jeudi 11 octobre 2012

Mo Yan : La Dure Loi du karma



Mo Yan prix Nobel de littérature : C'est le moment de ressortir les vieux papiers…





"Je suis innocent !" Ainsi clame Ximen le Trublion au Roi des Enfers, après deux ans de supplices bien chinois qui font penser à la recette des beignets frits ou d'un menu vapeur. Innocent quand on le fusilla, en tant que propriétaire terrien, innocent dans l'autre monde, où il n'a rien à se reprocher ! Et alors ? répond le Roi des Enfers en riant,

"on le sait que tu es innocent. Sur terre, ils sont nombreux ceux qui mériteraient la mort mais qui ne meurent pas pour autant, alors que tout aussi nombreux sont ceux qui ne devraient pas mourir mais qui meurent pourtant. Il s'agit d'une réalité sur laquelle notre tribunal n'a aucune prise. Pour l'heure nous allons faire une exception en ta faveur et te rendre la vie."


Et c'est ainsi que Ximen Nao, propriétaire terrien du village de Ximen, marié, deux concubines, deux enfants, reviendra sur terre successivement dans la peau d'un âne, d'un bœuf, d'un porc, d'un chien, d'un singe, sans que les motifs de ces réincarnations successives en soient d'abord bien clairs, l'administration des Enfers semblant souffrir de quelque laisser-aller dans le suivi des dossiers...

Cela pourrait donner un conte semblable à L'Âne d'or qui est le récit d'un homme se mouvant dans une peau d'âne. Ici, Mo Yan a joué très subtilement de plusieurs registres : l'unité de l'Être Ximen Nao qui fut tour à tour homme, âne, bœuf, porc, chien, singe et finalement de nouveau humain et qui, ayant choisi dès le début de garder ses mémoires passées (ou, plus tard, l'administration infernale oublie de les lui enlever), atterrit dans son ancienne famille, voit ses concubines remariées, ses enfants adoptés, son épouse brimée, commence par en souffrir et puis, au fur et à mesure que les années passent et que les réincarnations se succèdent, les souvenirs s'estompent ou se mélangent : ainsi Lan Lian est d'abord le jeune domestique recueilli qui épouse sa concubine et adopte ses propres enfants, mais c'est aussi le maître affectueux de l'âne et du bœuf qu'il a été, et puis une figure distante, quand il est porc reproducteur d'élite chez son propre fils, Ximen Jinlong, le même qui le tua cruellement quand il était bœuf ; il sort presque de la vie de Ximen porc et revient en grand-père de son jeune maître, alors qu'il est Ximen chien. Ce même Ximen Chien se réjouit de revoir ses frères canins de la même portée, avant de se retrouver devant "sa fille", celle qu'il a eu du temps de Ximen homme. Et c'est ainsi qu'il se fait cette réflexion :

Après quatre réincarnations, les souvenirs du temps où j'étais Ximen Nao, même s'ils ne sont pas encore effacés, ont été refoulés tout au fond de ma mémoire par quantité d'événements qui se sont produits depuis. Je crains qu'à tourner et retourner ce lointain passé, la confusion ne s'installe dans mon cerveau et que tout cela n'aboutisse à de la schizophrénie. Les affaires du monde forment un livre que l'on tourne page après page. Si l'on veut voir plus avant, il ne faut pas trop feuilleter les vieux livres d'histoire ; nous autres chiens devons aussi avancer avec notre temps, faire face à la vie réelle. Dans les pages de l'Histoire passée, j'étais son père et elle était ma fille, mais dans la vie présente je ne peux être qu'un chien tandis qu'elle est la maîtresse de mon frère et la sœur cadette utérine de mon maître.

Il en va de même de la Chine, de tous les siens, de tout le village qu'il voit passer par toutes les phases successives de la République populaire, entre campagnes contre-révolutionnaires, campagne des Cent fleurs, Grand Bond en avant, Révolution culturelle, jusqu'à la mort de Mao et le retour à un semi-libéralisme. Quel lien y a-t-il entre le Ximen Jinlong, adolescent fanatique de la Révolution culturelle et Ximen Jimong, devenu l'homme le plus riche du village ? Ou le Lan Lian paysan rebelle rétif à la collectivisation, ostracisé par tous, et puis réhabilité quand la propriété individuelle fut de nouveau encouragée ? Comme le dit Jinlong à son demi-frère Lan Jiefang, au temps de Ximen Chien, et se rappelant le temps de Ximen Bœuf :

"Tu te rappelles quand nous menions paître les bœufs sur les grèves ? À cette époque-là, pour te forcer à entrer dans la commune populaire, je te frappais une fois par jour. Qui aurait pensé qu'une vingtaine d'années après la commune populaire s'effondrerait comme un château de sable ? Même en rêve nous n'aurions pu imaginer une chose pareille, que tu deviendrais vice-chef de district et moi président du conseil d'administration, tant de choses sacro-saintes qui à l'époque méritaient qu'on se sacrifie pour elles aujourd'hui ne valent plus tripette."

Cela pourrait ressembler à L'Âne d'or, si Mo Yan n'avait pas évité le piège, ennuyeux sur plus de 700 pages, d'un animal humain, trop humain, qui n'aurait de bestial que son enveloppe charnelle. Bien au contraire, si la personnalité et les souvenirs de Ximen Nao persistent plus ou moins longuement, comme une odeur d'abord puissante puis de plus en plus affaiblie sur un vêtement anciennement porté, s'y rajoutent les émois, les passions, les joies et les souffrances de tous les Ximen animaux qu'il revêt successivement, et d'abord l'amour. Dès le début de ses aventures, alors qu'il est un âne, Ximen Nao, qui a cependant encore tout frais en sa mémoire les attaches conjugales avec son épouse et ses concubines, a soudain la révélation que le bonheur, le plus grand plaisir de toute une vie, ça ne peut être que l'amour d'une ânesse, et de pas n'importe laquelle, mais l'amour de l'ânesse Han Huahua :

Nos âmes semblent sublimées par cet amour bouleversant, elles sont d'une beauté sans pareille. De nos bouches respectives nous lissons nos crinières emmêlées et nos queues souillées de vase, dans ses yeux je lis une tendresse infinie. La race humaine a une haute opinion d'elle-même, s'imaginant être la plus capable de comprendre le sentiment amoureux, en fait c'est l'ânesse qui est l'animal le plus passionné, je désigne par là bien sûr mon ânesse, l'ânesse Han, l'ânesse de Han Huahua. Debout au milieu de la rivière, nous buvons un peu d'eau claire,npuis nous marchons jusqu'à la grève pour manger les roseaux, jaunis déjà, mais qui ne sont pas complètement vidés de leur sève, ainsi que des baies au suc violet. Par moment, des oiseaux effrayés s'envolent, de rares serpents, énormes, se faufilent hors des touffes d'herbe.Trop occupés à chercher un endroit où hiberner, ils ne s'intéressent pas à nous. Après avoir bavardé un peu pour faire mieux connaissance, nous nous trouvons l'un l'autre un nom pour l'intimité. Elle m'appellera Naonao et elle, je l'appellerai Huahua.


De même quand, indignement parachuté dans la peau d'un porcelet nouveau-né – malveillance ou erreur administrative ? – alors qu'on lui avait promis une renaissance humaine des plus flatteuses, Ximen Cochon fait d'abord la grève de la faim. Après avoir eu une vie de bœuf des plus tragiques mais des plus nobles, mieux vaut en finir tout de suite. Mais voilà, si l'âne suit son sexe, le porcelet est tout dévolu à son estomac :

Elle vise ma bouche, tire sur la mamelle et presse doucement dessus à plusieurs reprises, un liquide chaud jaillit jusque sur mes lèvres, je ne peux m'empêcher plusieurs fois de passer ma langue dessus, oh là là ! Dieu du ciel je n'aurais jamais pensé que le lait de truie, le lait de ma maman truie, était en fin de compte si succulent, si parfumé, il glisse en vous comme du velours, comme de l'amour. En un instant j'en oublie toute honte, en un instant mes impressions sur le contexte ambiant s'en trouvent modifiées, en un instant j'ai le sentiment que la vieille maman truie, couchée sur la paille, occupés à nous allaiter, nous, la ribambelle de frères et sœurs, est sublime, sainte, majestueuse, belle. Je m'empare sans plus attendre de cette mamelle, j'en aurais presque mordu en même temos le doigt de Huzhu. Alors des gorgées de lait humectent ma gorge, pénètrent dans mon estomac, mes intestins, alors je sens que mes forces en même temps que mon amour pour ma mère la truie grandissent à chaque minute, à chaque seconde, alors j'entends Jinlong et Huzhu battre des mains joyeusement et rire, grâce à ma vision périphérique je vois leurs visages jeunes s'épanouir comme des amarantes, je vois leurs mains se prendre, et même si des fragments de souvenirs de mon histoire passent dans mon cerveau comme des éclairs ou des étincelles, à ce moment-là je veux tout oublier, je ferme les yeux, jouissant du plaisir du bébé cochon qui tète.


Autres variations qui empêchent toutes redites, toutes monotonies dans les aléas successifs des réincarnations, le caractère initial de Ximen Nao subit les modifications propres aux qualités et aux défauts moraux que l'on peut prêter à son espèce : Âne fougueux, batailleur et sentimental, bœuf stoïque jusqu'au martyre, bon et placide, porc égoïste, fier et courageux, chien dévoué et intelligent, singe au masque de colère inquiétant mais par qui la libération arrive...

Mais il y a un autre narrateur au dernier quart de l'histoire, un "je" qui double le récit de Ximen Naoe, et il y a aussi le risible Mo Yan, le "petit drôle" du village, laid comme un pou et bavard comme une pie, l'écrivain qui en rajoutera des tonnes en s'inspirant des mêmes épisodes de l'histoire du village Ximen et de toutes ses familles, mais dans un registre nettement moins sobre et plus romantique que celui de Ximen Nao, il faut le dire ; et pour finir, il y a Lan Quinsui, qui racontera toute l'histoire, le bébé "Grosse Tête" par qui tout commence et finit, le 1er janvier 1950 ...

(initialement écrit le 15/12/2009 pour Babelio)


La Dure Loi du karma, Mo Yan

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Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.