"Il faut dire aussi que l'écrivain, il écrit à l'intention des lecteurs, en ce sens, il écrit pour des lecteurs. Il faut dire aussi que l'écrivain, il écrit aussi pour des non-lecteurs, c'est-à-dire pas "à l'intention de", mais "à la place de". Alors Artaud a écrit des pages que tout le monde connaît, "j'écris pour les analphabètes", "j'écris pour les idiots"; Faulkner écrit pour les idiots. Ça veut pas dire pour que les idiots le lisent, ça veut pas dire pour que les analphabètes le lisent, ça veut dire à la place des analphabètes. Je peux dire : "j'écris à la place des sauvages","j'écris à la place des bêtes", et qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi on ose dire une chose comme ça ? J'écris à la place des analphabètes, des idiots, des bêtes ? Eh bien, parce que c'est ça que l'on fait, à la lettre, quand on écrit. Quand on écrit, on ne mène pas une petite affaire privée. C'est vraiment les connards, c'est vraiment l'abomination de la médiocrité littéraire, de tout temps, mais particulièrement actuellement, qui fait croire aux gens que pour faire un roman, il suffit d'avoir une petite affaire privée, sa petite affaire à soi, sa grand-mère et est morte d'un cancer, ou bien son histoire d'amour à soi, et puis voilà, on fait un roman. Mais c'est une honte, quoi, c'est une honte de penser des choses comme ça ! Ce n'est pas l'affaire privée de quelqu'un, écrire, c'est vraiment se lancer dans une affaire universelle, que ce soit le roman ou la philosophie, hein. Alors, qu'est-ce que ça veut dire, ça ?
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À ce moment-là, il faut dire oui, l'écrivain, il est responsable devant les animaux qui meurent… Écrire, à la lettre, pas pour eux, encore une fois, je ne vais pas écrire pour mon chat, pour mon chien, mais écrire "à la place" des animaux qui meurent, etc. C'est porter le langage à cette limite.Abécédaire, Gilles Deleuze, entretiens avec P. A. Boutang, 1988.