600-590 a.C. Musée archéologique du Céramique, photo : Marsyas
Pour les Grecs archaïques, le malheur des hommes ne vient donc pas de ce que l'âme, divine et immortelle, se trouve chez eux emprisonnée dans l'enveloppe d'un corps, matériel et périssable, mais de ce que leur corps n'en est pas pleinement un, qu'il ne possède pas, de façon entière et définitive, cet ensemble de pouvoirs, de qualités, de vertus actives qui confèrent à l'existence d'un être singulier la consistance, le rayonnement, la pérennité d'une vie à l'état pur, totalement vivantem parce que exempte de tout germe de corruption, isolée de tout ce qui pourrait, du dedans ou du dehors, l'obscurcir, la flétrir, l'anéantir.
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La grâce, la kháris qui fait briller le corps d'un éclat joyeux et qui est comme l'émanation même de la vie, le charme qui incessamment s'en dégage – la kháris, donc, en tout premier, mais avec elle la taille, la carrure, la prestance, la vélocité des jambes, la force des bras, la fraîcheur de la carnation, la détente, la souplesse, l'agilité des membres,– et encore, non plus visibles à l'œil d'autrui mais saisis par chacun au-dedans de lui-même dans son stéthos, son thumós, ses phrénes, son nóos, la fortitude, l'ardeur au combat, la frénésie guerrière, l'élan de la colère, de la crainte, du désir, la maîtrise de soi, l'intellection avisée, l'astuce subtile – telles sont quelques-unes des "puissances" dont le corps est dépositaire, qu'on peut lire sur lui comme les marques attestant ce qu'est un homme et ce qu'il vaut.
Plutôt que comme la morphologie d'un ensemble d'organes ajustés, à la façon d'une planche anatomique, ou que la figure des particularités physiques propres à chacun, comme dans un portrait, le corps grecs, aux temps anciens, se donne à voir sur le mode d'un blason faisant apparaître, en traits emblématiques, les multiples "valeurs" – de vie, de beauté, de pouvoir – dont un individu se trouve pourvu, dont il est titulaire et qui proclame sa timé : sa dignité et son rang. Pour désigner la noblesse d'âme, la générosité de cœur des hommes les meilleurs, les áristoi, le grec dit kalòs kàgathos, soulignant que beauté physique et supériorité morale n'étant pas dissociables, la seconde se peut évaluer au seul regard de la première. Par la combinaison de ces qualités, puissances, valeurs "vitales", qui comportent toujours, par leur référence au modèle divin, une dimension sacrée et dont le dosage varie suivant les cas individuels, le corps revêt la forme d'une sorte de tableau héraldique où s'inscrit et se déchiffre le statut social et personnel de chacun : l'admiration, la crainte, l'envie, le respect qu'il inspire, l'estime où il est tenu, la part d'honneurs auxquels il a droit – pour tout dire, sa valeur, son prix, sa place dans une échelle de "perfection" qui s'élève jusque vers les dieux campés en son sommet et dont les humains se répartissent, à divers niveaux, les étages inférieurs.
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Un monde divin multiple, divisé par conséquent au-dedans de lui-même par la pluralité des êtres qui le composent ; des dieux dont chacun, ayant son nom propre, son corps singulier, connaît une forme d'existence limitée et particulière : cette conception n'a pas manqué de susciter, dans certains courants religieux marginaux, dans des milieux de sectes et chez des philosophes, interrogations, réserves ou refus. Ces réticences, qui se sont exprimées de façons fort diverses, procèdent d'une même conviction : la présence du mal, du malheur, de la négativité dans le monde tient au processus d'individuation auquel il a été soumis et qui a donné naissance à des êtres séparés, isolés, singuliers. La perfection, la plénitude, l'éternité sont les attributs de l'Être totalement unifié. Toute fragmentation de l'Un, tout éparpillement de l'Être, toute distinction de parties signifient que la mort entre en scène avec l'apparition conjointe d'une multiplicité d'existences individualisées et de la finitude qui nécessairement borne chacune d'elle. Pour accéder à la non-mort, pour s'accomplir dans la permanence de leur perfection, les dieux de l'Olympe devraient donc renoncer à leur corps singulier, se fondre dans l'unité d'un grand dieu cosmique ou s'absorber dans la personne du dieu morcelé, puis réunifié par Apollon, du Dionysos orphique, garant du retour à l'indistinction primordiale, de la reconquête d'une unité divine qui doit être retrouvée, après avoir été perdue.
En rejetant catégoriquement cette perspective pour placer l'accompli, le parfait, l'immuable, non dans la confusion de l'unité originelle, dans l'obscure indistinction du chaos, mais à l'inverse, dans l'ordre différencié d'un cosmos dont les parties et éléments constitutifs se sont peu à peu égarés, délimités, mis en place et où les puissances divines, d'abord incluses dans de vagues forces cosmiques, ont pris, à la troisième génération, leur forme définie et définitive de dieux célestes, vivant dans la lumière constante de l'éther, avec leur personnalité et leur figure particulières, leurs fonctions articulées les unes aux autres, leurs pouvoirs s'équilibrant et s'ajustant sous l'autorité inébranlable de Zeus, la Théogonie orthodoxe d'Hésiode donne à la nature corporelle des dieux son fondement théologique : si les dieux possèdent plénitude, perfection, inaltérabilité, c'est qu'au terme de ce progrès qui a conduit à l'émergence d'un cosmos stable, organisé, harmonieux, chaque personne divine a désormais son individualité clairement fixée.
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Le sur-corps divin, par bien des aspects, évoque et frôle le non-corps. Il pointe vers lui ; il ne le rejoint jamais. S'il basculait de ce côté, s'il se faisait absence de corps, rejet du corps, c'est l'équilibre même du polythéisme grec qui serait rompu, dans sa constante, sa nécessaire tension entre l'obscurité dont est pétri le corps apparent des humains et l'éclatante lumière dont resplendit, invisible, le corps des dieux.
Jean-Pierre Vernant, L'Individu, la mort, l'amour : Soi-même et l'autre en Grèce ancienne
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