les conventions sociales, et qui n'ont pas de réalité. Ce ne sont même pas des obstacles à tourner, et bien souvent Bergson considère le problème comme purement et simplement inexistant.
Parménide et Zénon - Zénon d'Elée -, interdisaient à Achille de rattraper la tortue, au javelot d'atteindre son but, et en réalité ce problème n'existait pas. De même les difficultés relatives à la liberté s'évanouissent comme par enchantement, c'est le cas de le dire, pour quelqu'un qui reprend contact avec le réel. De même la mort, c'est le type même de l'expérience que personne ne peut se flatter d'avoir, donc le contraire même de l'immédiat. C'est pourquoi quand je parle de Bergson, je pense très souvent à quelq'un auquel par ailleurs il ne ressemble guère, et dont le nom peut paraître singulier prononcé à côté du sien, et qui est le nom de Fénelon. Fénelon s'exprime par rapport aux scrupules d'une conscience trop susceptible, trop chatouilleuse, un peu comme Bergson par rapport aux faux problèmes : "Nous soulevons la poussière et nous nous plaignons de ne pas voir." C'est une devinette. De qui est cette phrase ? Eh bien, elle n'est pas de Bergson mais de Fénelon.
Q. Pourquoi les philosophes ont-ils fabriqué de faux problèmes ?
R. Eh bien parce qu'ils ont été victimes, comme le sens commun, des apories nées du langage, qui sont toutes des malentendus, et il s'agit de les éliminer. Ce sont des problèmes factices qui s'interposent. Bergson réclame en somme de nous une vision ingénue de la réalité, et il n'est pas loin de penser qu'au fond, c'est notre timidité, notre lâcheté, la panique du contact en somme... Et par conséquent, pour lui, cette reprise de contact consistera à élaguer les végétations parasitaires, tout ce qui est principe de prévention, tout ce qui nuit à la transparence de cette vision ingénue. C'est pourquoi la donnée immédiate, notamment dans ce premier livre, c'est avant tout la chose qui est vue sans exposant, en quelque sorte, à l'état primaire, direct, et qui se livre à une vision naïve, à une vision fraîche, et l'homme est remis, donc, en présence, sans préjugé, sans parti pris, de cette réalité.
Ce que je viens de dire sur les données immédiates de la conscience, on pourrait le redire, d'une manière toute semblable, de Matière et Mémoire, et notamment de la perception pure. Parce que, au moins pour moitié, ce livre est un essai sur les données immédiates de la perception. Et dans ce livre, Bergson expose d'une manière qui peut paraître paradoxale, et presque scandaleuse, une sorte de réalisme, qui s'apparente à la fois au néo-réalisme anglo-saxon, et aussi à l'intuitivisme de certains philosophes russes contemporains, comme Lossky, Frank."
L'idée de la perception pure, qui est une limite, comme il le dit lui même d'ailleurs, est une sorte d'extase. La perception pure est une extraversion totale et absolue de la conscience. C'est - et Bergson le dit lui-même, l'objet en personne, l'objet lui-même, qui est présent à l'homme dans la sensation, et surtout pas une image mentale. Et chacun sait que les images, la théorie des images, qui était très florissante à la fin du 19° siècle, n'a pas eu d'adversaire plus résolu et plus déterminé que Bergson. Et ça se comprend, si on réfléchit au sens même du mot "image", comme l'indique déjà le vocable, mot un peu platonicien, mot naturellement idéaliste, et qui implique en lui-même l'idée d'un duplica : l'image . Il y a dans La République un terme, au 7° livre, qui est très platonicien par avance, c'est ce que Platon appelle la skiagraphie. Skiagraphia, c'est-à-dire le jeu d'ombres, sur la paroi de la caverne, les ombres chinoises. C'est un peu comme l'illusion cinématographique dont il est question dans L'Evolution créatrice. Et Bergson a très bien compris que l'homme, naturellement timide, préfère de beaucoup avoir affaire à des images, c'est beaucoup plus obéissant. Au fond, pour lui, le monde de l'Irréel, c'est le cabinet des mirages, comme au 18° siècle le cabinet des optiques, des optiques fantasmatiques, fantasmata.
Alors qu'est-ce qu'il nous demande ? Et qu'il nous demande également dans Le Rire, dans le livre du rire, parallèlement à Matière et Mémoire, à cet égard. C'est, oubliant les souvenirs importuns, les associations, les idées toutes faites, les schèmes, les symboles, nés du langage, de revenir à une vision virginale des formes, comme chez Cézanne, comme dans la peinture contemporaine : c'est la limite extrême d'une intuition artistique, au fond. La formule ad res ipsas, retour aux choses elles-mêmes, mais en donnant au mot ipsas son sens fort : l'ipséité de la chose.
Je crois que l'objection surtout, et c'est celle que l'on a faite déjà de son temps, c'est de quelle manière une philosophie est possible ? Puisque, quand on adhère aux choses, quand on les regarde "à bout portant" - l'expression est chez Moussorgski, qui dans une lettre à Stassov, déclare que la musique doit dépeindre les choses "à bout portant" , c'est-à-dire au contact immédiate de la chose.
Mais alors comment un art est-il possible ? De la même manière, pour la philosophie. Eh bien ça je crois que c'est le paradoxe même du bergsonisme et le secret même de l'intuition. Je crois que l'intuition, c'est surtout une espèce d'art acrobatique, de penser les choses au plus près. Presque en étant dedans. Jusqu'au point où étant dedans, vous ne pourriez plus y penser. Si vous êtes trop loin, alors le recul et le retrait et la conscience excessive vous permettent peut-être de les connaître, mais vous ne saisissez plus leur réalité, et si vous êtes dedans, vous connaissez leur vérité de toute part, mais vous ne pouvez plus en parler. Comme un papillon autour d'une flamme, si le papillon est trop loin, il n'a de la flamme qu'une image froide, et comme objective et abstraite, et puis s'il est dedans, il brûle. Alors comment faire pour avoir l'intuition de la flamme ? C'est un jeu acrobatique d'être à la fois dedans et dehors, de la frôler, d'être tangent à la flamme, jusqu'au point où vous disparaîtriez, où vous seriez embrasé par elle. De même de l'homme et de la vérité : vous frôlez la vérité au plus près, dans un instant-éclair, la vérité est objet d'une introvision, d'une intuition, dans lequel à la fois vous la vivez et la pensez. Vous êtes à la fois Être et Savoir.
Alors comment faire pour être et savoir à la fois ? Bergson est donc contre l'optique intellectualiste. Parce qu'être à la fois acteur et spectateur, c'est ne plus avoir d'optique, de perspective. Donc c'est la distance qui rendait possible les apories vertigineuses, les éléates qui rendaient impossible le mouvement par exemple, et probablement que dans son esprit, c'est aussi cette perspective falsifiante qui rendaient possible les sophismes d'Einstein, par exemple, enfin du moins ce qu'il appelait ainsi dans un livre qu'il a retiré de la circulation depuis. (N.D.R : Lisible et téléchargeable ici, Internet étant le cauchemar des repentirs d'auteur...)
Il s'agit donc d'être à la fois un acteur et en même temps un spectateur qui est capable d'en parler. Alors comment les choses ne s'excluent-elles pas ? Je crois que c'est ce qu'il voulait dire quand il disait "penser en homme d'action, agir en homme de pensée." Eh bien ça veut dire être à la fois dedans et dehors, immanent et transcendant. Un homme d'action est dedans, ne pense pas quand il agit, l'homme de pensée au contraire est dehors, et quand il pense il n'agit plus. Il y a une sagesse qui réalise paradoxalement les deux, qui les fait entrer l'un dans l'autre. Et c'est ça à mon avis le grand paradoxe du bergsonisme, le plus difficile à comprendre peut-être, mais le plus important, et qui nous ferait peut-être comprendre le reste.
"Briser le cercle" est une expression qui revient souvent chez lui. Le cercle qui m'interdit -qui est aussi un dilemme d'ailleurs - et qui fait que je ne puis pas faire les deux à la fois. Il faut se jeter à l'eau, disait-il, dans L'Evolution créatrice."
A cette écoute soudaine, et le livre de Corbin ouvert dans les mains, la ressemblance, la parenté ou bien l'écho ou la passerelle entre ce que dit Bergson sur la connaissance intuitive comme moyen de résoudre le paradoxe de l'Être-Savoir, et de la pensée illuminative de Farabî, d''Avicenne, de Sohrawardî, de Mollah Sadra Chirazî me frappent comme un trait de lumière (c'est le cas de le dire).
Jankélévitch souligne lui-même le lien entre ce que peut proposer Bergson et les "intuitivistes russes" comme Nikolai Lossky, qui pense que l'objet externe, pouvait atteindre la conscience du sujet sans intermédiaire, sans medium et que donc le Logos, le verbe était là dessus insuffisant pour savoir, s'il n'était pas illuminé par la connaissance intuitive, qui permet en quelque sorte de sauter par-dessus les obstacles auxquels se heurtent la pensée logique. Evidemment Lossky est lui aussi un gnostique qui reprend le néoplatonicisme, tout comme les avicennistes ou les Ishraqiyun. C'est très exactement la théorie de l'Emanation d'al-Farabî et après lui, d'Avicenne, pour qui "l'intellect humain n'a ni le rôle ni le pouvoir d'abstraire l'intelligent du sensible." On appelle "émanatisme" ce sytème, qui est celui d'une succession de dix Anges ou Intelligences ou Âmes qui mis à part la Première née de Dieu se pensant lui-même, sont toutes enchaînées par l'auto-contemplation de celle qui les précède et dont il émane de leur propre auto-contemplation une Intelligence, et ce qu'à dix. Après la X° Intelligence, tout s'éparpille dans les âmes humaines et donc pour Ibn Sîna, comme pour Farabî "toute connaissance et toute réminiscence sont une émanation et une illumination provenant de l'Ange." Reprenant le paradoxe bergsonien de l'Être et du savoir, Ibn Sîna et plus tard Sohrawardî atteignent le stade spirituel de "celui qui se connaît soi-même et connaît qu'il connaît", soit est au dedans et au-dehors à la fois.
Mais celui qui se prête le plus à cette lecture des "faux problèmes", de la connaissance illuminative par l'intuition, et le parallélisme de l'Être et du Savoir, est Sohrawardî. Sur les "faux problèmes" aussi : plusieurs traits ironiques courent dans son oeuvre sur les discussions inutiles, les sophismes des péripatéticiens ou les méandres de la pensée des rationnalistes, des gens du Calame. Pour Sohrawardî le point de départ de toute connaissance est, comme le dit Corbin, " la connaissance présentielle, intuive, d'une essence en sa singularité ontologique absolument vraie", ou "illumination présentielle". S'y oppose la connaissance "représentative qui est celle de l'universel abstrait ou logique." Soit bien "l'objet en personne, l'objet lui-même, qui est présent à l'homme dans la sensation, et surtout pas une image mentale." De même pour Sohrawardî, la Connaissance qui est perception absolue aussi chez lui du monde s'atteint à la fois par la philosophie et par l'extase et sont, non seulement complémentaires mais l'une et l'autre indispensables. C'est pourquoi le propos de Bergson qualifie la "perception pure" qui est extase a quelque chose qui résonne profondément en accord avec ce soufi philosophe.
L'image du papillon et de la bougie comme figure de ce "jeu acrobatique", reprise ici offre aussi une proximité frappante avec la même utilisée par les soufis, le papillon étant l'aimant désireux de s'unir à l'Aimé, mais cette fois-ci pas en se tenant à la juste distance qui permet connaissance et interne et externe, mais en s'y embrasant complètement puisque le but du soufi qui n'est pas philosophe est tout de même le fan'a, la dissolution.
En bref, je souscris entièrement à Corbin quand il écrivait qu'il était fort dommage pour la philosophie occidentale d'avoir cru que la philosophie islamique s'arrêtait à Averroës et d'avoir complètement ignoré les Ishraqiyun, Ibn Arabî, la pensée chiite, ça aurait pu lui faire gagner quelques siècles en pensée intuitiviste.
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