Suhrawardî a transformé l'ontologie de l'Islam en une métaphysique de la lumière. Cause finale de toute réalité, Dieu est intensité infinie de lumière, c'est-à-dire de réalité. Au lieu de comprendre cette infinie puissance dans le registre d'une transcendance où Dieu serait voilé, Suhrawardî explique l'abscondité divine par l'excès de sa manifestation, l'excès de l'illumination que son essence produit, l'excès de sa présence. L'infini est immanent au fini, mais il est voilé par son évidence, il est caché parce qu'il est apparent.
Tout le système de Sohrawardî est fondé sur l'évidence, l'Apparent, le clair, ce qui révèle. Rien n'est plus éloignée de sa philosophie que l'idée d'un certain ésotérisme, d'une certaine gnose – et aussi, parfois, du chiisme – selon laquelle la vérité est voilée, à charge d'être pénétrée, peu à peu, par un groupe d'initiés, après un enseignement progressif, sélectif. Sohrawardî, de ce qu'il laisse entendre à plusieurs reprises, reçut toujours ses certitudes de façon soudaine, par rêve ou par vision, de façon claire, illuminative, si éblouissante qu'elle aveugle ceux atteints de "cette ophtalmie spirituelle qu'on appelle la bigoterie", comme les hiboux injurient la huppe prétendant y voir clair le jour. Finalement, pour Shihâb ad-Dîn, "la Lumière des lumières, l'Être Nécessaire", c'est un peu la lettre volée d'Edgar Poe : c'est parce qu'Il est là, sous notre nez, qu'Il crève nos yeux, que nous n'y voyons rien.
C'est en cela que je prends souvent le Sheikh de l'Ishraq pour référence devant tout texte prétendant à être une révélation divine : s'il y a de l'ombre, du codé, de l'obscurité, de l'alambiqué pour tout cacher aux profanes, dès que ça sent la petite cuisine d'officine, comme disait à peu près Corbin, je laisse de côté. Les vraies révélations (le Coran, la Bible, la Bhagavad Gita, les dits du Buddha, et aussi les Dialogues avec l'Ange) sont pleines et riches de sens, mais jamais chiffrées. Elles sont même simplistes d'apparence, faites autant pour l'usage des chameliers, pêcheurs, bouviers et potiers, que des scribes et des princes. Nul besoin de 36 notes de bas de page pour les comprendre : un Ange, ça parle en clair et dans le concret, voire le trivial. Il faut juste, comme Erri de Luca fait de la Bible, en tourner et retourner chaque mot, comme un noyau d'olive en bouche, pour qu'enfin son évidence arrache, d'un seul coup sec, nos voiles, ceux que les maîtres de l'illusion ont mis entre la vérité et nous. Sohrawardî enseigne qu'il faut balayer, devant un texte, toute exégèse antérieure, et "lis le Coran comme s'il n'avait été écrit que pour ton propre cœur" et comme si c'était la première fois et que jamais personne n'avait commenté à ce sujet.
Lui, son essence est lumineuse, mais la luminescence ne s'ajoute pas à son essence. Et puis, l'intensité de sa luminescence est sa perfection, et cette intensité, qui est sa perfection même, est infinie, c'est-à-dire qu'il est faux que l'on puisse concevoir rien de plus complet, de plus parfait, et il est faux qu'il y ait, de quelque manière que ce soit, perfection supérieure à la sienne. L'intensité de sa luminescence nous est cachée par l'intensité même de sa manifestation, dans la mesure où il est vrai de dire qu'il est le principe de la procession infinie des lumières douées de perception, et qu'il domine, par sa luminescence, l'ensemble des lumières, et où c'est l'intensité même de sa luminescence qui voile sa luminescence. Comme le soleil, malgré sa masse corporelle, est caché à nos vues par son apparaître même.
Christian Jambet, in :
Philosophies d'ailleurs : Tome 2, Les pensées hébraïques, arabes, persanes et égyptiennes.
Bonjour,
RépondreSupprimerIl m'arrive de lire votre blog, sur lequel je suis tombé tout à fait par hasard. Il eut été peu probable qu'il finisse dans mes favoris car en tant que Musulman "traditionaliste" (vous savez, ceux dont la vision intérieure est obstruée...), je ne me trouve que peu de points communs avec un Ibn 'Arabi ou un Sohrawardî.
Il a quand même fini dans mes favoris car c'est un blog riche avec des textes rares.
Je vous encourage à continuer.
Amicalement.
'Abdulkarim al-Qastalany.
Tiens mon premier lecteur non-hérétique ! Ça doit être l'effet Semaine Sainte :))
RépondreSupprimerBah c'est pas grave d'être traditionnaliste, on a bien un Nizari, ici, on pourra se faire une Fitna si on s'ennuie les jours de pluie.
Non, nul effet Semaine Sainte là-dedans. J'ai simplement pris pour "Murshid" le Sheikh Google qui m'a guidé vers ce "Qutb" de la sagesse alors que j'errais sur le sentier des itinérants, à la recherche d'un texte de 'Attâr ou de Sa'dî.
RépondreSupprimerTout a commencé avec le livre "Chrestomathie Arabe " du Baron Sacy dans lequel j'ai dû trouver quelque citation de ces sages.
Cela dit, vous avez quelques textes d'Ibn al-Jawzî et de Ibn Hazm (deux des mes auteurs préférés), célèbres et prolifiques héresiographes (auteur du fameux Talbîs Iblîs pour I.al-Jawzî). Deux traditionalistes,donc.
On peut être traditionaliste, aimer 'Attar et Sa'dî, lire Guénon et Bergson, s'intéresser à Tolstoî. Point trop n'en faut, tout de même.
Un savant comme ibn al-Qayyim, auteur du fameux "Madârij as-Sâlikîn" (Le Sentier des intinérants), peut concilier ésoterisme et traditionalisme.
Pourtant, on sait qu'il est avec son maître, Ibn Taymiyyah, l'ennemi le plus acharné des "soufis" de son époque.
Al-Jawzi, j'ai parlé de lui oui. Drôle de bonhomme ! Avec des côtés attachants, quand même.
RépondreSupprimerIbn Hazm a une plume terrible, une finesse de grand moraliste (au sens où on l'entendait au Grand Siècle).
Évidemment à côté, 'Attar, Saadî, c'est déjà "ces fous d'Iraniens". Ibn Taymiyya, je n'ai lu de lui qu'une fatwa sur le fait de résider à Mardin ville occupée par l'infidèle, du droit pur et dur.
En fait je n'ai contre les traditionnalistes tant qu'ils n'ont pas la fâcheuse de zigouiller mes philosophes préférés. Pour le reste, la seule fois où je me suis fait hurler dessus pour hérésie au sujet de ce blog c'était par un chrétien, alors bon ( les chrétiens sont très irascibles).
Ibn al-Jawzî a écrit des livres assez drôles comme Le Livre des Intelligents et Le Livre des Idiots (existent sous d'autres noms en français).
RépondreSupprimerIbn Hazm est un cas assez intéressant. Comment un homme aussi rigide d'un point de vue Religieux (principale figure de l'école Zhâhirî, qui rejette les avis fondés sur l'analogie) a t-il pu écrire ses traités sur l'amour?
Pour ce qui est des deux Perses, il faut quand même distinguer Sa'dî de Sohrawardî. Ce dernier était un Illuminé hétérodoxe qui n'a sans doute pas volé son qualificatif d'hérétique. Sa'dî, c'est autre chose! Poète, mystique, grand voyageur! Grand personnage. D'ailleurs, il a été élève d'Ibn al-Jawzî, ce qui m'a surpris. Il a aussi entretenu une correspondance épistolaire avec Sohrawardî.