'…écrire, c'est témoigner de la vie. C'est témoigner pour la vie. C'est témoigner, alors, pour, au sens où on le disait, pour les bêtes qui meurent. C'est… bon, c'est bégayer dans la langue. Faire de la littérature… Faire appel à l'enfance, c'est typiquement faire de la littérature sa petite affaire privée. C'est la dégoûtation. C'est vraiment la littérature de Prisunic, de bazar, c'est les best-seller, c'est la vraie merde, ça. Si l'on ne pousse pas le langage jusqu'à ce point où il bégaie, parce que ce n'est pas facile, il ne suffit pas de bégayer bbb… bbb… bbb… comme ça ! Si on ne va pas jusque-là… Alors, peut-être que dans la littérature, comme… à force de pousser le langage jusqu'à une limite, il y a un devenir animal du langage même et de l'écrivain, il y a un aussi devenir enfant, mais ce n'est pas SON enfance… il devient enfant, oui. Mais ce n'est pas son enfance, ce n'est plus l'enfance de personne. C'est l'enfance du monde, c'est l'enfance d'UN monde. Alors, ceux qui s'intéressent à leur enfance, qu'ils aillent se faire voir, et puis qu'ils continuent, c'est très bien, ils feront la littérature qu'ils méritent. Si quelqu'un ne s'est pas intéressé à SON enfance, c'est Proust, par exemple. Les tâches de l'écrivain, ce n'est pas fouiller dans les archives familiales, ce n'est pas s'intéresser à son enfance. Personne, personne ne s'intéresse, personne de digne, personne de digne de quoi que ce soit ne s'intéresse à son enfance. C'est une autre tâche de devenir enfant par l'écriture, arriver à une enfance du monde, ça, c'est une tâche, ça, c'est une tâche de la littérature."
Abécédaire, Gilles Deleuze, entretiens avec P. A. Boutang, 1988.