Erri de Luca, qui lit quotidiennement la Bible, comme faisait Blanchot, comme tant d'autres, se dit "lecteur qui campe hors les murs", non-croyant, butant sur ces deux pierres d'achoppement que sont pour lui "la prière et le pardon" (on a tous les nôtres). Il revient dessus plus loin, en englobant cette fois son cas dans la presque totalité de l'humanité, ce qui n'est pas faux :
Une bonne partie de l'humanité n'est pas en état de remonter à Dieu. Avant même l'acte de foi, l'acte de confiance réclame trop d'efforts. En non-croyant, je reste un passant d'écritures saintes et non un résident.
Comme l'agnosticisme mystique de Lucien Jerphagnon, c'est une attitude qui finalement, de nos jours, rencontre plus d'approbation que d'opprobre, non qu'elle ne mérite pas la première : après tant de dogmes, de certitudes assenées, d'intuitions mystiques pures, fulgurantes, refoulées au nom de l'Ordre, une sage indécision ne fait pas de mal. C'est même prudent. C'est aussi louable et sincère. Mais cela est-il totalement satisfaisant ? Est-ce que cette absence de prise de risques n'est pas un refus d'amour ? Le délit d'être toujours raisonnable. Bien sûr, Dieu paraît bien trop haut pour un esprit intelligent (les imbéciles ont souvent moins de soucis), mais est-ce que ce respect de l'incommensurable n'est pas aussi celui d'un amoureux qui refuserait de sauter dans le vide, d'un chevalier qui ne prendrait pas son service parce que les dragons sont trop présents et le roi trop loin, et aussi parce qu'il se peut qu'il n'y ait pas de service requis, ou que ce service là n'ait pas besoin de sa faiblesse. Sage abstention... Mais si ce service existe, en un lieu inconnu, et qu'il est peut-être le plus beau que l'on puisse trouver, dire oui sans savoir, sans être sûr pas même de Lui mais de soi, est peut-être l'acte-même de la Djavanmardî.
"...car cette pensée, si elle m'a vaincu, n'a vaincu que par moi, et finalement elle a toujours été à ma mesure, je l'ai aimée, et je n'ai aimé qu'elle, et tout ce qui est arrivé, je l'ai voulu, et n'ayant eu de regard que pour elle, où qu'elle ait été et où que j'ai pu être, dans l'absence, dans le malheur, dans la fatalité des choses mortes, dans la nécessité des choses vivantes, dans la fatigue du travail, dans ces visages nés de ma curiosité, dans mes paroles fausses, dans mes serments menteurs, dans le silence et dans la nuit, je lui ai donné toute ma force et elle m'a donné toute la sienne, de sorte que cette force trop grande, incapable d'être ruinée par rien, nous voue peut-être à un malheur sans mesure, mais, si cela est, ce malheur je le prends sur moi et je m'en réjouis sans mesure et, à elle, je dis éternellement : "Viens", et éternellement, elle est là."
Maurice Blanchot, L'Arrêt de mort.
Quelle finesse d'analyse ! C'est toujours un plaisir de te lire.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup Lucien Jerphagnon, même si ma petite tête a du mal a comprendre des termes comme "agnosticisme mystique".
Le lien que tu as inséré dans le message ne fonctionne pas.
Le lien est réparé.
RépondreSupprimerJe crois que son agnosticisme il le résume par : "Moi, Jerphagnon, j'irais infliger à Dieu ce que Jerphagnon pense de Dieu ?" ou quelque chose comme ça, ce qui est très drôle et juste aussi.