La vraie raison de l'exploit héroïque est ailleurs ; elle ne relève pas de calculs utilitaires ni du besoin de prestige social ; elle est d'ordre, pourrait-on dire, métaphysique ; elle tient à la condition humaine que les dieux n'ont pas faite seulement mortelle, mais soumise, comme toute créature ici-bas, après la floraison et l'épanouissement de la jeunesse, au déclin des forces et à la décrépitude de l'âge. L'exploit héroïque s'enracine dans la volonté d'échapper au vieillissement et à la mort, quelques "inévitables" qu'ils soient, de les dépasser tous les deux. On dépasse la mort en l'accueillant au lieu de la subir, en en faisant le constant enjeu d'une vie qui prend ainsi valeur exemplaire et que les hommes célébreront comme un modèle de "gloire impérissable". Ce que le héros perd en honneurs rendus à sa personne vivante, quand il renonce à la longue vie pour choisir la prompte mort, il le regagne au centuple dans la gloire dont est auréolé, pour tous les temps à venir, son personnage de défunt. Dans une culture comme celle de la Grèce archaïque, où chacun existe en fonction d'autrui, sous le regard et les yeux d'autrui, où les assises d'une personne sont d'autant mieux établies que s'étend plus sa réputation, la vraie mort est l'oubli, le silence, l'obscure indignité, l'absence de renom.
(…)
Par le thème de la mutilation des corps, l'épopée souligne la place et le statut exceptionnels de l'honneur héroïque, de la belle mort, de la gloire impérissable : ils dépassent de si haut l'honneur, la mort, le renom ordinaires que, dans le cadre d'une culture agonistique où l'on ne prouve sa valeur que contre autrui, sur le dos et au détriment d'un rival, ils supposent, en contrepartie, aussi bas au-dessous de la norme qu'ils s'élèvent au-dessus, une forme radicale de déshonneur, un anéantissement totale, absolu, une infamie définitive et totale.
Cependant si, à travers ses allusions constantes aux corps dévorés par les chiens ou pourrissant au soleil, le récit dessine, par le thème du cadavre outragé, le lieu où vient s'inscrire le double inversé de la belle mort, cette perspective d'une personne réduite à rien, abîmée dans l'horreur, est, dans le cas du héros, repoussée au moment même où elle est évoquée. La guerre, la haine, la violence destructrice, ne peuvent rien contre ceux qui, animés par le sens héroïque de l'honneur, se sont voués à la vie brève. La vérité de l'exploit, dès lors qu'il a été accompli, me saurait plus être ternie ; c'est elle qui fait la matière de l'épos. Comment le corps du héros pourrait-il avoir été outragé, son souvenir extirpé ? Sa mémoire est toujours vivante : elle inspire cette vision directe du passé qui est le privilège de l'aède. Rien ne peut atteindre la belle mort : son éclat se prolonge et se fond dans le rayonnement de la parole poétique qui, en disant la gloire, la rend tout à fait réelle. La beauté du kalòs thánatos n'est pas différente de celle du chant, un chant qui, lorsqu'il la célèbre, se fait lui-même, dans la chaîne continue des générations, mémoire immortelle.
Jean-Pierre Vernant, L'Individu, la mort, l'amour : Soi-même et l'autre en Grèce ancienne.
mardi 12 janvier 2010
La belle mort et le cadavre outragé
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