Plus coquet que toutes les femmes, mais en solide, et non en misères, sa passion était de plaire, et il avait autant de soin de captiver les valets que les maîtres, et les plus petites gens que les personnages ; il avait pour cela des talents faits exprès. Une douceur, une insinuation, des grâces naturelles et qui coulaient de source, un esprit facile, ingénieux, fleuri, agréable, dont il tenait, pour ainsi dire, le robinet pour en verser la qualité et la quantité exactement convenable à chaque chose et à chaque personne ; il se proportionnait et se faisait tout à tous. Une figure fort singulière, mais noble, frappante, perçante, attirante ; un abord facile à tous ; une conversation aisée, légère et toujours décente ; un commerce enchanteur ; une piété facile, égale, qui n'effarouchait point et se faisait respecter ; une libéralité bien entendue ; une magnificence qui n'insultait point, et qui se versait sur les officiers et les soldats, qui embrassait une vaste hospitalité, et qui, pour la table, les meubles et les équipages, demeurait dans les justes bornes de sa place ; également officieux et modeste, secret dans les assistances qui se pouvaient cacher, et qui était sans nombre, leste et délié sur les autres jusqu'à devenir l'obligé de ceux à qui il les donnait, et à le persuader ; jamais empressé, jamais de compliments, mais une politesse qui, en embrassant tout, était toujours mesurée et proportionnée, en sorte qu'il semblait à chacun qu'elle n'était que pour lui, avec cette précision dans laquelle il excellait singulièrement. Adroit surtout dans l'art de porter les souffrances, il en usurpait un mérite qui donnait tout l'éclat au sien, et qui en portait l'admiration et le dévouement pour lui dans le coeur de tous les habitants des Pays-Bas quels qu'ils fussent, et de toutes les dominations qui les partageaient, dont il avait l'amour et la vénération. Il jouissait, en attendant un autre genre de vie qu'il ne perdit jamais de vue, de toute la douceur de celle-ci, qu'il eût peut-être regretté dans l'éclat après lequel il soupira toujours, et il en jouissait avec une paix si apparente, que qui n'eût su ce qu'il avait été, et ce qu'il pouvait devenir encore, aucun même de ceux qu'il approchait le plus, et qui le voyaient avec le plus de familiarité, ne s'en serait jamais aperçu. Parmi tant d'extérieur pour le monde, il n'en était pas moins appliqué à tous les devoirs d'un évêque qui n'aurait eu que son diocèse à gouverner et qui n'en aurait été distrait par aucune autre chose : visites d'hôpitaux, dispensation large, mais judicieuse, d'aumônes, clergé, communauté, rien ne lui échappait. Il disait tous les jours la messe dans sa chapelle, officiait souvent, suffisait à toutes ses fonctions épiscopales sans se faire jamais suppléer, prêchait quelquefois. Il trouvait du temps pour tout, et n'avait point l'air occupé. Sa maison ouverte, et sa table de même, avaient l'air de celle d'un gouverneur de Flandres, et tout à la fois d'un palais vraiment épiscopal ; et toujours beaucoup de gens de guerre distingués, et beaucoup d'officiers particuliers, sains, malades, blessés, logés chez lui, défrayés et servis comme s'il n'y en eût qu'un seul ; et lui ordinairement présent aux consultations des médecins et des chirurgiens, faisant d'ailleurs auprès des malades et des blessés les fonctions de pasteur le plus charitable, et souvent par les maisons et par les hôpitaux ; et tout cela sans oubli, sans petitesse, et toujours prévenant avec les mains ouvertes. Aussi était-il adoré de tous. Ce merveilleux dehors n'était pourtant pas tout lui-même. Sans entreprendre de le sonder, on peut dire hardiment qu'il n'était pas sans soins et sans recherches de tout ce qui pouvait le raccrocher et le conduire aux premières places.
Mémoires, Saint-Simon, t. IV, 1711-1714.
jeudi 2 juillet 2009
Portrait de Fénelon par Saint-Simon
mercredi 1 juillet 2009
Les Sept degrés de l'amour spirituel

J'ai toujours pensé que par rapport à l'islam ou au judaïsme, le christianisme était une religion de l'impossible. On peut vivre selon la loi de Moïse. On peut vivre selon la chari'a. On peut vivre en imitant les prophètes, parce que ce ne sont que des prophètes et en plus de pragmatiques législateurs d'Etat. Mais il est impossible de vivre selon les commandements du Christ, à moins d'être un saint. L'Eglise a pu aménager par la suite des lois vivables pour le temporel, mais le fait demeure. Si l'on se reporte uniquement à la parole du Christ, à moins d'être un saint, on ne peut vivre en chrétien. Le prologue de Ruysbrock confirme :
La grâce et la sainte crainte de notre Seigneur soient avec nous tous."Tout ce qui est né de Dieu est vainqueur du monde", dit saint Jean.La sainteté véritable est née de Dieu.La vie sainte est une échelle d'amour à sept degrés par quoi nous accédons au royaume de Dieu."la volonté de Dieu est que nous soyons saints."
Sinon, toujours ce travers chrétien dans la haine du monde, de la créature de la chair :
car "tout ce qui est né de la chair est chair et tout ce qui est né de l'esprit de Dieu est esprit". Mais bien que l'esprit par sa naissance naturelle chérisse la chair, l'esprit et la chair, par la seconde naissance qui vient de l'Esprit de Dieu, se deviennent contraires et se combattent. Car la chair désire contre l'esprit et contre Dieu, tandis que l'esprit, avec Dieu, désire contre la chair."
Finalement, c'est Jean-Baptiste l'ascète qui a gagné sur le Christ, lequel se faisait traiter d'ivrogne et de goinfre. D'ailleurs Ruysbroeck le cite en exemple ainsi que les anachorètes égyptiens. Or, comme les soufis vivent à l'opposé de leur prophète, les ermites chrétiens prennent la voie contraire de Jésus qui a toujours vécu dans le monde et sans mortification excessive à part le célibat. Ce refus du monde, cette haine du monde n'est d'ailleurs pas logique sauf si l'on est gnostique et manichéen. Car haïr la création pour se rapprocher du créateur est étrange.
Mais enfin sur le sixième degré, la description de ce qu'est l'extase amoureuse du mystique dépasse en intensité toutes les productions de la littérature "érotique" profane qui paraissent si pauvres, si limitées en leurs effets ; le "pur amour sans image", ça a une autre gueule, tout de suite. Comme dit l'auteur : "C'est un combat fort inconnu de ceux qui sont étrangers à cela."
L'amour veut toujours agir : il est une oeuvre éternelle avec Dieu. La jouissance toujours demande le repos, car, au-dessus de tout vouloir et désir, le bien-aimé étreint le bien-aimé, dans un pur amour sans image. Là, le Père avec le Fils se saisit de ceux qu'il aime dans l'unité fruitive de son Esprit au-delà de la fécondité de la nature. Là, le Père dit à chaque esprit dans un éternel plaisir : "Je suis à toi et tu es à moi. Je suis tien et tu es mien. Je t'ai choisi de toute éternité."
Le Saint-Esprit oeuvre en nous et c'est avec lui que nous faisons toutes nos oeuvres bonnes. Il clame en nous d'une voix forte et sans parole : "Aime l'amour qui t'aime éternellement." Son cri est un contact intime en notre esprit. Sa voix est plus terrible que le tonnerre. Les éclairs qui en jaillissent nous ouvrent le ciel et nous montrent la lumière et la vérité éternelle. L'ardeur de ce contact et de son amour est si grande qu'elle veut nous consumer entièrement et ce contact crie à notre esprit sans cesse : "Acquitte ta dette, aime l'amour qui t'a aimé de toute éternité." De là provient en nous une grande impatience et, au-dehors, des gestes et des manières étranges. Car plus nous aimons et plus nous désirons aimer. Plus nous payons ce que l'amour exige de nous et plus nous demeurons en dette. L'amour ne se tait pas, l'amour ne se tient pas tranquille, l'amour crie sans cesse, l'amour crie éternellement : "Aime l'amour !" C'est un combat fort inconnu de ceux qui sont étrangers à cela.Aimer et jouir c'est agir et subir l'action.Entre amour et jouissance est une distinction comme entre Dieu et sa grâce.
Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituel
, Jean Ruysbroeck.
mardi 30 juin 2009
Le petit chemin de fer

D’autres étaient venus seulement acheter leurs journaux. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec nous que j’ai toujours soupçonnés ne s’être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petit château, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance. Un cadre de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit chemin de fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui était dévolu, avait contracté quelque amabilité humaine; patient, d’un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu’on voulait les retardataires, et, même une fois parti, s’arrêtait pour recueillir ceux qui lui faisaient signe; ils couraient alors après lui en soufflant, en quoi ils lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu’ils le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n’usait que d’une sage lenteur. Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, ne m’évoquaient même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s’être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avais vus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières! Pour moi, même après l’avoir connu et m’être éveillé de mon rêve, combien il était resté longtemps, dans ce nom, des rues agréablement glaciales, des vitrines éclairées, des succulentes volailles! Doncières! Maintenant ce n’était plus que la station où montait Morel: Égleville (Aquiloevilla), celle où nous attendait généralement la princesse Sherbatoff; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau temps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de prolonger encore un moment avec moi, n’ayant, par un raidillon, guère plus à marcher que si elle était descendue à Parville (Paterni villa). Non seulement je n’éprouvais plus la crainte anxieuse d’isolement qui m’avait étreint le premier soir, mais je n’avais plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de me sentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais d’amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne, interrompue comme celle des collines bleuâtres, cachées parfois dans l’anfractuosité du roc ou derrière les tilleuls de l’avenue, mais déléguant à chaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d’une poignée de main cordiale, interrompre ma route, m’empêcher d’en sentir la longueur, m’offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autre serait à la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram ne nous faisait quitter un ami que pour nous permettre d’en retrouver d’autres. Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les côtoyait presque au pas d’une personne qui marche vite, la distance était si faible qu’au moment où, sur le quai, devant la salle d’attente, nous interpellaient leurs propriétaires, nous aurions presque pu croire qu’ils le faisaient du seuil de leur porte, de la fenêtre de leur chambre, comme si la petite voie départementale n’avait été qu’une rue de province et la gentilhommière isolée qu’un hôtel citadin; et même aux rares stations où je n’entendais le «bonsoir» de personne, le silence avait une plénitude nourricière et calmante, parce que je le savais formé du sommeil d’amis couchés tôt dans le manoir proche, où mon arrivée eût été saluée avec joie si j’avais eu à les réveiller pour leur demander quelque service d’hospitalité. Outre que l’habitude remplit tellement notre temps qu’il ne nous reste plus, au bout de quelques mois, un instant de libre dans une ville où, à l’arrivée, la journée nous offrait la disponibilité de ses douze heures, si une par hasard était devenue vacante, je n’aurais plus eu l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquelle j’étais jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint par Elstir avec l’esquisse que j’en avais vue chez lui, mais à aller faire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en effet, la dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait eue ce pays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays de connaissances; si sa répartition territoriale, son ensemencement extensif, tout le long de la côte, en cultures diverses, donnaient forcément aux visites que je faisais à ces différents amis la forme du voyage, ils restreignaient aussi le voyage à n’avoir plus que l’agrément social d’une suite de visites. Les mêmes noms de lieux, si troublants pour moi jadis que le simple Annuaire des Châteaux, feuilleté au chapitre du département de la Manche, me causait autant d’émotion que l’Indicateur des chemins de fer, m’étaient devenus si familiers que cet indicateur même, j’aurais pu le consulter, à la page Balbec–Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu’un dictionnaire d’adresses. Dans cette vallée trop sociale, aux flancs de laquelle je sentais accrochée, visible ou non, une compagnie d’amis nombreux, le poétique cri du soir n’était plus celui de la chouette ou de la grenouille, mais le «comment va?» de M. de Criquetot ou le «Kairé» de Brichot. L’atmosphère n’y éveillait plus d’angoisses et, chargée d’effluves purement humains, y était aisément respirable, trop calmante même. Le bénéfice que j’en tirais, au moins, était de ne plus voir les choses qu’au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine m’apparaissait comme une folie.A la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust.
lundi 29 juin 2009
L'échelle d'or
Le thème de la montée spirituelle, l'image de l'ascension intérieure, on les retrouve de siècle en siècle, et d'une façon exemplaire chez saint Jean de la Croix, dans La montée du Carmel ou La nuit obscure. Il structure la Divine Comédie et Dante voit, au vingt et unième chant du Paradis, une échelle couleur de l'or qu'un rayon de soleil illumine. L'islam raconte et chante l'ascension de Mahomet qui, dans ce voyage intérieur, vit une échelle mystique. La voie soufie connaît l'échelle intérieure de l'illumination et de l'extase. La Chine taoïste et la Chine confucéenne ont, comme l'Inde, leur doctrine de perfection graduelle. Le yoga est montée de l'énergie mentale et physique de chakra en chakra jusqu'au sommet de soi ou jusqu'à la sortie de soi. Platon connaît cet envol de l'âme où Mircea Eliade voyait le rappel, philosophique, - ou la métamorphose - de l'expérience chamanique. Saint Paul parle d'un homme - lui-même, sans doute, qui fut ravi au troisième ciel : "Je connais un homme dans le Christ qui, il y a quatorze ans, avec ou sans son corps, je l'ignore, Dieu le sait, fut ravi au troisième ciel, fut enlevé jusqu'au paradis, où il entendit des paroles ineffables que l'homme ne saurait redire.
On retrouve cette image et ce thème de l'ascension dans la littérature moderne. Dans Le château de Kafka, par exemple, ou Le Mont Analogue de René Daumal. L'un des plus beaux poèmes d'Eluard, Poésie ininterrompue, est une montée du désastre à la lumière : "Si nous montions d'un degré." Et les récits d'exploits en montagne, ou les romans d'alpinisme, de même que les récits d'exploration de caverne ou les traversées solitaires, peuvent se déchiffrer comme l'expression d'un désir dont la clef, inconsciente, cachée, est d'ordre spirituel. "Le sacré, dans nos sociétés désacralisées, déchristianisées, se camoufle dans le profane", disait encore Eliade. Mais il est vrai que c'est avec la matière commune, quotidienne, avec l'expérience de chacun, que se représente ce qui est d'ordre spirituel, surnaturel. C'est avec ce que l'on touche et qu'on voit que se représente l'invisible et ce qui ne se peut représenter. C'est par l'analogie, non par le syllogisme, qu'on peut entrevoir l'au-delà de tout, l'essentiel. Les paraboles se servent de lampe et d'épi, d'argent, de perle et de filet, de champ, d'arbre et de graine, de sénevé, de levain dans la pâte, pour dire le Royaume de Dieu. Avec quoi dire les choses du ciel sinon avec celles de la terre ? Et voici qu'il arrive que la chose la plus ordinaire et la plus humble nous apparaisse, en retour, dans une lumière d'éternité. C'est la grâce de quelques poètes, de certains peintres, de manifester, au sein de la vie quotidienne, cette lumière-là. La lumière d'Emmaüs.
La grotte obscure et misérable de la Nativité, où Dieu respire entre les bêtes domestiques, sur la paille, sur un peu de paille, dans une crèche usée, une mangeoire d'animaux, est l'inverse de babel : et c'est la réponse divine au désir fou des hommes de conquérir le ciel, à leur folie.
... le Ciel même dans les entrailles de la Terre, au plus bas du monde et de notre condition.
Et nous ne montons à Dieu que parce que nous remontons vers lui : nous ne montons que par ce nous sommes tombés. Felix culpa ! Heureuse faute. Notre Chute fait notre élévation parce que le Très-Haut est descendu dans les enfers et l'abîme de notre désastre. Nous sommes la brebis remontée sur ses épaules et sauvée de la mort.
Le cinquième degré, équivalent de la Djavanmardî, chevalerie de l'âme. Mais non, ce n'est pas qu'un trait chrétien, et il n'est pas non plus certain que ce "service" Lui soit inutile.
Cinquième degré : la noblesse. Cette vertu peut surprendre. Et nous la rattachons, d'abord, au monde médiéval, à l'époque de Ruysbroeck, et à la tradition courtoise telle qu'elle se trouve évoquée, par exemple, par Hadewijch d'Anvers, mystique et poétesse du XIII° siècle, visionnaire, et dont Ruysbroeck connaît bien l'oeuvre. Mais au-delà d'un trait d'époque, cette noblesse est un trait chrétien. Il nous rappelle que le Christ est seigneur, Notre Seigneur. Il nous rappelle que la gloire de Dieu demande qu'on la serve, bien que notre service lui soit inutile : mais alors sa gloire nous revêt. Il nous rappelle l'honneur de Dieu et la parole jurée, fidèle, et que serment et sacrement sont mots de même racine : sacer. Il nous rappelle que la chevalerie est par dessus tout d'ordre spirituel et que saint Paul lui-même évoque les armes du combat intérieur.
Musée des Beaux Arts, Budapest, 1649
Comme le gris d'un ciel soudain s'éclaire, ou comme dans la plaine un champ, un jardin, ou du linge étendu, un drap sur un fil, s'illumine de soleil - on voit cela dans certaine toile de Ruysdael, on voit cette lumière céleste dans celle du jour, cet éclat surnaturel ou cette apparition angélique dans l'étoffe commune du monde, cette gloire sur la terre -, soudain l'ordinaire des conseils d'un père spirituel se transfigure et le ciel s'ouvre à l'horizon de l'âme, à son zénith.
Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituel
; traduction et introduction Claude-Henri Rocquet.
dimanche 28 juin 2009
Les dindonneaux du directeur

photo : Scott Bauer
Ce n'est pas qu'il n'eût su, bien qu'il cachât ses débuts comme plongeur, mettre la main à la pâte comme un autre. Il fallut pourtant une circonstance exceptionnelle pour qu'un jour il découpât lui-même les dindonneaux. J'étais sorti mais j'ai su qu'il l'avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à distance respectueuse du dressoir, d'un cercle de garçons qui cherchaient par là moins à apprendre qu'à se faire bien voir, et avaient un air béat d'admiration. Vus d'ailleurs par le directeur (plongeant d'un geste lent dans le flanc des victimes et n'en détachant pas plus ses yeux pénétrés de sa haute fonction que s'il avait dû y lire quelque augure), ils ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s'aperçut même pas de mon absence. Quand il l'apprit, elle le désola. "Comment, vous ne m'avez pas vu découper moi-même les dindonneaux ?" Je lui répondis que n'ayant pu voir jusqu'ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, les Indes, Sarah dans Phèdre, je connaissais la résignation et que j'ajouterai son découpage des dindonneaux à ma liste. La comparaison avec l'art dramatique (Sarah dans Phèdre) fut la seule qu'il parut comprendre, car il savait par moi que, les jours de grande représentations, Coquelin aîné avait accepté des rôles de débutant, celui même d'un personnage qui ne dit qu'un mot ou ne dit rien. "C'est égal, je suis désolé pour vous. Quand est-ce que je découperai de nouveau ? Il faudrait un événement, il faudrait une guerre." (Il fallut en effet l'armistice). Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi : "C'est le lendemain du jour où j'ai découpé les dindonneaux." "C'est juste huit jours après que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux."Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christ ou l'Hégire, le point de départ d'un calendrier différent des autres, mais qui ne prit pas leur extension et n'égala pas leur durée.A la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust.
samedi 27 juin 2009
Sur les dragons des ténèbres...

Bagdad, 1221
Magnifique préface du traducteur aux Sept Degrés de l'amour spirituel de Ruysbroeck. J'en extrais des bouts :
Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituelN'écrivant jamais que pour conduire des âmes sur le chemin de la vie intérieure.
La vie intérieure, comme la vie quotidienne, est un chemin. On le parcourt pas à pas, on y progresse, on y chemine vers un but. Et, de même qu'on grandit et qu'on s'élève, la vie spirituelle est un chemin qu'on doit gravir, non sans peine. Il y faut une méthode. - Et la grâce.
Je dois dire que j'adore cet ajout final - et la grâce. Après le cheminement (et déjà avant de cheminer faut-il trouver le chemin), l'effort, la montée, la peine, la méthode, il faut quoi, déjà ? Ah oui, un petit rien que l'on nomme la grâce.
Sainte Perpétue, martyre à Carthage au III° siècle, eut une vision où les montants de l'échelle spirituelle étaient armés de lames, "de sorte que si quelqu'un montait avec négligence et sans fixer son attention vers le haut, il était déchiré." Sous l'échelle, au pied de l'échelle, un dragon cherchait à épouvanter ou dévorer ceux qui voulaient s'élever. Saint Augustin commenta cette vision dans un Sermon et dit qu'on ne peut s'élever sans fouler d'abord la tête du dragon : premier degré de l'échelle, premier pas.
Après Maître Eckhart et Sohrawardî, via les Cathares et les Manichéens, autre connexion : Sohrawardî qui, après Saint Augustin, écrit dans Le Livre des temples de la lumière :
Celui qui se dresse d’un élan victorieux sur les têtes des dragons des ténèbres…
vendredi 26 juin 2009
Ne sçais l'heure
La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu'avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un. Quand il vit que je savais que Legrandin, lequel se faisait maintenant appeler Legrandin de Méséglise, n'y avait aucune espèce de droit, allumé d'ailleurs par le vin qu'il buvait, il eut une espèce de transport de joie. Sa soeur me disait d'un air entendu : "Mon frère n'est jamais si heureux que quand il peut causer avec vous." Il se sentait en effet exister depuis qu'il avait découvert quelqu'un qui savait la médiocrité des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu'un pour qui l'univers social existait. Tel, après l'incendie de toutes les bilbiothèques du globe et l'ascension d'une race entièrement ignorante, un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans la vie en entendant quelqu'un lui citer un vers d'Horace.

"Il est d'une très grande famille, me dit un jour M. de Montsurvent. Son patronyme est Saylor." Et il ajouta que sur son vieux castel au-dessus d'Incarville, d'ailleurs devenu presque inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd'hui trop ruiné pour réparer, se lisait encore l'antique devise de la famille. Je trouvai cette devise très belle, qu'on l'appliquât soit à l'impatience d'une race de proie nichée dans cette aire d'où elle devait jadis prendre son vol, soit aujourd'hui, à la contemplation du déclin, à l'attente de la mort prochaine dans cette retraite dominante et sauvage. C'est en ce double sens en effet que joue avec le nom de Saylor cette devise qui est : "Ne sçais l'heure."
A la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust.
jeudi 25 juin 2009
Ordre véritable vs boue sanglante

Cette citation et la conclusion, magnifiquement provocante sur la fin, me donne envie de lire le Journal de Julien Green :
L'ordre véritable est fondé sur la prière, tout le reste n'est que désordre (plus ou moins bien camouflé). Le Moyen Âge était un immense édifice dont les assises étaient le Pater, l'Ave, le Credo et le Confiteor. Tout ce qui est édifié sur autre chose ne peut que s'effondrer tôt ou tard dans la boue sanglante.Julien Green, Journal, 30 juillet 1940.
mercredi 24 juin 2009
"Alleluia !"

Le Pérugin, 1500-1505, National Gallery, Londres
Au bout d'un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit à Morel : "Je conclus de toute cette histoire, mieux terminée que vous ne méritiez, que vous ne savez pas vous conduire et qu'à la fin de votre service militaire je vous ramène moi-même à votre père, comme fit l'archange Raphaël envoyé par Dieu au jeune Tobie !" Et le baron se mit à sourire avec un air de grandeur et une joie que Morel, à qui la perspective d'être ainsi ramené ne plaisait guère, ne semblait pas partager. Dans l'ivresse de se comparer à l'archange, et Morel au fils de Tobie, M. de Charlus ne pensait plus au but de sa phrase qui était de tâter le terrain pour savoir si, comme il le désirait, Morel consentirait à venir avec lui à Paris. Grisé par son amour ou par son amour-propre le baron ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que fit le violoniste car ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me dit avec un orgueilleux sourire : "Avez-vous remarqué, quand je l'ai comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie ? C'est parce que, comme il est très intelligent, il a tout de suite compris que le Père auprès duquel il allait désormais vivre, n'était pas son père selon la chair, qui doit être un affreux valet de chambre à moustaches, mais son père spirituel, c'est à dire Moi. Quel orgueil pour lui ! Comme il redressait fièrement la tête ! Quelle joie il ressentait d'avoir compris ! Je suis sûr qu'il va le redire tous les jours : "Ô Dieu qui avez donné le bienheureux archange Raphaël pour guide à votre serviteur Tobie dans un long voyage, accordez-nous à nous, vos serviteurs, d'être toujours protégés par lui et munis de son secours." Je n'ai même pas eu besoin, ajouta le baron, fort persuadé qu'il siégerait un jour devant le trône de Dieu, de lui dire que j'étais l'envoyé céleste, il l'a compris de lui-même et en était muet de bonheur !" Et M. de Charlus (à qui au contraire le bonheur n'enlevait pas la parole), peu soucieux des quelques passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à un fou, s'écria tout seul et de toute sa force, en levant les mains : "Alleluia !"A la recherche du temps perdu, tome 4 : Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust.
mardi 23 juin 2009
Le feu se calme et le bois se tait

photo :Janne Karaste
Et comme la ressemblance émane de l'Un, et qu'elle attire et séduit en vertu de la puissance de l'un, il en résulte que ni repos ni satisfaction ne sont donnés à celui qui attire ni à celui qui est attiré jusqu'à ce qu'en Un ils soient réunis.
L'insatisfaction amoureuse de l'âme inférieure pour son âme suzeraine est bien connue. Sohrawardî, par exemple en parle, sans qu'il mette de réciprocité dans cette impatience souffrante, qui s'apparente plus, du coup, à l'aspiration murid-murshid de Nadjm ad Din Kubra :
Si l'aspiration du disciple est nécessaire pour initier son rapport au maître, elle se retourne ensuite, de sorte que c'est le maître qui aspire à son disciple et ne le relâche pas tant qu'il n'a pas atteint son but. En se soumettant au maître, celui-ci s'empare de lui, et c'est comme s'il avait été enlevé à lui-même, de sorte qu'il se trouve "comme le cadavre entre les mains du laveur de morts".
Cependant, ni le bois ni le feu ne trouvent d'apaisement ni de repos ni dans la chaleur, ni dans le froid, ni dans la ressemblance tant que le feu ne trouvent d'apaisement ni de repos dans la chaleur, ni dans le froid, ni dans la ressemblance tant que le feu ne s'engendre pas lui-même dans le bois et lui communique sa propre nature et son propre être, en sorte que tout est un seul feu, consubstantiel à tous les deux, sans différence, ni plus ni moins. Et c'est pourquoi, avant qu'il en soit ainsi, se produisent toujours une fumée, une lutte, un crépitement, un effort, un conflit entre le feu et le bois. Mais lorsque toute dissemblance est surmontée, le feu se calme et le bois se tait. Il s'avère en effet que la force cachée de la nature hait la ressemblance qui n'est pas encore manifeste, dans la mesure où celle-ci porte en soi différence et division. Elle vient chercher l'Un qu'elle aime dans cette ressemblance uniquement pour lui-même, tout comme la bouche aime et recherche dans le vin et par le vin la saveur et la douceur. Si l'eau avait le goût du vin, la bouche n'aimerait pas plus le vin que l'eau.
La divine consolation suivi de L'Homme noble, Maître Eckhart.
Lorsque tu as compris que la jouissance consiste en ce qu'un être atteigne à ce qui lui correspond, et en ce que cet être perçoive qu'il a atteint cette chose ; qu'en revanche la souffrance d'un être consiste en ce qu'il ait conscience d'avoir atteint quelque chose en discordance avec lui-même, et qu'il le perçoive quant à cette discordance ; [lorsque d'autre part tu as compris] que tous les actes de connaissance viennent de la Lumière immatérielle, car il n'est rien de plus cognitif que celle-ci - , alors il n'est rien qui soit plus sublime ni plus délectable que sa perfection et que d'être en accord avec elle." - 238. (Livre de la sagesse orientale)
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