Comme Varlam Chalamov, et comme, sans doute, tous les ZEK, Soljenitsyne hait les "droit commun", qu'il compare aux nazis, et comme Chalamov, les légendes autour du brave truand, du héros bagnard, les poésies à la Essenine, les films kitsch sur les voyous, le mettent hors de lui.
"- Je les déteste. (Son regard s'était perdu dans le lointain, cruel, et sa machoire eut un petit mouvement latéral, particulièrement désagréable). Ce sont des créatures rapaces, des parasites, qui vivent toujours aux crochets des autres. ça fait trente ans qu'on nous rebat les oreilles avec eux, en disant qu'ils se rééduquent, qu'ils sont "socialement proches" mais eux n'ont qu'un principe, celui de Hitler : tant qu'on ne te... (eux ont recours ici à des gros mots, et ça fait très frappant, mais ça ne change rien au principe), tant qu'on ne te tue pas, reste tranquille et attend ton tour ; c'est ton voisin qu'on dépouille et pas toi, alors reste tranquille, attends ton tour. Ils ne répugnent jamais à piétiner celui qui est déjà à terre, et nous, nous les aidons à forger leurs légendes, et jusqu'à leurs chansons qui parviennent à l'écran !
- De quelles légendes parlez-vous ? dit-elle en regardant en l'air avec un air coupable.
- Faudrait un siècle pour tout vous raconter ! Tenez, en voicin une, si vous voulez. (Maintenant, ils étaient tous deux debout près de la fenêtre. Oleg, sans aucun rappot avec les paroles qu'il disait, la prit impérieusement par les bras et il lui parlait comme à une cadette). Afin de passer pour des brigands généreux, les truands se vantent toujours de ne pas détrousser les pauvres et de ne pas enlever aux détenus "la béquille sacrée", c'est-à-dire la ration minimum du prisonnier, et ils prétendent qu'ils ne volent que le surplus. Mais en 1947, au centre de transit de Krasnoïarsk, dans notre taule, il n'y avait pas un seul "castor" c'est-à-dire qu'il n'y avait personne à qui on pût rien prendre. Les truands étaient presque la moitié. Ils avaient faim - et ils se mirent à confisquer tout le sucre et le pain à leur profit. La population de la taule était assez originale : une moitié de "droit commun", une moitié de Japonais et deux Russes seulement, deux politiques, moi et puis encore un aviateur, connu pour ses expéditions arctiques ; d'ailleurs il y avait une île dans l'océan Glacial qui continuait à porter son nom, tandis que lui était en taule. Eh bien, les truands nous ont tout fauché sans vergogne, aux Japonais et à nous deux, pendant trois ou quatre jours. Et puis voilà que les Japonais se donnèrent le mot (on pigeait rien à ce qu'ils disaient) et en pleine nuit ils se relevèrent tous silencieusement, arrachèrent les planches de leurs bat-flanc, et au cri de "banzaï", ils se jetèrent tous sur les truands à bras raccourcis. Ce fut une rossée magnifique ! Fallait voir ça !
- Sur vous aussi ?
- Nous ? Et pourquoi donc ? Nous ne leur avions pas pris leur pain. Cette nuit-là, nous restâmes neutres, mais nos coeurs étaient avec le camp japonais. Le lendemain, l'ordre fut rétabli : nous eûmes nos rations de pain et de sucre. Mais voilà ce que fit l'administration de la prison : elle retira la moitié des Japonais de notre taule et elle nous ajouta un lot de truands frais et dispos pour renforcer ceux qui s'étaient fait rosser. Alors les truands se précipitèrent sur les Japonais ; ils avaient l'avantage du nombre, et puis ils avaient aussi des couteaux, d'ailleurs ils ont toujours tout ce qu'il faut. Ils les ont battus à mort, sauvagement - alors, l'aviateur et moi, on n'y a plus tenu, on s'est joints aux Japonais.
- Contre les Russes ?
Oleg lâcha les bras de Zoé, il se redressa. Ses mâchoires remuaient légèrement.
"Les truands ne sont pas des Russes pour moi."
Il leva la main, passa ses doigts sur sa balafre, comme pour la frotter : depuis le menton, en travers du bas de la joue, jusque dans le cou :
"C'est comme ça que j'ai attrapé un coup de couteau".
Le Pavillon des Cancéreux, Soljenitsyne.
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