"C'est ce qui m'a le plus étonné dans ma fréquentation des officiers anglais au G.H.Q. d'Arras que cette manie qu'ils ont tous de prendre des notes, d'enregistrer les menus propos et de tenir un journal secret, détaillé et circonstancié. C'est probablement une habitude qui leur vient du collège, où les conférences, les réunions, les comptes rendus, les confrontations d'opinion contradictoires sont quotidiennes en Angleterre, ce qui donne une grande souplesse à l'esprit critique, aiguise le sens d'observation et habitue dans son exercice la pensée à tenir compte des réalités. Rémy de Gourmont a remarqué que seuls les Anglais savent rédiger une biographie donnant le poids, les mesures, la chaleur animale, tous les détails physique d'une vie, aussi spirituelle soit-elle, et cela sans bertillonnage ni décalque du document mais vu comme dans l'aura. J'ai toujours prétendu que les Anglais sont les plus grands rêveurs du monde et que la constitution de leur Empire, par exemple, n'aurait jamais pu se réaliser ni dans le temps ni dans l'espace sans une intense pratique du rêve, du rêve éveillée de toute une nation. Et la parole vivante de Churchill, à l'opposé du prêchi-prêcha démocratique de Roosevelt, du merveilleux silence ou de la sainte colère de Staline, des récriminations, des plaintes, des accusations, des menaces, des pleurnicheries, des mea-culpa, des trépignements de rage masochistes de Hitler, de sa tonitruance, des aboiements de Mussolini, de la voix de roquet ou des soupirs de crocodile de Reynaud ou de de Gaulle, la parole vivante, prophétique de Churchill durant la guerre mondiale, annonçant "des larmes, du sang et de la boue"* redonnait vie et espoir aux millions d'auditeurs branchés sur la B.B.C. parce que ce rêveur, dont l'humour et les convictions ébranlaient le Boche jusqu'au trognon, puisait ses visions dans la réalité, aussi tragique et désespérée fût-elle, et que ce prophète, avec son gros bon sens, son cynisme, appelant les choses par leur nom sans faire de sentiment et sans se laisser tromper par des théories préconçues ou leurrer par des idées générales parlait au jour le jour en bon lutteur, sans jamais perdre de vue la Terre et le destin des Hommes, la clef du rêve anglais."
Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel.
* Je sais, il s'est trompé, pas la peine de m'expliquer que...
Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel.
* Je sais, il s'est trompé, pas la peine de m'expliquer que...