"On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d'expliquer ce qui s 'était passé, de l'inhumain. Mais l'inhumain, excusez-moi, cela n'existe pas. Il n'y a que de l'humain, et encore de l'humain : et ce Döll en est un bon exemple. Qu'est-ce que c'est d'autre, Döll, qu'un bon père de famille qui voulait nourrir ses enfants, et qui obéissait à son gouvernement, même si en son for intérieur il n'était pas tout à fait d'accord ? S'il était né en France ou en Amérique, on l'aurait appelé un pilier de sa communauté et un patriote ; mais il est né en Allemagne, c'est donc un criminel. La nécessité, les Grecs le savaient déjà, est une déesse non seulement aveugle, mais cruelle. "
"Döll tuait ou faisait tuer des gens, c'est donc le Mal ; mais en soi, c'était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres, et qui plus est respectueux des lois. Que demande-t-on de plus au quidam de nos villes civilisées et démocratiques ? "
"mais en soi, c'était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres", et c'est peut-être là le germe du Mal, qui réside précisément en lui, comme le yin est potentiellement dans le yang.
"Ainsi, pour un Allemand, être un bon Allemand signifie obéir aux lois et donc au Führer : de moralité, il ne peut y en avoir d'autre, car rien ne saurait la fonder (et ce n'est pas un hasard si les rares opposants au pouvoir furent en majorité des croyants : ils conservaient une autre référence morale, ils pouvaient arbitrer le Bien et le Mal selon un autre référent que le Führer, et Dieu leur servait de point d'appui pour trahir leur chef et leur pays : sans Dieu, cela aurait été impossible, car où puiser la justification ? Quel homme seul, de sa propre volonté, peut trancher et dire, Ceci est bien, cela est mal ? Quelle démesure ce serait, et quel chaos aussi, si chacun s'avisait d'en faire de même : que chaque homme vive selon sa Loi privée, si kantienne soit-elle, et nous voici de nouveau chez Hobbes).
Variation du : Si Dieu n'est pas, tout est permis, si Dieu n'est pas, n'importe quelle autre Loi peut décider de ce qui est Bien ou Mal. Mais pourtant l'objection est contenue dans le passage juste avant cela :
"La Loi biblique dit : Tu ne tueras point, et ne prévoit aucune exception ; mais tout juif ou chrétien accepte qu'en temps de guerre cette loi-là est suspendue, qu'il est juste de tuer l'ennemi de son peuple, qu'il n'y a là aucun péché ; la guerre finie, les armes raccrochées, l'ancienne loi reprend, paisible, comme si l'interruption n'avait jamais eu lieu. "
Car dans la Loi biblique comme dans d'autres, le meurtre a lieu dans l'exception, la guerre étant l'interruption momentanée de la Loi. Alors que dans le nazisme, c'était l'inverse, épargner était une exception.
S'ensuit un passage intéressant sur la responsabilité collective et l'on retombe sur les Grecs, qui appliquaient indifféremment le châtiment du criminel sur l'homicide volontaire ou involontaire, et aussi l'interdit et le châtiment sur une Cité toute entière tant qu'un criminel y était citoyen. Cela appuie la position de Jankélévitch, considérant que ce que fut l'Allemagne avant, amené fatalement au crime, et dans ce qu'elle fut après, le crime demeurait, tant que survivaient toutes les Allemands qui avaient vécu sous le nazisme :
"Si donc on souhaite juger les actions allemandes durant cette guerre comme criminelles, c'est à toute l'Allemagne qu'il faut demander des comptes, et pas seulement aux Döll. Si Döll s'est retrouvé à Sobibor et son voisin non, c'est un hasard, et Döll n'est pas plus responsable de Sobibor que son voisin plus chanceux ; en même temps, son voisin est aussi responsable de lui que Sobibor, car tous deux servent avec intégrité et dévotion le même pays, ce pays qui a créé Sobibor. Un soldat, lorsqu'il est envoyé au front, ne proteste pas ; non seulement il risque sa vie, mais on l'oblige à tuer, même s'il ne veut pas tuer ; sa volonté abdique ; s'il reste à son poste, c'est un homme vertueux, s'il fuit, c'est un déserteur, un traître. L'homme envoyé dans un camp de concentration, comme celui affecté à un Einsatzkommando ou à un bataillon de la police, la plupart du temps ne raisonne pas autrement : il sait, lui, que sa volonté n'y est pour rien, et que le hasard seul fait de lui un assassin plutôt qu'un héros, ou un mort. Ou bien alors il faudrait considérer ces choses d'un point de vue moral non plus judéo-chrétien (ou laïque et démocratique, ce qui revient strictement au même), mais grec : les Grecs, eux, faisaient une place au hasard dans les affaires des hommes (un hasard, il faut le dire, souvent déguisé en intervention des dieux), mais ils ne considéraient en aucune façon que ce hasard diminuait leur responsabilité. Le crime se réfère à l'acte, non pas à la volonté. Oedipe, lorsqu'il tue son père, ne sait pas qu'il commet un parricide ; tuer sur la route un étranger qui vous a insulté, pour la conscience et la loi grecques, est une action légitime, il n'y a là aucune faute ; mais cet homme, c'était Laïos, et l'ignorance ne change rien au crime : et cela, Oedipe le reconnaît, et lorsqu'enfin il apprend la vérité, il choisit lui-même sa punition, et se l'inflige. Le lien entre volonté et crime est une notion chrétienne, qui persiste dans le droit moderne ; la loi pénale, par exemple, considère l'homicide involontaire ou négligent comme un crime, mais moindre que l'homicide prémédité ; il en va de même pour les concepts juridiques qui atténuent la responsabilité en cas de folie ; et le XIX° siècle a achevé d'arrimer la notion de crime à celle de l'anormal. Pour les Grecs, peu imorte si Héraclès abat ses enfants dans un accès de folie, ou si Oedipe tue son père par accident : cela ne change rien, c'est un crime, ils sont coupables ; on peut les plaindre, mais on ne peut les absoudre - et cela même si souvent leur punition revient aux dieux et non pas aux hommes."
"- et cela même si souvent leur punition revient aux dieux et non pas aux hommes." Cette dernière phrase est importante, car elle résout la chose, peut-être dans l'esprit grec, et sûrement dans l'esprit gnostique (et pas religieux). Le crime est l'acte, mais pour Dieu ou les dieux, l'intention est jugée. En soi, une justice gnostique ne tranche pas sur les actes commis, et c'est pour cela que tant de sectes ont été accusées d'immoralité et de libertinage : car elles refusaient de considérer la faute comme cause d'une observance ou d'une inobservance des lois religieuses ou humaines. Seul Dieu sonde les reins et les coeurs, et donc seul lui est juge des intentions. De ce fait, en toute logique, si l'on veut "éviter le chaos" et malgré tout châtier les actes, peut-être alors que la morale grecque tombe plus juste : ou l'on punit l'acte en soi, sans se soucier de l'intention, ou l'on ne le punit en laissant les dieux s'en charger.
Les Bienveillantes
"Döll tuait ou faisait tuer des gens, c'est donc le Mal ; mais en soi, c'était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres, et qui plus est respectueux des lois. Que demande-t-on de plus au quidam de nos villes civilisées et démocratiques ? "
"mais en soi, c'était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres", et c'est peut-être là le germe du Mal, qui réside précisément en lui, comme le yin est potentiellement dans le yang.
"Ainsi, pour un Allemand, être un bon Allemand signifie obéir aux lois et donc au Führer : de moralité, il ne peut y en avoir d'autre, car rien ne saurait la fonder (et ce n'est pas un hasard si les rares opposants au pouvoir furent en majorité des croyants : ils conservaient une autre référence morale, ils pouvaient arbitrer le Bien et le Mal selon un autre référent que le Führer, et Dieu leur servait de point d'appui pour trahir leur chef et leur pays : sans Dieu, cela aurait été impossible, car où puiser la justification ? Quel homme seul, de sa propre volonté, peut trancher et dire, Ceci est bien, cela est mal ? Quelle démesure ce serait, et quel chaos aussi, si chacun s'avisait d'en faire de même : que chaque homme vive selon sa Loi privée, si kantienne soit-elle, et nous voici de nouveau chez Hobbes).
Variation du : Si Dieu n'est pas, tout est permis, si Dieu n'est pas, n'importe quelle autre Loi peut décider de ce qui est Bien ou Mal. Mais pourtant l'objection est contenue dans le passage juste avant cela :
"La Loi biblique dit : Tu ne tueras point, et ne prévoit aucune exception ; mais tout juif ou chrétien accepte qu'en temps de guerre cette loi-là est suspendue, qu'il est juste de tuer l'ennemi de son peuple, qu'il n'y a là aucun péché ; la guerre finie, les armes raccrochées, l'ancienne loi reprend, paisible, comme si l'interruption n'avait jamais eu lieu. "
Car dans la Loi biblique comme dans d'autres, le meurtre a lieu dans l'exception, la guerre étant l'interruption momentanée de la Loi. Alors que dans le nazisme, c'était l'inverse, épargner était une exception.
S'ensuit un passage intéressant sur la responsabilité collective et l'on retombe sur les Grecs, qui appliquaient indifféremment le châtiment du criminel sur l'homicide volontaire ou involontaire, et aussi l'interdit et le châtiment sur une Cité toute entière tant qu'un criminel y était citoyen. Cela appuie la position de Jankélévitch, considérant que ce que fut l'Allemagne avant, amené fatalement au crime, et dans ce qu'elle fut après, le crime demeurait, tant que survivaient toutes les Allemands qui avaient vécu sous le nazisme :
"Si donc on souhaite juger les actions allemandes durant cette guerre comme criminelles, c'est à toute l'Allemagne qu'il faut demander des comptes, et pas seulement aux Döll. Si Döll s'est retrouvé à Sobibor et son voisin non, c'est un hasard, et Döll n'est pas plus responsable de Sobibor que son voisin plus chanceux ; en même temps, son voisin est aussi responsable de lui que Sobibor, car tous deux servent avec intégrité et dévotion le même pays, ce pays qui a créé Sobibor. Un soldat, lorsqu'il est envoyé au front, ne proteste pas ; non seulement il risque sa vie, mais on l'oblige à tuer, même s'il ne veut pas tuer ; sa volonté abdique ; s'il reste à son poste, c'est un homme vertueux, s'il fuit, c'est un déserteur, un traître. L'homme envoyé dans un camp de concentration, comme celui affecté à un Einsatzkommando ou à un bataillon de la police, la plupart du temps ne raisonne pas autrement : il sait, lui, que sa volonté n'y est pour rien, et que le hasard seul fait de lui un assassin plutôt qu'un héros, ou un mort. Ou bien alors il faudrait considérer ces choses d'un point de vue moral non plus judéo-chrétien (ou laïque et démocratique, ce qui revient strictement au même), mais grec : les Grecs, eux, faisaient une place au hasard dans les affaires des hommes (un hasard, il faut le dire, souvent déguisé en intervention des dieux), mais ils ne considéraient en aucune façon que ce hasard diminuait leur responsabilité. Le crime se réfère à l'acte, non pas à la volonté. Oedipe, lorsqu'il tue son père, ne sait pas qu'il commet un parricide ; tuer sur la route un étranger qui vous a insulté, pour la conscience et la loi grecques, est une action légitime, il n'y a là aucune faute ; mais cet homme, c'était Laïos, et l'ignorance ne change rien au crime : et cela, Oedipe le reconnaît, et lorsqu'enfin il apprend la vérité, il choisit lui-même sa punition, et se l'inflige. Le lien entre volonté et crime est une notion chrétienne, qui persiste dans le droit moderne ; la loi pénale, par exemple, considère l'homicide involontaire ou négligent comme un crime, mais moindre que l'homicide prémédité ; il en va de même pour les concepts juridiques qui atténuent la responsabilité en cas de folie ; et le XIX° siècle a achevé d'arrimer la notion de crime à celle de l'anormal. Pour les Grecs, peu imorte si Héraclès abat ses enfants dans un accès de folie, ou si Oedipe tue son père par accident : cela ne change rien, c'est un crime, ils sont coupables ; on peut les plaindre, mais on ne peut les absoudre - et cela même si souvent leur punition revient aux dieux et non pas aux hommes."
"- et cela même si souvent leur punition revient aux dieux et non pas aux hommes." Cette dernière phrase est importante, car elle résout la chose, peut-être dans l'esprit grec, et sûrement dans l'esprit gnostique (et pas religieux). Le crime est l'acte, mais pour Dieu ou les dieux, l'intention est jugée. En soi, une justice gnostique ne tranche pas sur les actes commis, et c'est pour cela que tant de sectes ont été accusées d'immoralité et de libertinage : car elles refusaient de considérer la faute comme cause d'une observance ou d'une inobservance des lois religieuses ou humaines. Seul Dieu sonde les reins et les coeurs, et donc seul lui est juge des intentions. De ce fait, en toute logique, si l'on veut "éviter le chaos" et malgré tout châtier les actes, peut-être alors que la morale grecque tombe plus juste : ou l'on punit l'acte en soi, sans se soucier de l'intention, ou l'on ne le punit en laissant les dieux s'en charger.
Les Bienveillantes
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