mardi 31 juillet 2007

René le flamboyant vs Philippe et M. Persil


Emprisonné douze heures après l'échec du complot légitimiste de 1832, Chateaubriand décrit avec humour l'armée des mouchards, zélés agents de Vidocq, dont le Sieur Léautaud qui a pris part à son arrestation :
"Il causait et me disait amicalement, car il était très honnête : "Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous remettre ; je vous ai présenté les armes plusieurs fois lorsque vous étiez ministre et que vous veniez chez le Roi : je servais dans les gardes du corps : mais que voulez-vous ! on a une femme, des enfants ; il faut vivre ! - Vous avez raison, M. Léotaud : combien ça vous rapporte-t-il ? - Ah ! monsieur le vicomte, c'est selon les captures... Il y a des gratifications tantôt bien, tantôt mal, comme à la guerre."
Pendant ma promenade, je voyais rentrer les mouchards dans différents déguisements comme des masques le mercredi des Cendres à la descente de la Courtille : ils venaient rendre compte des faits et gestes de la nuit. Les uns étaient habillés en marchands de salade, en crieurs des rues, en charbonniers, en forts de la halle, en marchands de vieux habits, en chiffonniers, en joueurs d'orgue ; les autres étaient coiffés de perruques sous lesquels paraissaient des cheveux d'une autre couleur, les autres avaient barbes, moustaches et favoris postiches ; les autres traînaient les jambes comme de respectables invalides et portaient un éclatant ruban rouge à leur boutonnière. Ils s'enfonçaient dans une petite cour et bientôt revenaient sous d'autres costumes, sans moustaches, sans barbes, sans favoris, sans perruques, sans hottes, sans jambes de bois, sans bras en écharpe : tous ces oiseaux du lever de l'aurore de la police s'envolaient et disparaissaient avec le jour grandissant. Mon logis étant prêt, le geôlier vint nous avertir, et M. Léotaud, chapeau bas, me conduisit jusqu'à la porte de l'honnête demeure et me dit en me laissant aux mains du geôlier et de ses aides : "Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous saluer : au plaisir de vous revoir.""
Dans la description de sa cellule, et surtout du monde bruissant de la prison qu'il devine, l'univers du crime, il y a peut-être ce passage dont Balzac s'est souvenu dans Splendeur et misère des courtisanes, quand Lucien de Rubempré oublie momentanément son malheur en contemplant la Cité vue de sa fenêtre :
"Ma loge n'était éclairée que par une fenêtre grillée qui s'ouvrait fort haut ; je plaçais ma table sous cette fenêtre et je montais sur cette table pour respirer et jouir de la lumière. A travers les barreaux de ma cage à voleur, je n'apercevais qu'une cour ou plutôt un passage sombre et étroit, des bâtiments noirs autour desquels tremblotaient des chauves-souris. J'entendais le cliquetis des clés et des chaînes, le bruit des sergents de ville et des espions, le pas des soldats, le mouvement des armes, les cris, les rires, les chansons dévergondées des prisonniers mes voisins, les hurlements de Benoît, condamné à mort comme meurtrier de sa mère et de son obscène ami. Je distinguais ces mots de Benoît entre les exclamations confuses de la peur et du repentir : "Ah ! ma mère ! ma pauvre mère !" Je voyais l'envers de la société, les plaies de l'humanité, les hideuses machines qui font mouvoir ce monde."
Croit-on que les poètes font des prisonniers tranquilles ? Pour s'occuper en captivité, il décide de faire des vers latins :
"je me souvins d'Elisa Frisell, que j'avais vu enterrer la veille dans le cimetière de Passy. Je commençai quelques vers élégiaques d'une épitaphe latine ; mais voilà que la quantité d'un mot m'embarrassa ; vite je saute en bas de la table où j'étais juché, appuyé contre les barreaux de la fenêtre, et je cours frapper de grands coups de poing dans ma porte. Les cavernes d'alentour en retentirent ; le geôlier monte épouvanté, suivi de deux gendarmes ; il ouvre mon guichet et je lui crie comme aurait fait Santeuil : "Un Gradus : un Gradus !" Le geôlier écarquillait les yeux, les gendarmes croyaient que je révélais le nom d'un de mes complices ; ils m'auraient mis volontiers les poucettes ; je m'expliquai ; je donnai de l'argent pour acheter le livre, et on alla demander un Gradus à la police étonnée."
Mais le soir même, à peine couché, le préfet de police vient le chercher en s'excusant et insiste pour héberger l'illustre prisonnier dans sa propre maison. Il n'aura passé finalement que douze heures en prison et se retrouve dans une maison bourgeoise, en résidence surveillée, voisin de Vidoq.
En bon Breton entêté, il fait tourner en bourrique les "ralliés" aux Orléans en refusant de reconnaître l'usurpateur :
"M. Desmortiers, le juge d'instruction, entra donc dans ma petite chambre ; un air doucereux était étendu comme une couche de miel sur un visage contracté et violent :
"Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie."
(Tartuffe, V, 4).
M. Desmortiers était naguère de la Congrégation, grand communiant, grand légitimiste, grand partisan des ordonnances, et devenu forcené juste-milieu. Je priai cet animal de s'asseoir avec toute la politesse de l'ancien régime ; je lui approchai un fauteuil ; je mis devant son greffier une petite table, une plume et de l'encre ; je m'assis en face de M. Desmortiers, et il me lut d'une voix bénigne les petites accusations qui, dûement prouvées, m'auraient tendrement fait couper le cou : après quoi il passa aux interrogations.
Je déclarai de nouveau que, ne reconnaissant point l'ordre politique existant, je n'avais rien à répondre, que je ne signerais rien, que tous ces procédés judiciaires étaient superflus ; qu'on pouvait s'en épargner la peine et passer outre ; que je serais du reste toujours charmé d'avoir l'honneur de recevoir M. Desmortiers.
Je vis que cette manière d'agir mettait en fureur le saint homme, qu'ayant partagé mes opinions, ma conduite lui semblait une satire de la sienne ; à ce ressentiment se mêlait l'orgueil du magistrat qui se croyait blessé dans ses fonctions. Il voulut raisonner avec moi ; je ne pus jamais lui faire comprendre la différence qui existe entre l'ordre social et l'ordre politique. Je me soumettais, lui dis-je, au premier, parce qu'il est de droit naturel ; j'obéissais aux lois civiles, militaires et financières, aux lois de police et d'ordre public ; mais je ne devais obéissance au droit politique qu'autant que ce droit émanait de l'autorité royale consacrée par les siècles, ou dérivant de la souveraineté du peuple. Je n'étais pas assez niais ou assez faux pour croire que le peuple avait été convoqué, consulté, et que l'ordre politique établi était le résultat d'un arrêt national. Si l'on me faisait un procès pour vol, meurtre, incendie et autres crimes et délits sociaux, je répondrais à la justice ; mais quand on m'intentait un procès politique, je n'avais rien à répondre à une autorité qui n'avait aucun pouvoir légal, et, par cosnéquent, rien à me demander.
Quinze jours s'écoulèrent de la sorte. M. Desmortiers, dont j'avais appris les fureurs (fureurs qu'il tâchait de communiquer aux juges), m'abordait d'un air confit, me disant : "Vous ne voulez donc pas me dire votre illustre nom ?" Dans un des interrogatoires, il me lut une lettre de Charles X au duc de Fitz-James, et où se trouvait une phrase honorable pour moi. "Eh bien ! monsieur, lui dis-je, que signifie cette lettre ? il est notoire que je suis resté fidèle à mon vieux roi, que je n'ai pas prêté serment à Philippe. Au surplus, je suis vivement touché de la lettre de mon souverain exilé. Dans le cours de ses prospérités, il ne m'a jamais rien dit de semblable, et cette phrase me paye de tous mes services.""
Il est finalement remis en liberté et part dans un exil suisse. Chateaubriand emprisonné par Louis-Philippe, l'Orléans était peut-être un peu trop fin pour ne pas en sentir le ridicule...
Mais il en revient l'année suivante et se décide enfin à ferrailler avec le pouvoir. Plusieurs journaux sont poursuivis pour "délit de presse", ayant reproduit son "Madame, votre fils est mon Roi", adressé à la duchesse de Berry et le voilà compris dans les poursuites... "Cette fois je n'ai pu décliner la compétence des juges ; je devais essayer de sauver par ma présence des hommes attaqués pour moi ; il y allait de mon honneur de répondre de mes oeuvres."
"Rien de remarquable n'a signalé ce procès dans la terrible chambre qui avait retenti de la voix de Fouquier-Tinville et de Danton ; il n'y a eu d'amusant que l'argumentation de M. Persil : voulant démontrer ma culpabilité, il citait cette phrase de ma brochure : Il est difficile d'écraser ce qui s'aplatit sous les pieds, et il s'écriait : "Sentez-vous, messieurs, tout ce qu'il y a de méprisant dans ce paragraphe, "il est difficile s'écraser ce qui s'aplatit sous les pieds", et il faisait le mouvement d'un homme qui écrase sous ses pieds quelque chose. Il recommençait triomphant : les rires de l'auditoire recommençaient. Ce brave homme ne s'apercevait ni du contentement de l'auditoire à la malencontreuse phrase, ni du ridicule parfait dont il était en trépignant dans sa robe noire comme s'il eût dansé, en même temps que son visage était pâle d'inspiration et ses yeux hagards d'éloquence."
Mais non, décidémment, quand on est Louis-Philippe on ne fait pas condamner Chateaubriand sur la plaidoirie d'un M. Persil. Il est acquitté sous les applaudissements, notamment ceux de jeunes républicains qui pour entrer avaient revêtu des robes d'avocats ; parmi eux, Armand Carrel, déjà rencontré aux Journées de Juillet.
Mémoires d'outre-tombe, François-René de Chateaubriand.

lundi 30 juillet 2007

From another world

"The birds whose lives are the most remote from human knowledge are those that spend far from land in the wastes of ocean. Even when they come to land for breeding, as they must, it may be only at night, and then only to disappear into underground burrows or fissures of rock."


"The sense of mystery in man is, in the first instance, only an expression of his own ignorance ; but secondarily it may be the expression of how great, beyond human comprehension, the world is. Most of us are so preoccupied with our immediate lives and surroundings that, especially if we live only in cities, we are unaware of all the time and space beyond. There are urgent and wholly absorbing questions of politics, of economic production and trade, of social strife. Philosophers who could well have been born in the cafés of Paris, where they spend their lives, proclaim the doctrine that the worlds is man's world, that he is the sole creator of any order in it. They can see that this is so simply looking about them, just as the bee that remains in the hive can, by looking about, see that what it inhabits is a bee-made world.

The Storm Petrel knows our human world only incidentally and along its outermost fringes. In the wide oceans by day and night it sometimes sees a ship passing and follows it, as it would follow a whale, for what it finds in its wake ; or it sees an airplane crossing from horizon to horizon ; but I would guess that it atatches as little importance to them as the philosopher does to the world outside the city. It knows nothing about man's creation of the world. In its views, the land areas of the earth, on which man works his will, constitute mere rim for the one great ocean that envelops the globe. Even where the birds of Mousa nest, skuas must seem more important than men.



Nevertheless, there is an association, however tenuous. Thousands of years ago, men whom the Parisian philosopher must acknowledge as his forerunners built the abandoned bastion in which these insignificant creatures of the wild continue secretly, year after year, to bring forth their new generations, bedore they return to the untrodden ocean that, if they were philsophers, they would proclaim as the one and only reality."

The Storm Petrel and The Owl of Athena, Louis J. Halle, I, From another world.

dimanche 29 juillet 2007

Le Duc d'Orléans



"M. de Duc d'Orléans avait eu, sa vie durant, pour le trône ce penchant que toute âme bien née sent pour le pouvoir. Ce penchant se modifie selon les caractères : impétueux et aspirant, mou et rampant ; imprudent, ouvert, déclaré dans ceux-ci, honteux et bas dans ceux-là : l'un, pour s'élever, peut atteindre à tous les crimes ; l'autre, pour monter, peut descendre à toutes les bassesses. M. le Duc d'Orléans appartenait à cette classe d'ambitieux."
"Il a laissé le moment conspirer ; il n'a conspiré lui-même que par ses désirs, dont il est probable qu'il avait peur."
"Il portait à sa boutonnière une cocarde tricolore : il allait enlever une vieille couronne au garde-meuble."

Mémoires d'outre-tombe, III, François-René de Chateaubriand.

samedi 28 juillet 2007

"une peur intrépide"


Passionnantes Journées de Juillet racontées par Chateaubriand, de son point de vue bien sûr, que l'on sent d'ailleurs plus désespéré et amer devant la bêtise du camp royaliste, qu'il tente pourtant de défendre, que devant les têtes folles des barricades. Il a d'ailleurs une bien plus grande indulgence et même de la sympathie pour le peuple et les étudiants que pour les bourgeois qui tirent sur la garde à l'abri dans leur salon.


"M. Périer appartenait à cete classe bourgeoise qui s'était faite héritière du peuple et du soldat. Il avait du courage, de la fixité dans les idées ; il se jeta bravement en travers du torrent révolutionnaire pour le barrer ; mais sa santé préoccupait trop sa vie, et il soignait trop sa fortune. "Que voulez-vous faire d'un homme, me disait M. Decazes, qui regarde toujours sa langue dans une glace ?"

"Ceux qui jadis avaient recouvert les aigles napoléoniennes peintes à l'huile de lis bourbonniens détrempés à la colle n'eurent besoin que d'une éponge pour mettoyer leur loyauté : avec un peu d'eau on efface aujourd'hui la reconnaissance et les empires."

"Dans tous ces quartiers pauvres et populaires on combattit instantanément, sans arrière-pensée : l'étourderie française, moqueuse, insouciante, intrépide, était montée au cerveau de tous : la gloire a, pour notre nation, la légèreté du vin de Champagne. Les femmes, aux croisées, encourageaient les hommes dans la rue ; des billets promettaient le bâton de maréchal au premier colonel qui passerait au peuple ; des groupes marchaient au son d'un violon. C'étaient des scènes tragiques et bouffonnes, des spectacles de tréteaux et de triomphe : on entendait des éclats de rire et des jurements au milieu des coups de fusil, du sourd mugissement de la foule, à travers des masses de fumée. Pieds nus, bonnet de police en tête, des charretiers improvisés conduisaient avec un laisser-passer de chefs inconnus des convois de blessés parmi les combattants qui se séparaient.
Dans les quartiers riches régnait un autre esprit. Les gardes nationaux, ayant repris les uniformes dont on les avait dépouillés, se rassemblaient en grand nombre à la mairie du Ier arrondissement pour maintenir l'ordre. Dans ces combats, la garde souffrait plus que le peuple, parce qu'elle était exposée au feu des ennemis invisibles enfermés dans les maisons. D'autres nommeront les vaillants des salons qui, reconnaissant des officiers de la garde, s'amusaient à les abattre, en sûreté qu'ils étaient derrière un volet ou une cheminée. Dans la rue, l'animosité de l'homme de peine ou du soldat n'allait pas au-delà du coup porté : blessé, on se secourait mutuellement. Le peuple sauva plusieurs victimes."

"Les soldats détenus à l'Abbaye furent mis en liberté ; les prisonniers pour dettes à Sainte-Pélagie s'en échappèrent, et les condamnés pour fautes politiques furent élargis : une révolution est un jubilé ; elle absout de tous les crimes, en en permettant de plus grands."

"M. LE DUC DE MORTEMART était arrivé à Saint-Cloud le mercredi 28, à dix heures du soir, pour prendre son service comme capitaine des cent-suisses : il ne put parler au Roi que le lendemain. A onze heures, le 29, il fit quelques tentatives auprès de Charles X, afin de l'engager à rappeler les ordonnances ; le Roi lui dit : "Je ne veux pas monter en charrette comme mon frère ; je ne reculerai pas d'un pied." Quelques minutes après, il allait reculer d'un royaume."

"Au Pont-Neuf, la statue d'Henri IV tenait à la main, comme un guidon de la Ligue, un drapeau tricolore. Des hommes du peuples disaient en regardant le roi de bronze : "Tu n'aurais pas fait cette bêtise-là, mon vieux."
"Il y avait une impatience de parjure dans cette assemblée que poussait une peur intrépide ; chacun voulait sauver sa guenille de vie, comme si le temps n'allait pas, dès demain, nous arracher nos vieilles peaux, dont un juif bien avisé n'aurait pas donné une obole."

"Les enfants, intrépides parce qu'ils ignorent le danger, ont joué un triste rôle dans les trois journées : à l'abri de leur faiblesse, ils tiraient à bout portant sur les officiers qui se seraient crus déhonorés en les repoussant. Les armes modernes mettent la mort à la disposition de la main la plus débile. Singes laids et étiolés, libertins avant d'avoir le pouvoir de l'être, cruels et pervers, ces petits héros des trois journées se livraient à l'assassinat avec tout l'abandon de l'innocence."

Mémoires d'outre-tombe, III, François-René de Chateaubriand.

vendredi 27 juillet 2007

The Storm Petrel and the owl of Athena



Livre mythique, que je rêve de tenir en main depuis que j'ai lu un extrait dans un agenda ayant pour thème le voyage, il y a 7 ans... Grosse émotion.
D'emblée je retrouve cet anglais magnifique, ces phrases presque mytiques dans leur tranquille et assurée limpidité.
"Through all the years when I was pursuing my love-tracking local birds over field and meadow, through woods and swamps - the seabirds remained in my imagination as the parangons of nature."
The Storm Petrel and the owl of Athena, Louis J. Halle, Introduction.

lundi 23 juillet 2007

Ce qui m'énerve


De lire ou d'entendre le crétin du moment (il y en a toujours un, un moment ou un autre, un lundi de pluie) citer avec suffisance : "Tous les hommes sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres" en disant que c'est de Coluche.

mercredi 18 juillet 2007

Travel is dangerous for birds and men


"Un philosophe ishrâqî n'oublie jamais que sa philosophie est fait pour le conduire ailleurs."

Henry Corbin, préface au Vade-mecum des Fidèles d'Amour.L'archange empourpré: Quinze traités et récits mystiques

Ustad Shujaat Khan

Il a la voix veloutée d'un de crooner alors que je n'aime pas les crooner. Il a aussi la nonchalance languide d'un Caribéen alors que je déteste la plupart de la musique des Caraïbes, d'Amérique du sud et même d'Afrique noire. Mais en fait pour tout cela je fonds des pieds à la tête en l'écoutant. Dans Jis She pe nazar, il est envoutant.

lundi 16 juillet 2007

"Cette ophtalmie qui s'appelle la bigoterie"

Ce que j'adore chez Sohrawardî, c'est qu'il ne s'embarrasse pas de fausse modestie, ni de précaution de langage et appelle un con un con :

"Tout le monde reconnaît que les hommes diffèrent entre eux par la rapidité de la pensée. Il y en a qui ne tireraient aucun profit de la méditation prolongée ; ils ne comprennent rien, étant complètement stupides. Il en est d'autres qui, par la rapidité de leur conception, déduisent une foule de choses de certaines questions, sans l'aide d'aucun maître humain." (allez savoir à qui il pense, là...) "On peut donc admettre qu'il y en ait qui possèdent une promptitude de conception d'une telle force, qu'ils atteignent en un temps très bref un grand nombre de connaissances."

Non seulement il est drôle, sacque sèchement quand il a affaire aux crétins mais en plus, il ne se fait aucune illusion sur lui-même : il est flamboyant et il le sait.




Toujours dans la série "je ne mâche pas mes mots", les circonstances qui poussèrent à la rédaction du Bruissement des ailes de Gabriel, racontées dans le Prologue :

"Il y a deux ou trois jours, dans un groupe de gens dont la perception visuelle aussi bien que la vision intérieure étaient obscurcie par cette ophtalmie qui s'appelle la bigoterie, quelqu'un, très mal informé concernant les anciens shaykhs, tenait des propos insensés, vitupérant la dignité éminente des maîtres et imâms de la voie mystique. A cette occasion, ce personnage, pour aggraver encore son attitude négative, se mit à tourner en dérision les termes techniques dont usent les maîtres spirituels d'époque récente. Il poussa l'entêtement jusqu'à prétendre raconter une anecdote concernant Maître Abû 'Alî Fârmadhî - que Dieu l'ait en sa miséricorde. On avait demandé au maître : "Comment se fait-il que les vêtus-de-bleu désignent certains sons comme étant le "bruissement des ailes de Gabriel" ? Le maître de répondre : "Sache que la plupart des choses dont tes sens sont les témoins, sont toutes autant de "bruissement des ailes de Gabriel." Et il ajouta à l'adresse du questionneur : "Toi-même, tu es l'un desbruissements des ailes de Gabriel." Notre prétentieux négateur s'acharnait vainement, en demandant : "Quel sens peut-on supposer à de pareils propos, sinon que ce sont des radotages parés d'un faux brillant ?"

Le vêtement bleu des soufis était souvent à manches courtes, d'où la cocasserie involontaire de la métaphore qui suit sur "la manche de sa patience" et qui montre bien que "Dieu aveugle et égare qui il veut certes, mais faut pas pousser le Shaykh dans les orties...

"Sa témérité en étant arrivée à ce point, je m'apprêtai, par amour pour la vérité, à faire face à sa fureur avec autant de véhémence. Je rejetais d'un mouvement d'épaule le pan de la considération ; je retroussai la manche de la patience et me posais sur la pointe du genou de la sagacité. Pour le provoquer, je le traitai d'homme stupide et vulgaire. "Attention ! lui dis-je. Avec une ferme décision et un jugement pertinent sur la chose, je vais t'expliquer ce que c'est le bruissement des ailes de Gabriel. Si tu es digne du nom d'homme, si tu as l'ingéniosité d'un homme, tâche de comprendre. C'est pourquoi j'ai donné comme titre à ces pages : Le Bruissement des ailes de Gabriel..."

... Ou la sagesse à coups de marteau sur le crâne des crétins... En tout cas s'il n'a pas exagéré ou maquillé la date de l'altercation, avoir rédigé ce traité en 2, 3 jours (ou nuits) témoigne d'une assez remarquable capacité de rédaction, ce qui, vu son énorme bibliographie (plus de 50 ouvrages, pas seulement sur la mystique et la philosophie mais aussi sur la logique et la physique) et l'âge auquel il fut exécuté, n'est forcément pas invraisemblable.

Shihâb od-Dîn Yahyâ Sohrawardî, "Le Bruissement des ailes de Gabriel", in L'archange empourpré: Quinze traités et récits mystiques, trad. Henry Corbin.

vendredi 13 juillet 2007

No, no es cierto que solo Dios basta


Sur la méfiance de l'église catholique envers l'angélologie et le combat de l'avicennisme latin, qui de façon inattendue, trouve un renfort avec la révolution copernicienne, objection majeure de Corbin : le Ciel d'Occident en devient, du coup, mortellement emmerdant et dépeuplé :

"Déjà en son monumental ouvrage, Pierre Duhem avait montré que la révolution astronomique qu'entraînait l'adoption de la théorie de Copernic, présupposait une révolution théologique. Or ce qui tourmentait la théologie officielle, les critiques et les sarcasmes du théologien Guillaume d'Auvergne nous montreront que c'était essentiellement toute la théorie des Intelligences et son aboutissement : la doctrine de l'Intelligence agente illuminatrice des âmes humaines, - bref toute l'angélologie. La théologie allait combattre tout émanatisme, revendiquer l'acte créateur comme une prérogative de Dieu seul, mettre fin au soliloque de l'âme humaine avec l'Ange Intelligence agente. Seulement, toute la cosmologie était solidaire de l'angélologie. Rejeter celle-ci, c'était ébranler les bases de celle-là. Or, c'est précisément ce qui servait au mieux les intérêts de la révolution copernicienne. L'on assiste donc à une alliance de la théologie chrétienne et de la science positive en vue d'anéantir les prérogatives de l'Ange et du monde de l'Ange dans la démiurgie du cosmos. Après cela, le monde angélique ne sera plus nécessaire de nécessité métaphysique ; ce sera comme un luxe dans la Création, d'une existence plus ou moins probable. Sans doute l'on aura vengé les droits du monothéisme rigoureux, mais en même temps aussi l'on aura créé une nouvelle situation de l'homme dans le cosmos, laquelle aura des conséquences déplorables pour l'un des alliés. Les Cieux auront été laïcisés, dépeuplés de leurs présences angéliques. La Terre devenue une planète comme les autres, se sera plus sous les Cieux mais en plein Ciel. Dès lors, qui s'intéresserait à l'"orientation" dont Hayy ibn Yaqzân, par exemple, dispense l'enseignement ? Pourtant l'Orient vers lequel il s'oriente, l'homme n'a cessé de le chercher plus ou moins obscurément."

Voilà, un Ciel uni, plus de froufrous et de lumières d'anges, et surtout plus de rapports personnels, exclusives, presque jaloux, entre une âme humain et son double céleste, lesquels étaient naturellement, de par la diversité des âmes, multiples, voire inégaux, là non il s'agit finalement d'un amour parental, strict, égalitaire, comme on découpe un gâteau en parts rigoureusement identiques, pas de "préférences". C'est plus juste, plus réconfortant pour les fervents de l'égalitarisme, plus puéril aussi, et ça manque d'un certain sel pour les mystiques et les âmes gnostiques :

"La théologie exotérique peut mettre en lumière la relation commune des hommes avec leur Père commun, ou leur service commun envers le Roi tout-puissant. Il s'agit toujours là d'une relation commune à tous, partagée entre tous, situant chacun à équidistance du centre, pour ainsi dire. Mais l'expérience de l'âme mystique ne se satisfait que d'un "seul à seul" avec l'Aimé, car l'amant ne peut partager son aimé ; elle implique ce que l'on a voulu dire ici par individuation, - une individuation dont l'aspect est, certes, tout autre que celui qui en philosophie est traité au chapitre de l'individuation des Formes par la matière."

Ce Ciel d'un monothéisme ennuyeux à force d'être strict (comme disait Cavanna dans Les Ecritures : "C'est grandiose. Mais un peu sec.") me rappelle une réflexion que j'avais laissé échapper un jour où parlant avec un ami, j'avais fait une allusion aux sept âmes de Sejestanî. Devant son étonnement, j'avais expliqué cette pluralité des âmes, allant de trois à sept, tant pour les Grecs que pour nombre de musulmans et même Thomas d'Aquin, en ajoutant machinalement : "Oui en Occident on a qu'une âme maintenant, on se fait chier." C'est un peu pareil pour le Ciel nettoyé de ses Anges, et comme conclut Henry Corbin, citant Eugenio d'Ors : "No, no es cierto que solo Dios basta" (Non, il n'est pas certain que Dieu seul suffise).

Avicenne et le récit visionnaire Henry Corbin ; chap. II : Avicennisme et angélologie : avicennisme latin et avicennisme iranien.

Ce qui m'énerve

Les gens qui disent d'un problème qu'il est "solutionné" au lieu de résolu. Imbéciles.

jeudi 12 juillet 2007

Pédagogie angélique et individuation : Talem eum vidi qualem capere potuit


Résumé très clair et lumineux même, de Corbin, sur les différentes positions, notamment celle d'Abû-l-Barakât en plus de celle d'Ibn Sîna, qui éclaire davantage l'opinion de Sohrawardî, sur l'union ou la relation de l'Âme céleste et son pendant terrestre. C'est que le Sheykh al-Ishraq a un style d'une concision qui frôle l'elliptique, le cher garçon, obligeant à se reporter à ses commentateurs (Ghiyat ad Dîn Shirazî et Mollah Sadra) mais qui eux-mêmes y ajoutent leur grain de sel. En fait on ne comprend bien Sohrawardî que lorsqu'on a saisi Ibn Sîna, c'est-à-dire d'où Sohrawardî reprend la route et d'où il s'éloigne du point de départ.

Sur la question de l'individuation de l'âme et de celle de la dyade Âme céleste/âme humaine, en gros les âmes humaines sont-elles toutes et procèdent-elles toutes de la X° Intelligence en ayant le même type de dyade avec elle ou y a -t-il pour chacune un couple différent ?

"Ici l'individu est un individu parmi d'autres de même espèce ; il est subordonné à l'espèce ; peut-être lui arrivera-t-il d'être l'individu dominant l'espèce, mais comment parviendrait-il à l'état de l'être individuel qui est à lui-même son espèce, qui réalise la plénitude de son propre archétype ? Ce serait là atteindre à la condition angélique, au minimum celle des Animae coelestes. Or, précisément n'est-il pas répété que la condition de l'Anima humana est analogue à la leur, et que sa voie vers la perfection est de se comporter à leur exemple ? Mais comment sera-t-il possible que sa relation avec l'Intelligence agente exemplifie au plan de l'"ange terrestre" le rapport individué de chaque Âme céleste avec l'Ange spirituel ou Chérubin dont elle émane ? Ce dernier rapport est le rapport d'un seul avec un seul, constituant une dyade parfaite. Cette dyade peut être exmplifiée à l'infini, à condition que ce rapport soit maintenu. Mais comment l'analogie de rapport serait-elle sauvegardée, si le terme qui doit correspondre à l'Anima coeslestis vaut non pas pour une Âme unique mais pour une multitude ?"

(...) Cependant, pas plus que la question ne s'origine à des données théoriques, de telles considérations ne suffiraient à rendre compte du fait expérimentalement vécu qui est la vision et la rencontre du seul à seul. Si ce seul à seul relevait de la norme générale de l'individuation pour les individus d'une même espèce, la faveur de cette rencontre appartiendrait de plein droit à quelqu'un. Sinon, l'état d'esseulement où se produit le seul à seul, postule une autre norme d'individuation que celle qui attribue à la Matière l'individuation des formes.

Selon cette norme, lorsqu'un réceptacle corporel y est devenu apte sous l'action des Sphères célestes, l'Ange Dator formarum y infuse une âme pensante qui devient alors numériquement différente des autres. En bref l'âme humaine ne reçoit son individualité que par le fait de son union avec le corps, et cette individuation est le "service" que le corps rend à l'âme."

Ici on est loin de la tragédie d'une chute dans la corporalité vécue par tant de gnostiques et de mystiques pour qui l'individuation est déchéance, expulsion de l'unité. Le corps sert l'âme en lui donnant son individualité, mon "âme est telle que mon corps l'a fait", joli. Mais évidemment les choses n'en restent pas là (ç'eût été trop facile..) :

"Seulement, la perspective avicennienne elle-même conduit à poser la question relative à la sauvegarde de l'individualité de l'âme après la mort. Qu'en raison de son épistémologie elle ménage une réponse favorable, soit ; mais, précisément, il devient alors urgent de ne point laisser peser d'équivoque sur le sens de l'individualité appelée à subsister post mortem. Or, dans la perspective même de l'avicennisme, le sort futur des âmes comme substances séparées dépend du degré d'illumination qu'elles auront atteint sur terre, de la plus ou moins grande aptitude qu'elles auront acquise à se tourner avec plus de spontanéité, de perfection et de constance vers l'Ange Intelligence illuminatrice. Car il y a aussi les âmes des non-gnostiques qui n'ont aucun souci du monde des Intelligences archangéliques, n'en ont qu'une vague connaissance par ouï-dire, et ne se tournent jamais spontanément et toujours avec une extrême difficulté vers l'illumination de l'Intelligence."

Sinon, amusant, l'état mystique c'est comme le démon de Midi, ça survient volontiers à la quarantaine (il y en a de plus précoces) :

"En revanche, chez les gnostiques, c'est principalement à partir de l'âge de quarante ans, l'activité propre du corps commençant alors à diminuer, que peut commencer un état spirituel auquel le changement résultant de la mort ne causera ni privation ni dommage. Progressant dans cette perspective où se précisent les conditions et le sens de la personne individuelle et de la surexistence personnelle, il semble que l'on s'éloigne de plus en plus des conditions qui faisaient que l'âme fût redevable de son individualité à son union avec un corps matériel."

Quant à la question des murshids ou "maîtres, guides", elle semble renfermer autant de cas divers parlant en faveur d'une différenciation des âmes et de leurs espèces : "Aussi bien, certaines âmes n'apprennent-elles rien que de maîtres humains ; d'autres ont eu des guides humains et supra-humains ; d'autres ont tout appris de guides invisibles, connus d'elles-seules" (ce que les chiites appellent les owaysî). On peut aussi imaginer, qu'à l'image du corps réceptable de l'âme qui permet aussi son individuation, l'âme humaine réceptacle de la vision de l'âme céleste individualise et différence cette vision, selon son aspiration intime ? son espèce ? Référence heureuse aux Actes de Pierre, talem eum vidi qualem capere potuit (je l'ai vu tel que j'étais en mesure de le saisir), dans le récit de la Transfiguration quand toute une assemblée voit différemment la même apparition : "L'on demande à chacune ce qu'elle a vu : les unes ont vu un enfant, d'autres ont vu un adolescent, d'autres un vieillard... Chacune peut dire à son tour : Talem eum vidi qualem capere potuit."


Avicenne et le récit visionnaire, édition bilingue, Henry Corbin ; chap. II : Avicennisme et angélologie : Pédagogie angélique et individuation, chap.

mercredi 11 juillet 2007

Avicenne et le récit visionnaire


Ibn Hazm disait que derrière la prétendue objectivité des "rationnalistes" se cachait en vérité beaucoup de motifs psychologiques, subjectifs, circonstantiels inavoués. Ibn Sîna, lui, par sa philisophie illuministe, résoud la question, en quelque sorte : c'est par la raison et ses chemins détournée qu'il est mené à son moi profond :

"Or, dans le cas de l'avicennisme comme dans le cas de tout autre système du monde, c'est le mode de présence assumé par le mode de philosophie qu'il professe, qui apparaît en fin de compte comme l'authentique élément situatif de ce système considéré en lui-même. Ce mode de présence se dissimule le plus souvent sous la trame des démonstrations didactiques et des développements impersonnels. C'est lui pourtant qu'il s'agit de déceler, car il décide sinon toujours de l'authenticité matérielle des motifs incorporés dans l'oeuvre du philosophe, du moins de l'authenticité personnelle de ses motivations ; ces dernières rendent raison finalement des "motifs" que le philosophe assuma ou rejeta, comprit ou manqua, porta à leur maximum de sens ou au contraire dégrada en insignifiances. Mais il n'est pas de son effort que les constructions rationelles dans lesquelles se projeta sa pensée lui révèlent finalement leur lien avec le fond le plus intime de lui-même, et qu'alors paraissent les motivations secrètes dont il n'avait pas cosncience lorsqu'il projetait son système. Cette transparition marque une rupture de niveau dans le cours de la vie intérieure et des méditations. Les doctrines scientifiquement élaborées se dénoncent comme une mise en scène de l'aventure la plus personnelle. Les hautes constructions de la pensée consciente s'estompent aux lueurs non pas d'un crépuscule mais plutôt d'une aurore, d'où surgissent les figures depuis longtemps pressenties et aimées."

"Chacun de nous porte en lui-même l'Image de son propre monde, son Imago mundi, et la projette dans un univers plus ou moins cohérent, qui devient la scène où se joue son destin. Il peut n'en avoir pas conscience, et dans cette msure il éprouvera comme imposé à lui-même et aux autres, ce monde qu'en fait lui-même ou les autres s'imposent à eux-mêmes. C'est aussi bien la situation qui se maintient tant que les systèmes philosophiques se donnent comme "objectivement" établis. Elle cesse proportionnellement à la prise de conscience qui permet à l'âme de franchir triomphalement les cercles qui la retenaient prisonnière."

"A la promptitude philosophique à concevoir l'universel, les essences intelligibles, fait pendant désormais l'aptitude imaginative à se représenter des figures concrètes, à rencontrer des "personnes". La rupture de niveau une fois consommée, l'âme révèle toutes les présences qui l'habitaient depuis toujours, sans qu'elle en ait eu jusque-là conscience. Elle révèle son secret ; elle se contemple et se raconte comme à la recherche des siens, comme pressentant une famille d'êtres de lumière qui l'attirent vers un climat au-delà de tous les climats connus. Ainsi se lève à son horizon un Orient que sa philosphie anticipait sans le savoir encore. La figure de "l'Intelligence agente" qui domine toute cette philosophie révèle sa proximité, sa sollicitude. L'Ange s'individue sous les traits d'une personne précise, dont l'annonciation correspond au degré d'expérience de l'âme à laquelle il s'annonce : c'est par l'intégration de toutes ses puissances que l'âme s'ouvre à la transconscience, et anticipe sa propre totalité."

Sur "l'orientaliste" (ce gnostique ishraqî par excellence !), cette note très juste :

"Je crois que l'on pourrait à grand traits dire ceci : le philosophe oriental professant la philosophie traditionnelle vit dans le cosmos avicennien ou dans le cosmos sohravardien, par exemple. Pour l'orientaliste, c'est plutôt ce cosmos qui vit en lui. Cette inversion du sens de l'intériorité exprime du même coup ce qui du point de vue de la personnalité consciente, s'appelle intégration. Mais intégrer un monde, le faire sien, implique aussi que l'on en est soi-même sorti pour le faire rentrer en soi-même."

in "Avicennisme et situation philosophique", I.

Henry Corbin dit à juste titre que la Gnose est en soi une "religion" transversale, ou passant par dessus toutes les religions établis. J'ajouterai qu'en lisant son beau commentaire sur Avicenne, me frappe le fait que l'état de gnostique, cette nostalgie originelle, n'a jamais été choisi par tous les grands "salîk" ou pèlerins intérieurs. On ne devient pas gnostique, on naît ainsi, et il est frappant en lisant tous les écrits de toutes les époques, de retrouver les mêmes symptômes, souvent éprouvés dès l'enfance, particulièrement cet état "d'étrangeté" que l'on trouve sous presque toutes les plumes (ou calames) de cette estimable confrérie :

"Sous cet appesantissement s'angoisse une existence étrangère, et le sentiment d'être un Etranger est bien le sentiment dominateur chez tout gnostique, celui qui donne à sa conscience sa puissance d'exaltation."

"C'est en s'éveillant au sentiment d'être une Etrangère, que l'âme du gnostique découvre elle est, et pressent à la fois d' elle vient et elle retourne. Comme le dit Sohravardî en son "Epître des Tours (risâlat al-Abrâj) : l'idée du Retour implique une présence antérieure, une préexistence en la patrie d'origine, car "malheur à toi ! si par patrie tu entends Damas, Baghdâd ou autres cités de ce monde."

"Au moment où l'âme se découvre comme étrangère et solitaire dans un monde qui lui avait été familier, se profile à son horizon une figure personnelle, s'annonçant personnellement à elle, parce qu'elle symbolise avec son fond le plus intime. Autrement dit, l'âme se découvre comme étant la partie terreste d'un autre être avec lequel elle forme une totalité de structure duelle. Les deux éléments de cette dualitude peuvent être désignés comme le Soi et le Moi, ou comme le Moi céleste transcendant et le Moi terrestre, ou sous d'autres noms encore. C'est à ce Moi transcendant que l'âme s'origine dans le passé de la métahistoire ; il lui était devenu étranger, tandis qu'elle sommeillait dans le monde de la conscience commune ; mais il cesse de lui être étranger au moment-même où c'est elle qui se sent étrangère dans ce monde. C'est pourquoi il lui faut de ce Moi une expression absolument individuelle, qui ne pourrait passer dans la symbolique commune (ou dans l'allégorie) sans que la différenciation individuelle péniblement conquise soit refoulée, nivellée et abolie par la conscience commune."

"Le Soi n'est ni une métaphore ni un idéogramme. Il est "en personne" la contrepartie céleste d'un couple ou d'une syzygie constituée d'un ange déchu ou ordonné au gouvernement d'un corps, et d'un ange resté dans le Ciel."

"Les mystiques pèlerins terrestres du Récit de l'Oiseau et du Récit sohravardien de l'Exil, ne feront pour leur part que céder à la même nostalgie que les Âmes motrices des Sphères célestes. Leur exil, la misère de leur condition terrestre, s'origine non pas au "péché" originel d'une humanité fautive, se sentant coupable et responsable devant un juge, mais à un drame, à une déchéance de l'être, bien antérieure à l'apparition de l'homme terrestre. A ce drame, celui-ci participe parce qu'il est de même race céleste que les dramatis personae originelles."

in "La crypte cosmique : L'Etranger et le guide ; chap. I.

"L'Orient, il n'est pas possible de l'attteindre avant l'échéance d'un certain délai, qui seule rendra possible l'exode de l'Etranger vers sa patrie de lumière."

in "Le cycle des Récits ou le voyage vers l'Orient" ; chap. I.

Avicenne et le récit visionnaire, Henry Corbin, éd. Verdier.

mardi 10 juillet 2007

La maison Platon n'a pas de succursale



"J'ai vu aujourd'hui à un coin de rue du vieux Nîmes cette annonce singulière en gros caractères : La maison Platon n'a pas de succursale. Elle a bien raison, la maison Platon, qu'elle reste où elle est, elle n'a pas une succursale en notre amour qui n'est point, qui ne peut pas, qui ne pourra jamais être platonique, mais il faut que nous nous aimions autant hors de la chair que dans la chair."
Apollinaire à Lou, le 17 janvier 1915.

"Et les chevaux de frise écumaient sous la pluie.
Ô glauque jour où va le régiment de sites.
Ô tranchées, soeurs profondes des murailles."

Le Poète assassiné, "Cas du brigadier masqué".

lundi 9 juillet 2007

Nuisibles



La Préfecture de Paris pousse une gueulante contre les "incivilités" des 4 roues et notamment "l’engagement des automobilistes dans des intersections alors qu’ils n’ont manifestement pas la possibilité de progresser sur la chaussée en est l’un des exemples les plus caractéristiques. Se retrouvant ainsi au milieu du carrefour, "ils bloquent entièrement la circulation et créent des dangers supplémentaires pour les piétons et les deux roues". "

Ouais, et les grands champions en la matière sont les bus, particulièrement les double-bus qui adorent s'étirer comme de monstrueuses chenilles sur tout un carrefour, histoire de gagner 20 cm et qui pour le coup arrivent à bloquer piétons et automobilistes. Mais je suppose que si on se met à verbaliser les conducteurs des Bus de Paris on va avoir droit à la méga-grève géante indignée...

Je hais les bus parisiens, ils sont aussi acharnés à forcer le passage des piétons et à brûler les feux que les cyclistes, c'est dire.

vendredi 6 juillet 2007

La voix d'Ispahan


"Sont-ce des mendiants qui se plaignent, qui gémissent avec tant d'ardeur ? Le roi qui les écoute, murmure :
"C'est la voix d'Ispahan qui arrive jusqu'à moi, issue d'une nuit noire comme le sang des pavots."


Et tandis qu'il y songe, c'est l'odeur des jasmins que j'imagine.
Minuit ! un pauvre pâtre crie dans un désert glacé : c'est l'Asie nocturne d'où le mal s'étend sur le monde.
Des éléphants barrissent. Une heure du matin ! C'est l'Inde !
Puis le Tibet. On entend sonner les cloches sacerdotales.
Trois heures : le bruit des milliers de barques s'entrechoquant avec douceur sur les bords du fleuve à Saïgon.
Doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c'est Pékin, les gongs et les tambours des rondes, les chiens innombrables qui glapissent ou aboient mêlant leurs voix au lugubre bruit des rondes. Un chant de coq éclate, annonçant l'aube qui, livide, abandonne déjà la blanche Corée.
Les doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant s'élever, simultanément en quelque sorte, toutes les rumeurs de ce monde dont nous venions, immobiles, de faire le tour auriculaire."


Guillaume Apollinaire, Le Roi-Lune.

jeudi 5 juillet 2007

Il mit l'éternité en miette


J'adore Apollinaire et en relisant Le Poète assassiné, je me remémore à quel point il peut être drôle.

"Lili de Mercoeur, un grand nom, paraît-il (pas le sien naturellement), et puis assez vilain pour une femme chic, ça s'écrit Mercoeur : "Il faut prononcer Mercure", disait-elle la bouche en cul de poule. Et vous savez, elle a fini par là, on l'a remplie de mercure* comme un thermomètre. Elle me demandait le matin : "Quel temps fera-t-il aujourd'hui ?". Mais je lui répondais : "Vous devez le savoir mieux que moi..."

* Evidemment, pour savourer le sel (de mercure) il faut se souvenir de ce que l'on soignait au mercure ; relire notamment Casanova, et Saint-Simon, persifflant sur Vendôme Sans-Nez...


"Et Mme Dehan se mit à sangloter comme un pot-au-feu qui déborde. Macarée versa des larmes aussi abondantes que celles d'une baleine qui souffle. Mais que dire de Melle Baba ? Les lèvres bleues de myrtilles, elle pleura tant et tant que, de la gorge, les sanglots se propagèrent jusqu'à son pucelage qui manqua s'étrangler."


"A la porte, il s'arrêta devant Mia qui causait avec un voyageur portant une valise.
"Je suis Hollandais, disait cet homme, mais j'habite la Provence et je voudrais louer une chambre pour quelques jours ; je viens faire des observations mathématiques."

A ce moment le baron des Ygrées envoya de la main gauche un baiser à Mia, tandis que, tenant un revolver de la main droite, il se faisait sauter la cervelle et s'abattait dans la poussière.
"Nous ne louons qu'une seule chambre, dit Mia. Mais la voilà libre."


Et puis de purs éclats :

"Il suivit un couloir où il faisait si sombre et si froid qu'il eut l'impression de mourir et de toute sa volonté, serrant les dents et les poings, il mit l'éternité en miette. Puis soudain il eut de nouveau la notion du temps dont les secondes martelées par une horloge qu'il entendit alors tombaient comme des morceaux de verre et la vie le reprit tandis que de nouveau le temps passait."

Guillaume Apollinaire, Le Poète assassiné.

mardi 3 juillet 2007

Après Florénséhusein,"Romain-quat'mois"

Je lui ai tellement cassé les couilles cet aprem et les tympans aussi en lui hurlant mon ire (oui même par msn on peut hurler son ire) avec la fureur qui fumait par tous les naseaux et un apoplectique mépris écoeuré par ce petit trou du cul geignard qui joue les Guy Mocquet du Sarkozysme en chougnant ensuite que c'est pas juste si les révolutionnaires de cette trempe atterrissent au gnouf, que bon il s'est fendu d'un post pour morigéner son canard préféré, ce qui est méritant de sa part, mais pas autant que d'avoir secoué sa flemme.

Dans la vie on prend toujours le mauvais chemin au bon moment. Dany Laferrière.