jeudi 2 octobre 2008

Le lecteur encore futur


"L'on dit quelquefois que tout auteur écrit en présence de quelque lecteur ou encore pour être lu. C'est une manière de parler peu réfléchie. Ce qu'il faut dire, c'est que la part du lecteur, ou ce qui deviendra, une fois l'oeuvre faite, pouvoir ou possibilité de lire, est déjà présente, sous des formes changeantes, dans la genèse de l'oeuvre. "


"L'écrivain, pour autant qu'il demeure une personne réelle et croit être cette personne réelle qui écrit, croit, aussi, volontiers abriter en lui le lecteur de ce qu'il écrit. Il sent en lui, vivante et bien exigeante, la part du lecteur encore à naître et, bien souvent, par une usurpation à laquelle il n'échappe guère, c'est le lecteur, prématurément et faussement engendré, qui se met à écrire en lui (de là, pour n'en donner qu'un grossier exemple, ces beaux morceaux, ces belles phrases qui viennent à la surface, qu'on ne peut pas dire écrite, mais uniquement lisibles). Cette illusion, nous la comprenons à présent, vient de ce que passe par l'écrivain, au cours de la genèse, les moments qui préfigurent l'exigence de la lecture, mais ces moments doivent précisément tomber hors de lui, lorsqu'ils se rassemblent dans la décision finale de la lecture, dans la liberté de l'accueil et du séjour auprès de l'oeuvre qui seule est authentique lecture.

L'écrivain ne peut jamais lire son oeuvre pour la raison même qui lui prête l'illusion de la lire. "Il est, dit René Char, la genèse d'un être qui projette et d'un être qui retient." Mais pour que "l'être qui retient", l'être qui donne forme et mesure, le formateur, le "Commenceur", atteigne la métamorphose ultime qui ferait de lui "le lecteur", il faut que l'oeuvre achevée lui échappe, échappe à celui qui la fait, s'achève en l'écartant, s'accomplisse dans cet "écart" qui le dessaisit définitivement, écart qui prend précisément alors la forme de la lecture (et où la lecture prend forme).

Le moment où ce qui se glorifie en l'oeuvre, c'est l'oeuvre, où celle-ci cesse en quelqu sorte d'avoir été faite, de se rapporter à quelqu'un qui l'ait faite, mais rassemble toute l'essence de l'oeuvre en ceci que maintenant il y a oeuvre, commencement et décision intiale, ce moment qui annule l'auteur est aussi celui où, l'oeuvre s'ouvrant à elle-même, en cette ouverture la lecture prend son origine."

Maurice Blanchot, L'espace littéraire, VII, La littérature et l'expérience originelle.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.