samedi 7 août 2010

Kafka et l'exigence de l'œuvre


Quelqu'un se met à écrire, déterminé par le désespoir. Mais le désespoir me peut rien déterminer, "il a toujours et tout de suite dépassé son but" (Kafka, Journal, 1910). Et, de même, écrire ne saurait avoir son origine que dans le "vrai" désespoir, celui qui n'invite à rien et détourne de tout et d'abord retire sa plume à celui qui écrit. Cela signifie que les deux mouvements n'ont rien de commun que leur propre indétermination, n'ont donc rien de commun que le mode interrogatif sur lequel on peut seulement les saisir. Personne ne peut se dire à soi-même : "Je suis désespéré", mais : "tu es désespéré ?" et personne ne peut affirmer : "J'écris", mais seulement "écris-tu ? oui ? tu écrirais ?"


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Il n'y a pas de circonstances favorables. Même si l'on donne "tout son temps" à l'exigence de l'œuvre, "tout" n'est pas encore assez, car il ne s'agit pas de consacrer le temps au travail, de passer son temps à écrire, mais de passer dans un autre temps où l'on entre dans la fascination et la solitude de l'absence de temps. Quand on a tout le temps, on n'a plus de temps, et les circonstances extérieures "amicale" sont devenues de ce fait – inamical – qu'il n'y a plus de circonstances.
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Ce qui est demandé à Abraham, ce n'est pas seulement de sacrifier son fils, mais Dieu lui-même : le fils est l'avenir de Dieu sur terre, car c'est le temps qui est, en vérité, La Terre Promise, le vrai, le seul séjour du peuple élu et de Dieu en son peuple. Or, Abraham, en sacrifiant son fils unique, doit sacrifier le temps, et le temps sacrifié ne lui sera certes pas rendu dans l'éternité de l'au-delà : l'au-delà n'est rien d'autre que l'avenir, l'avenir de Dieu dans le temps. L'au-delà, c'est Isaac.
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c'est l'impatience qui rend le terme inaccessible en lui substituant la proximité d'une figure intermédiaire. C'est l'impatience qui détruit l'approche en empêchant de reconnaître dans l'intermédiaire la figure de l'immédiat.
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L'impatience est cette faute. C'est elle qui voudrait précipiter l'histoire vers son dénouement, avant que celle-ci ne se soit développée dans toutes les directions, n'ait épuisé la mesure du temps qui est en elle, n'ait élevé l'indéfini à une totalité vraie où chaque mouvement inauthentique, chaque image partiellement fausse pourra se transfigurer en une certitude inébranlable.

Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka.

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.